PLAN DU COURS
- Petite histoire du théâtre
- Mouvements littéraires
3. L’art d’analyser un texte théâtral
4. La question de la mise en scène
7. Œuvre cursive : Mouawad, Incendies
11. Méthodologie: le corpus/ L’écriture d’invention/Dissertation
12. Questions oral Théâtre (Entretien)
- Annexes
LECTURES ANALYTIQUES
L’auteur :
Racine est né le 22 décembre 1639 à La Ferté-Milon (en Picardie). Issu d’une famille modeste, très tôt orphelin, Racine est recueilli par sa grand-mère. C’est elle qui le fait admettre au couvent janséniste de Port-Royal, où il apprend le grec et le latin et découvre les grands poètes tragiques de l’Antiquité (Sophocle, Euripide et Eschyle). À partir de 1658, Racine fréquente les milieux littéraires et mondains (il rencontre La Fontaine vers 1660, Molière en 1663 et Nicolas Boileau) et devient dramaturge : après La Thébaïde (représentée en 1664 par la troupe de Molière) et Alexandre le Grand à la fin de l’année suivante, il connaît son premier grand succès avec Andromaque en 1667. Les années suivantes, les succès s’enchaînent avec Bérénice en 1670, Bajazet en 1672, Mithridate en 1673 et Iphigénie en 1674. Il est reçu à l’Académie française en 1673. En 1677, alors qu’il n’a que 37 ans, Racine rompt avec le monde théâtral et devient, avec Boileau, historiographe du roi Louis XIV. Après plus de dix ans d’absence, et sur la demande de Madame de Maintenon, il revient au théâtre avec deux tragédies bibliques : Esther en 1689 et Athalie en 1691. Racine meurt à Paris le 21 avril 1699
L’œuvre : Britannicus est une tragédie en cinq actes et en vers (1 768 alexandrins) de Jean Racine, représentée pour la première fois le 13 décembre 1669 à l’Hôtel de Bourgogne. L’épître dédicatoire est adressée au duc de Chevreuse. Britannicus est la deuxième grande tragédie de Racine. Pour la première fois, l’auteur prend son sujet dans l’histoire romaine. L’empereur Claude a eu un fils, Britannicus, avant d’épouser Agrippine et d’adopter Néron, fils qu’Agrippine a eu d’un précédent mariage. Néron a succédé à Claude. Il gouverne l’Empire avec sagesse au moment où débute la tragédie. Racine raconte l’instant précis où la vraie nature de Néron se révèle : sa passion subite pour Junie, fiancée de Britannicus, le pousse à se libérer de la domination d’Agrippine et à assassiner son frère adoptif.
Agrippine est une mère possessive qui ne supporte pas de perdre le contrôle de son fils et de l’Empire. Quant à Britannicus, il donne son nom à la pièce mais son personnage paraît un peu en retrait par rapport à ces deux figures.
Faire agir les ressorts de la tragédie grecque que sont la terreur et la pitié devant la violence des affrontements politico-passionnels, l’émergence de la monstruosité du personnage principal, et l’inéluctabilité du sort funeste des autres personnages. Racine restait ainsi fidèle à l’esprit de la tragédie grecque et fidèle aussi à sa propre conception de la tragédie : les personnages sont saisis dans une crise proche de son dénouement, car les passions, poussées à leur paroxysme, exigent une solution rapide ; ainsi est créée une tension dramatique extrême qui fait de la tragédie un jour fatal ; ainsi est représenté, conformément au modèle aristotélicien, le moment crucial, l’instant critique, où le héros oscille entre le bien et le mal.(Source France Inter)
Toute la tension dramatique de Britannicus nait de la rencontre entre trois conflits qui structurent la pièce et en s’additionnant, créent tout le tragique de la situation :
- Le premier, concerne l’histoire politique, l’avènement de Néron au sommet de Rome et sa transformation en progressive en tyran ;
- Le second, c’est la nature des sentiments des personnages qui vont avoir un impact politique réel : c’est en tombant amoureux de Junie qu’il va faire le premier pas vers la tyrannie,
- Le troisième, celui qui nous est donné à entendre dès le début de la pièce, à savoir les relations entre Agripine et Néron.
Liste des personnages de Britannicus :
- Néron, empereur, fils d’Agrippine.
- Britannicus, fils de l’empereur Claudius (Claude).
- Agrippine, Veuve de Domitius Ænobarbus, mère de Néron, et, en secondes noces, veuve de l’empereur Claudius
- Junie, amante de Britannicus.
- Burrhus, gouvernant de Néron.
- Narcisse, gouvernant de Britannicus.
- Albine, confidente d’Agrippine.
- Gardes.
Néron est l’homme de l’alternative ; deux voies s’ouvrent devant lui : se faire aimer ou se faire craindre (1), le Bien ou le Mal. On voit que la journée tragique est ici véritablement active : elle va séparer le Bien du Mal, l’ombre va se distinguer de la lumière ; comme un colorant tout d’un coup empourpre ou assombrit la substance-témoin qu’il touche, dans Néron, le Mal va se fixer. Et plus encore que sa direction, c’est ce virement même qui est ici important : Néron se fait, Britannicus est une naissance. Sans doute c’est la naissance d’un monstre; mais ce monstre va vivre et c’est peut-être pour vivre qu’il se fait monstre. […]
Roland Barthes, extrait de : Sur Racine aux éditions du Seuil, 1963. (1) Las de se faire aimer, il veut se faire craindre…
Extrait de la Préface de Racine :
« Pour commencer par Néron, il faut se souvenir qu’il est ici dans les premières années de son règne, qui ont été heureuses, comme l’on sait. Ainsi il ne m’a pas été permis de le représenter aussi méchant qu’il a été depuis. Je ne le représente pas non plus comme un homme vertueux ; car il ne l’a jamais été. Il n’a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs ; mais il a en lui les semences de tous ces crimes. Il commence à vouloir secouer le joug. Il les hait les uns et les autres, et il leur cache sa haine sous de fausses caresses : factus natura velare odium fallacibus blanditiis. En un mot, c’est ici un monstre naissant, mais qui n’ose encore se déclarer, et qui cherche des couleurs à ses méchantes actions »
(…). J’ai choisi Burrhus pour opposer un honnête homme à cette peste de cour (Narcisse) ; et je l’ai choisi plutôt que Sénèque. En voici la raison. Ils étaient tous deux gouverneurs de la jeunesse de Néron, l’un pour les armes, l’autre pour les lettres ; et ils étaient fameux, Burrhus pour son expérience dans les armes et pour la sévérité de ses moeurs, militaribus curis et severitate morum ; Sénèque pour son éloquence et le tour agréable de son esprit, Seneca praeceptis eloquentiae et comitate honesta. Burrhus, après sa mort, fut extrêmement regretté à cause de sa vertu
Situation : Dans l’acte IV, Néron avait confié à Burrhus que sa modération n’était qu’une ruse…
Son but réel, jusqu’alors caché est, afin qu’Agrippine ne puisse plus jamais menacer de rétablir Britannicus dans ses droits, d’éliminer ce dernier. Et il ne recherche plus la faveur du peuple. Son conseiller tente de le raisonner, de le rappeler à la vertu ; le conjure de revenir sur cette décision néfaste, car, s’il s’engage sur cette voie, il devra aller de crime en crime, soulevant tout le monde contre lui.
Mise en bouche…
[La scène se passe à Rome au Ier siècle ; Néron est empereur car il a été porté au pouvoir par sa mère Agrippine. Cette dernière s’est pourtant rapprochée de Britannicus, demi-frère de Néron et héritier légitime du trône, pour empêcher son fils de prendre trop d’indépendance. Il s’adresse ici à son confident Burrhus.]
NÉRON
Elle1 se hâte trop, Burrhus, de triompher : (1313)
J’embrasse mon rival2, mais c’est pour l’étouffer.
BURRHUS
Quoi, Seigneur !
NÉRON
C’en est trop : il faut que sa ruine
Me délivre à jamais des fureurs d’ Agrippine.
Tant qu’il respirera je ne vis qu’à demi.
Elle m’a fatigué de ce nom ennemi ;
Et je ne prétends pas que sa coupable audace
Une seconde fois lui promette ma place.
BURRHUS
Elle va donc bientôt pleurer Britannicus ?
NÉRON
Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.
BURRHUS
Et qui de ce dessein vous inspire l’envie3 ?
NÉRON
Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.
BURRHUS
Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein
Ne fut jamais, Seigneur, conçu dans votre sein.
NÉRON
Burrhus !
BURRHUS
De votre bouche, ô ciel ! puis-je l’apprendre ?
Vous-même sans frémir, avez-vous pu l’entendre ?
Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ?
Néron dans tous les coeurs est-il las de régner !
Que dira-t-on de vous ? Quelle est votre pensée ?
NÉRON
Quoi ! toujours enchaîné de ma gloire passée,
J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour
Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ?
Soumis à tous leurs voeux, à mes désirs contraires,
Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?
BURRHUS
Et ne suffit-il pas, Seigneur à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
C’est à vous à choisir, vous êtes encore maître.
Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être :
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus ;
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais, si de vos flatteurs, vous suivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui, même après leur mort, auront des successeurs :
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Mais Néron est engagé sur le chemin du crime… Burrhus vient annoncer à Agrippine la mort de son fils.
: Texte acte V sc.5
Acte V, scène 5
Agrippine, Burrhus
Agrippine
Quel attentat, Burrhus !
Burrhus
Je n’y pourrai survivre, Madame : il faut quitter la cour et l’empereur.
Agrippine
Quoi ? du sang de son frère il n’a point eu d’horreur ?
Burrhus
Ce dessein s’est conduit avec plus de mystère.
A peine l’empereur a vu venir son frère,
Il se lève, il l’embrasse, on se tait, et soudain
César1 prend le premier une coupe à la main :
« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
« Ma main de cette coupe épanche les prémices2,
Dit-il ; « dieux, que j’appelle à cette effusion3,
« Venez favoriser notre réunion. »
Par les mêmes serments Britannicus se lie.
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie,
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords…
Le fer ne produit point de si puissants efforts4,
Madame : la lumière à ses yeux est ravie,
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits :
La moitié s’épouvante et sort avec des cris,
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché ;
D’aucun étonnement il ne paraît touché :
« Ce mal5, dont vous craignez, dit-il, la violence
« A souvent, sans péril, attaqué son enfance. »
Narcisse veut en vain affecter6 quelque ennui7,
Et sa perfide joie éclate malgré lui.
Pour moi, dût l’empereur punir ma hardiesse,
D’une odieuse cour j’ai traversé la presse8,
Et j’allais, accablé de cet assassinat,
Pleurer Britannicus, César et tout l’Etat.
Agrippine
Le voici. Vous verrez si c’est moi qui l’inspire9.
(Racine, Théâtre Complet, Édition de Jacques Morel et Alain Viala, Paris, 2010)
HYPOTYPOSE
Figure de style consistant à décrire une scène de manière si frappante, qu’on croit la vivre.
Théâtre et représentation: mise en scène Martinelli
Comment l’acteur rencontre-t-il son personage et se l’approprie-t-il ?
- Agrippine https://www.youtube.com/watch?v=U2_lP4Vll0w
- Burrhus et Narcisse ; https://www.youtube.com/watch?v=cr775gOfW0c
- Britannicus (Personnage) https://www.youtube.com/watch?v=ia5UcPIR4vM
- Néron https://www.youtube.com/watch?v=tC5JNklk4mE Pour voir la pièce en entier
Britannicus pièce 1969 http://www.inamediapro.com/notice/notice/key/3246079234/id/n:CPF86617789
Ubu Roi trouve son origine dans les jeux d’une classe de lycéens moqueurs au regard satirique . Initialement intitulée Les Polonais , elle sera recomposée par Jarry qui lui donnera probablement son titre actuel. Elle est jouée pour la 1° fois en 1896, au théâtre…
Dés la première, elle provoque un scandale. Il est vrai que la présence dès la 1re scène des deux personnages principaux, Mère Ubu et Père Ubu, introduit le spectateur in medias res, dans une conversation qui commence par un « merdre » provocateur et se poursuit en brèves répliques au vocabulaire grossier. Le ton est donné et les décors et costumes choisis par Jarry (1873-1907) contribuent également à cette provocation.
Même si cette scène d’ouverture comporte les éléments nécessaires à la mise en place de l’intrigue et la place d’emblée dans une tragédie du pouvoir ( scène de la tentation,) elle ne ressemble à rien, dans sa forme, de ce que le public connaît déjà. Jarry avait d’ailleurs conscience de bouleverser« l’horizon d’attente » de ses contemporains. La pièce représente donc une rupture avec tout ce qui précède. Loin du théâtre de boulevard ou du théâtre naturaliste de l’époque, Ubu annonce une véritable révolution dramaturgique.
Au XIX°, « aucun courant ne peut se reconnaître dans cette œuvre inclassable ». Nous nous demanderons donc en quoi cette scène d’exposition est provocatrice. Nous nous interrogerons tout d’abord sur la dimension traditionnelle, classique de la scène d’exposition puis nous analyserons par quels procédés Jarry l’en exclut. Et en quoi il aboutit à la désacralisation du théâtre.
Autres problématiques possibles :
- Le comique au service d’une réflexion sur le pouvoir
- Le comique basé sur le langage
- Une scène burlesque
- Cette scène remplit-elle les attentes d’une scène d’exposition ?
- Quel est le caractère parodique de cette scène
- Comment la parodie est-elle introduite dès la scène d’exposition ?
PÈRE UBU, MÈRE UBU.
Père Ubu. — Merdre.
Mère Ubu. — Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.
Père Ubu. — Que ne vous assom’je, Mère Ubu !
Mère Ubu. — Ce n’est pas moi, Père Ubu, c’est un autre qu’il faudrait assassiner.
Père Ubu. — De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.
Mère Ubu. — Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?
Père Ubu. — De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez-vous de mieux ?
Mère Ubu. — Comment ! Après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers[1] armés de coupe-choux[2], quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ?
Père Ubu. — Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.
Mère Ubu. — Tu es si bête !
Père Ubu. — De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu’il meure, n’a-t-il pas des légions d’enfants ?
Mère Ubu. — Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?
Père Ubu. — Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l’heure par la casserole.
Mère Ubu. — Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?
Père Ubu. — Eh vraiment ! et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ?
Mère Ubu. — A ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues.
Père Ubu. — Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée. Mère Ubu. — Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.
Père Ubu. — Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d’un bois, il passera un mauvais quart d’heure.
Mère Ubu. — Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.
Père Ubu. — Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !
Mère Ubu (à part). — Oh ! merdre ! (Haut) Ainsi, tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.
Père Ubu. — Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.
Mère Ubu. — Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?
Père Ubu. — Eh bien, après, Mère Ubu ? (Il s’en va en claquant la porte.)
Mère Ubu (seule). — Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.
[1] « estafiers » : valets armés qui portaient le manteau et les armes de leurs maîtres.
[2] « coupe-choux » : terme familier désignant des sabres courts.
L’œuvre et ses représentations
Les œuvres théâtrales sont à la fois texte et représentation. A propos d’Ubu roi, Jarry écrit: « Je pense qu’il n’y a aucune espèce de raison d’écrire une œuvre sous forme dramatique à moins que l’on ait eu la vision d’un personnage qu’il soit plus commode de lâcher sur une scène que d’analyser dans un livre » Dans Ubu roi, l’analyse ne peut se passer de la réflexion sur les choix scénographiques auxquels la représentation de la pièce a donné lieu.
Ubu sur scène :
Au théâtre de l’Œuvre en 1896
Figure 2 Affiche de la 1° d’Ubu Roi
LA PIÈCE est créée au Théâtre de l’Œuvre en décembre 1896. Les costumes, les masques et les décors ont été réalisés avec l’aide des peintres Bonnard, Sérusier, Vuillard, Toulouse-Lautrec …. Conformément au souhait de Jarry, une toile unique servait de décor synthétique, représentant à la fois le côté cour et le côté jardin, le palais royal, l’appartement des Ubu, le champ de bataille, la caverne… Pour la musique, Lugné-Poe avait fait appel à Claude Terrasse, beau-frère de Bonnard. Les acteurs jouaient en tenue de ville, en adoptant l’accent préconisé par Jarry.
Les choix scénographiques de l’auteur furent toutefois loin d’être réalisés. Lugné-Poe avait fait appel à Firmin Gémier pour jouer le rôle d’Ubu. Supportant mal le masque, ce dernier portait un crâne en forme de poire et un faux nez qui lui donnait une voix nasillarde. Il était également affublé d’un ventre en carton et en osier. Le projet d’accrocher les comédiens à des fils comme des pantins avait été abandonné car trop complexe.
Au lieu d’un orchestre, un piano et des cymbales assuraient le fond musical. Les répétitions avaient été trop courtes et des coupes avaient dû être opérées dans le texte, etc. Le soir de la répétition générale, le 9 décembre, pour calmer les sifflets et les cris de protestation du public, Gémier dut improviser une gigue avant de s’asseoir au bord de la scène, épuisé. Le lendemain, le soir de la première, il s’était muni d’un porte-voix pour couvrir le bruit de la salle…
Ubu en images
La version imaginée pour la télévision par Jean-Christophe Averty (1965), tout en restant fidèle au texte et à la musique d’origine, utilise les possibilités offertes par les nouvelles technologies (images vidéo, animation, technique du kinescopage, permettant de faire apparaître jusqu’à cinq plans différents sur le même écran) pour renouveler l’espace théâtral et le statut de l’acteur.
Au festival d’Avignon en 2001
D’une façon plus traditionnelle mais non dénuée de trouvailles scénographiques, la mise en scène proposée par Bernard Sobel au festival d’Avignon (2001) redonne un souffle à une pièce appartenant désormais à l’institution littéraire. Souhaitant mettre en évidence la «banalité du mal », Sobel refuse de « cacher les acteurs sous les signes traditionnels d’Ubu ». Ses personnages sont tous vêtus de costumes noirs et blancs et évoluent sur une gigantesque main gantée servant de décor.
Declan Donnellan
Le metteur en scène britannique Declan Donnellan s’attelle avec brio à rendre le délire d’«Ubu roi», donnant un coup de fouet à cette pièce d’Alfred Jarry. Il traque avec lui la folie tapie sous les dehors de la civilisation.
Declan Donnellan situe la pièce dans un intérieur bourgeois intégralement blanc (une candeur qui ne fait pas long feu ; ça va saigner) et couvert d’une épaisse moquette – une scénographie parfaite de Nick Ormerod. Un petit couple s’affaire à la cuisine, patientant avant l’arrivée de leurs convives dans ce « confort qui fait bien déconner » moqué par Céline. Ils chuchotent des paroles étouffées, quasi inaudibles: un sabir de banalités et de conformisme. Leur fils (Sylvain Levitte) – un frère du petit Victor, dans la pièce de Roger Vitrac : Victor ou les enfants au pouvoir – caméra à la main filme, la « merdonité » de ce monde empaillé, qu’il abhorre. Et qu’il entend bien renverser.
Soudain, une stridence : la fameuse petite chandelle verte du Père Ubu illumine le salon. Le carcan craque. Monsieur et Madame deviennent les vociférants Père et Mère Ubu (alias Christophe Grégoire et Camille Cayol). Toute la représentation sera ainsi entrelardée de retours au réel – le dîner mondain et les amabilités
– après de longues glissades où l’imagination se lâche, en prise avec ses désirs profonds et mesquins, tapis aux tréfonds. Dans cet univers barbare, la moindre balayette devient une épée, un abat-jour une couronne, le canapé une grotte.
Malaise dans la civilisation ! « La civilisation exige souvent que ces sentiments soient ignorés, voire niés. Or, il y a un prix à payer pour la civilisation, et ce prix, parfois, c’est la folie », note Declan Donnellan. Familier de Shakespeare et de Middleton, le metteur en scène retrouve ici la folie et les sanguinolents excès de ce théâtre élisabéthain qu’il maîtrise brillamment. Le royaume du Père Ubu est un territoire des passions primaires.
Et Ubu, quel est-il ? Avec ses manières à la Falstaff, ce despote tout plein d’un « infantilisme menaçant » est entraîné au meurtre, comme Macbeth par sa femme, chez Shakespeare. Jarry (un père pour le mouvement Dada) a logé en Mère et le Père Ubu une éructation de violence primitive. Ces fourbes épaulés par un lot de « palotins » et autres « salopins » frayent leur minable ascension parmi « un tas de saltimbanques [qui], pour se rendre intéressants, simulent la folie ». Et Jarry, dans cette jungle touffue, laisse le soin aux spectateurs de « disséquer la farce de la vérité ».
Beau tour de force et d’esprit de la remarquable compagnie Cheek by Jowl, qui rend à la langue de Jarry sa superbe subversion, cette inspiration archaïque qui a fascinée le psychanalyste Jacques Lacan dans ses Écrits : ce « génie qui guida Jarry en la trouvaille de la condensation d’un simple phonème supplémentaire dans l’interjection illustre: merdre ».
A propos de Caligula -Propos de Camus dans l’édition américaine de son Théâtre (1957) :
« (…) Caligula est donc bien une pièce d’acteur et de metteur en scène. Mais bien entendu, elle s’inspire des préoccupations qui étaient les miennes à cette époque. La critique française, qui a très bien accueilli la pièce, a souvent parlé, à mon grand étonnement, de pièce philosophique. Qu’en est-il exactement ? Caligula, prince relativement aimable jusque là, s’aperçoit à la mort de Drusilla, sa sœur et sa maîtresse, que le monde tel qu’il va n’est pas satisfaisant. Dès lors, obsédé d’impossible, empoisonné de mépris et d’horreur, il tente d’exercer par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs, une liberté dont il découvrira pour finir qu’elle n’est pas la bonne. Il récuse l’amitié et l’amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l’entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l’entraîne sa passion de vivre. Mais, si sa vérité est de se révolter contre le destin, son erreur est de nier les hommes. On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. C’est pourquoi Caligula dépeuple le monde autour de lui et, fidèle à sa logique, fait ce qu’il faut pour armer contre lui ceux qui finiront par le tuer. Caligula est l’histoire d’un suicide supérieur. C’est l’histoire de la plus humaine et de la plus tragique des erreurs. Infidèle à l’homme, par fidélité à lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir compris qu’aucun être ne peut se sauver tout seul et qu’on ne peut être libre contre les autres hommes.
Il s’agit donc d’une tragédie de l’intelligence. D’où l’on a conclu tout naturellement que ce drame était intellectuel. Personnellement, je crois bien connaître les défauts de cette œuvre. Mais je cherche en vain la philosophie dans ces quatre actes. Ou, si elle existe, elle se trouve au niveau de cette affirmation du héros : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. Bien modeste idéologie, on le voit, et que j’ai l’impression de partager avec M. de La Palice et l’humanité entière. Non, mon ambition était autre. La passion de l’impossible est, pour le dramaturge, un objet d’études aussi valable que la cupidité ou l’adultère. La montrer dans sa fureur, en illustrer les ravages, en faire éclater l’échec, voilà quel était mon projet. Et c’est sur lui qu’il faut juger cette œuvre.»
Caligula (1944), Acte I, scène 8.
La scène 8 marque la véritable entrée en action de Caligula : elle est la première manifestation de l’exercice de son pouvoir. La rapidité du passage de la décision à l’exécution retrouve le rythme farcesque de l’Ubu Roi d’Alfred Jarry : le plan “génial” de Caligula n’est guère qu’une manière un peu plus abstraite d’utiliser le “crochet à nobles” ou le “voiturin à phynances” du “héros”, créé par Jarry. Il s’agit sans doute moins d’influence que de recours aux mêmes procédés, à des degrés différents, d’accélération, de schématisation, et de grossissement. Les mécanismes mis en place par Caligula, fondés sur l’arbitraire et la tyrannie, sont à peine moins spectaculaires que les scènes de guignol représentées par Ubu, et fonctionnent d’une façon semblable : “Avec ce système, disait Ubu (acte III, scène 4), j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai”. Si les raisons de Caligula ne sont pas les mêmes que celles d’Ubu, les résultats ne diffèrent pas beaucoup. Dès cette scène, qui fait apparaître, successivement – et l’ordre ici n’est certainement pas arbitraire – le thème de la condamnation et celui de la culpabilité générale, Caligula souligne lui-même les prémisses de la démonstration quasi mathématique que constitueront les actes suivants. Poussant jusqu’au bout le raisonnement implicite que, selon lui, contiennent les paroles de l’intendant, poursuivant sa terrifiante prise des mots au sérieux, il en conclut à la nullité de la vie humaine. Dès lors, plus rien n’entravera sa logique, puisque le pouvoir lui donne les moyens de l’exercer sans limites.
A Rome en 37 av JC, Caligula, jeune empereur se transforme en tyran après la mort de sa sœur Drusilla
[La scène se passe à Rome au Ier siècle. Caligula est empereur ; Caesonia est sa favorite. Caligula s’assied près de Caesonia.]
CALIGULA
Ecoute bien. Premier temps : tous les patriciens[1], toutes les personnes de l’empire qui disposent de quelque fortune – petite ou grande, c’est exactement la même chose – doivent obligatoirement déshériter leurs enfants et tester[2] sur l’heure en faveur de l’Etat.
L’INTENDANT
Mais, César[3]…
CALIGULA
Je ne t’ai pas encore donné la parole. A raison de nos besoins, nous ferons mourir ces personnages dans l’ordre d’une liste établie arbitrairement. A l’occasion, nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitrairement. Et nous hériterons.
CAESONIA, se dégageant.
Qu’est-ce qui te prend ?
CALIGULA, imperturbable.
L’ordre des exécutions n’a, en effet, aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance égale, ce qui entraîne qu’elles n’en ont point. D’ailleurs, ils sont aussi coupables les uns que les autres. Notez d’ailleurs qu’il n’est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix de denrées dont ils ne peuvent se passer. Gouverner, c’est voler, tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement. Ça vous changera des gagne-petit. (Rudement, à l’intendant) Tu exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard par tous les provinciaux. Envoie des courriers.
L’INTENDANT
César, tu ne te rends pas compte…
CALIGULA
Ecoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu’ils tiennent l’argent pour tout. Au demeurant, moi, j’ai décidé d’être logique et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S’il le faut, je commencerai par toi.
L’INTENDANT
César, ma bonne volonté n’est pas en question, je te le jure.
CALIGULA
Ni la mienne, tu peux m’en croire. La preuve, c’est que je consens à épouser ton point de vue et à tenir le Trésor public pour un objet de méditations. En somme, remercie-moi, puisque je rentre dans ton jeu et que je joue avec tes cartes. (Un temps et avec calme.) D’ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, ce qui clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaître. Je compte : un… L’intendant disparaît.
[1] patriciens : membres des grandes familles romaines, qui disposent de nombreux privilèges.
[2] tester: établir son testament.
1.1.1 Théâtre et representation ; Caligula
La mise en scène de Stéphane Olivié-Besson est tout simplement magistrale. Dès le commencement, la scénographie évoque l’imagerie lumineuse et solennelle de la Rome impériale. Une clarté toute méditerranéenne inonde le plateau et cinq hautes constructions de bois rappellent d’antiques colonnes. Les changements de décor, au début de chaque acte, s’organisent autour de ces simples éléments de départ. À chaque fois, l’image est sobre mais saisissante, qu’il s’agisse de la nuit étoilée ou d’une salle du palais ornée de crânes de cerf. Les jeux de lumière ajoutent réalisme et inquiétude aux agencements scéniques. Des variations musicales ponctuent les moments forts du dialogue et complètent magnifiquement la gravité du visuel. Enfin, les costumes ravissent le regard. Le contexte dans son ensemble nous invite à pénétrer dans cet espace grandiose que nous fantasmons quand nous pensons à la Rome impériale.
Stupéfiant Bruno Putzulu http://www.theatre-video.net/video/Caligula-bande-annonce
C’est dans ce cadre superbe que s’inscrit le jeu des comédiens. Avant tout saluons très bas la prestation de Bruno Putzulu, absolument remarquable dans le rôle de Caligula. Son interprétation, très nuancée, ne diabolise pas le personnage. Bien au contraire, en nous livrant sa douleur, il fait naître en nous de l’empathie, une empathie mal assumée, puisque comme Cherea, sénateur conspirant contre Caïus, nous préférons vivre dans un monde sain plutôt que dans un monde logique. Le jeu de Bruno Putzulu, ajouté à la puissance du texte de Camus, suscite en nous une réelle admiration pour le courage et l’exigence d’une pensée qui se veut cohérente jusqu’au bout et ne recule pas face aux abîmes métaphysiques de ses conséquences. Ici se révèle toute la pertinence de la direction d’acteur. Le Caligula de Stéphane Olivié-Bisson révolte et émeut. Dans les deux cas, la grandeur l’emporte. Pour ce qui est du reste de l’équipe sur le plateau, là encore la réussite se révèle totale. Cécile Paoli incarne superbement une Caesonia en apparence complice des divagations de son amant, mais secrètement insoumise à sa logique dévorante. Les sénateurs affichent chacun un profil bien dessiné. Il faut souligner la prestation discrète mais tout en finesse du jeune acteur Maxime Mikolajczak, dans le rôle de Scipion. Enfin Claire‑Hélène Cahen est souveraine dans le personnage de Drusilla, la sœur morte qui vient saluer Caligula depuis l’au-delà. Elle nous met véritablement en présence de l’absence. L’introduction d’un revenant par Stéphane Olivié-Bisson est un beau clin d’œil à l’imaginaire antique où se mêlent vivants et esprits, et donne un souffle shakespearien à la pièce. Chapeau bas, donc, pour ce spectacle qui s’adresse aux pensées les plus vertigineuses et intimes des spectateurs, mais aussi à leur sensibilité la plus belle. ¶
Émilie Boughanem (france Culture)
Lecture analytique n°4 : W. mouawad, Incendies, tableau 13
Wadji Mouawad naît au Liban en 1968 mais les conflits qui s’intensifient entre communautés l’amènent à quitter le pays avec sa famille. Âgé de huit ans, il vit d’abord à Paris. En 1983, sa famille contrainte de quitter la France, s’installe à Montréal.
Diplômé de l’École nationale de théâtre du Canada, Wajdi Mouawad est cofondateur d’une première compagnie Théâtre Ô Parleur.
Après avoir monté les textes de plusieurs auteurs (Shakespeare, Euripide, Sophocle, Pirandello, Tchekhov…), il publie en 1996 sa première pièce. Il en a depuis écrit une dizaine qu’il met pour la plupart en scène .
Les trois premiers volets de la tétralogie du Sang des promesses*, créés d’abord séparément puis joués en intégrale, ont permis à un public de jeunes gens de voir enfin abordés au théâtre des questions qui les habitent : comment trouver sa place dans le monde ? Comment construire son identité par rapport à une histoire familiale qui est imprégnée des catastrophes de l’Histoire ? Comment supporter les horreurs du monde, ses injustices et son inhumanité ?
Auteur d’un roman, Visage retrouvé, il est aussi comédien. Son écriture marquée par les rencontres est indissociable d’un travail sur le plateau.
Reconnu à la fois par l’institution et le public, il reçoit en 2000 le prix du Gouverneur général du Canada et en 2002, le titre de Chevalier de l’Ordre national des Arts et des Lettres.
Après avoir dirigé le théâtre de Quat’sous de Montréal de 2000 à 2004, il vit aujourd’hui entre le Canada et la France. Il réunit autour de lui des acteurs des deux côtés de l’Atlantique. Wajdi Mouawad sera l’artiste associé du Festival d’Avignon 2009. Il a reçu plusieurs prix en France (Molière, prix de l’Académie Française) et ses spectacles sont maintenant programmés dans de nombreux Centres Dramatiques Nationaux.
Mettant en jeu des situations extrêmes et suscitant des réactions émotionnelles paroxystiques, reprenant des schémas mythiques et retrouvant le plaisir de la fable et des retournements complets de situation, Wajdi Mouawad se réclame des Grecs, et en particulier de Sophocle. Au point de rencontre des cultures arabe et libanaise francophone, française et québécoise, l’œuvre de Wajdi Mouawad mobilise des enjeux théâtraux et culturels majeurs, tout en invitant le lecteur / spectateur à examiner sa position d’être humain et de citoyen face aux horreurs de la guerre et à la barbarie contemporaine.
Résumé :
Une partie de l’histoire se déroule au Québec, l’autre au Liban. A la mort de leur mère Nawal, les jumeaux Simon et Jeanne, se voient remettre chacun une lettre : l’une est destinée à leur père qu’ils pensaient mort, l’autre à leur frère dont ils ignoraient l’existence. Nawal leur confie la mission de les retrouver afin de leur remettre ces lettres. Malgré les incitations du notaire Hermile Lebel, exécuteur testamentaire et ami de Nawal, les deux jeunes gens refusent tout d’abord de réaliser les dernières volontés de cette mère si peu aimante et qui s’était emmurée dans un silence inexpliqué dans ses dernières années d’existence. Puis Jeanne, la première, accepte la mission : la quête de ses origines fait alors resurgir le passé de sorte que plusieurs strates temporelles s’entremêlent au sein de la pièce, révélant petit à petit l’histoire de Nawal. Cette dernière a principalement vécu dans un pays (que l’on suppose être le Liban), on la voit tout d’abord jeune fille, forcée d’abandonner son fils né de son idylle avec Wahab, réfugié palestinien d’un camp voisin ; puis, une fois adulte, résistante durant la guerre civile, aux côtés de son amie Sawda ( la femme qui chante), combattant la milice chrétienne qui opprime les réfugiés palestiniens. Ayant assassiné le chef des milices chrétiennes, Nawal est enfermée à la célèbre prison de Kfar Rayat et devient alors elle-même la légendaire « femme qui chante », celle qui chante tandis que les autres se font torturer. Allant jusqu’au Liban pour mener leur enquête, Jeanne, rejointe ensuite par Simon, découvre qu’à Kfar Rayat Nawal a été victime de nombreuses tortures et de viols de la part d’un certain Abou Tarek, et qu’elle et son frère sont en réalité issus de l’un de ces viols. Enfants d’un bourreau, la vérité se fait plus terrible encore lorsque les deux jeunes gens découvrent que leur frère (Nihad), fruit de l’union de Nawal et Wahab, est un franc – tireur impitoyable devenu ensuite bourreau à la prison de Kfar Rayat, prenant alors le nom d’Abou Tarek… Nawal s’est rendu compte de l’identité de son fils, au procès de celui-ci lorsqu’il a parlé du nez de clown, laissé dans ses couches, seul signe de sa mère. Nawal s’est alors muré dans le silence. Jeanne et Simon s’acquittent alors de leur tâche, remettent les lettres destinées au père et au frère, qui ne sont qu’une et même personne, avant de recevoir une dernière lettre de la part de leur mère, celle qui permet la consolation et la réconciliation. La pièce est constituée en 39 tableaux, répartis en 4 parties portant chacune un titre avec le mot Incendie : Incendie de Nawal, Incendie de l’enfance, Incendie de Jannaane, Incendie de Sarwane …
Jannaane et Sarwane étant les noms arabes de Jeanne et Simon.
« Incendies n’est pas une pièce sur la guerre, à proprement parler. C’est une pièce sur les promesses qu’on ne tient pas, sur les tentatives désespérées de consolation, (…) sur la façon de rester humain dans un contexte inhumain. » (Wajdi Mouawad)
Alors, ce qui me ferait battre le cœur c’est de savoir que ce spectacle restera, à travers vos yeux, ancré avant tout dans la poésie, détaché de toute situation politique, mais ancré dans la politique de la douleur humaine, cette poésie intime qui nous unit. (…)
Wajdi Mouawad
1.1.1 Les rapports entre Incendies et la tragédie grecque
Aristote dans la Poétique, considère que les actions sanglantes (meurtres, suicides), dans la tragédie grecque, ne sont jamais représentées, mais toujours racontées par un témoin oculaire venu en témoigner. (Ceci n’empêche pas Œdipe d’apparaître ensuite sur la scène, le masque ensanglanté, ni les corps des assassinés ou des suicidés d’être exposés à la vue de tous grâce au dispositif de l’ekkyklema (une plate-forme montée sur roues, sur laquelle on couche leurs dépouilles), mais l’acte lui-même est toujours commis hors- scène, et c’est le récit très détaillé d’un messager ou du serviteur qui le fait exister dans l’imagination du public.
Incendies fait usage d’une même réserve dans la représentation des actes les plus violents, mais non pour le meurtre du milicien par Sawda ou celui du photographe par Nihad. Les tortures subies par Nawal sont racontées, et non pas montrées sur la scène, de même que l’incendie du bus et la mort épouvantable de ses occupants – avec cette légère différence, cependant, que les actions sont rapportées par les protagonistes eux-mêmes, non par des messagers.
On peut donc dire que la pièce de Mouawad reprend à la tragédie grecque la tension entre actions racontées et actions représentées, (mimesis) mais en la distribuant autrement, à l’intérieur du petit groupe des protagonistes qui cumulent les rôles de victime et de témoin
Interview Mouawad : La violence dans Incendies
1.1.1 L’épisode du bus
L’épisode du bus trouve son origine dans un épisode marquant de la guerre du Liban (1975- 1990). Le 13 avril 1975, dans le quartier ouest de Beyrouth (le quartier chrétien), des miliciens libanais mitraillent un bus rempli de travailleurs palestiniens, faisant ainsi 27 morts. Cet acte vient en représailles de la tentative d’assassinat le matin même, dans la même rue, de Pierre Gemayel, figure politique majeure du Liban (plusieurs fois ministre), chrétien maronite et chef du parti phalangiste libanais. C’est donc pour venger la mort du garde du corps de Gemayel que la branche armée du parti nationaliste chrétien se livre à cette action. C’est cet événement (le mitraillage du bus) qui est considéré comme la date historique marquant le début de la guerre civile du Liban. Or, il se trouve que le petit Wajdi Mouawad, alors âgé de 7 ans, a assisté à la scène depuis le balcon de l’appartement familial : « Je jouais sur le plus haut balcon d’un immeuble de sept étages quand la boucherie a eu lieu, confie-t-il au journaliste Stéphane Baillargeon. Notre famille a immédiatement quitté la capitale. »
JEANNE. Qu’est-ce qu’elle vous a dit exactement au sujet de l’autobus ?
SIMON. Tu vas faire quoi ? Fuck ! Tu vas aller le trouver où ?
JEANNE. Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
SAWDA (hurlant). Nawal !
SIMON. Laisse tomber l’autobus et réponds-moi ! Tu vas le trouver où ?
Bruit de marteaux-piqueurs.
JEANNE. Qu’est-ce qu’elle vous a raconté ?
SAWDA. Nawal !
HERMILE LEBEL. Elle m’a raconté qu’elle venait d’arriver dans une ville…
SAWDA (à Jeanne). Vous n’avez pas vu une jeune fille qui s’appelle Nawal ?
HERMILE LEBEL. Un autobus est passé devant elle…
SAWDA. Nawal !
HERMILE LEBEL. Bondé de monde !
SAWDA. Nawal !!
HERMILE LEBEL. Des hommes sont arrivés en courant, ils ont bloqué l’autobus, ils l’ont aspergé d’essence et puis d’autres hommes sont arrivés avec des mitraillettes et…
Longue séquence de bruits de marteaux-piqueurs qui couvrent entièrement la voix d’Hermile Lebel. Les arrosoirs crachent du sang et inondent tout. Jeanne s’en va.
NAWAL. Sawda !
SIMON. Jeanne ! Jeanne, reviens !
NAWAL. J’étais dans l’autobus, Sawda, j’étais avec eux ! Quand ils nous ont arrosés d’essence j’ai hurlé : « Je ne suis pas du camp, je ne suis pas une réfugiée du camp, je suis comme vous, je cherche mon enfant qu’ils m’ont enlevé ! » /Alors ils m’ont laissé descendre, et après, après, ils ont tiré, et d’un coup, d’un coup (la force de l’émotionnel qui trouble le discours) vraiment, l’autobus a flambé avec tous ceux qu’il y avait dedans, il a flambé avec les vieux, les enfants, les femmes, tout ! /Une femme essayait de sortir par la fenêtre, mais les soldats lui ont tiré dessus, et elle est restée comme ça, à cheval sur le bord de la fenêtre, son enfant dans ses bras au milieu du feu et sa peau a fondu, et la peau de l’enfant a fondu et tout a fondu et tout le monde a brûlé !/ Il n’y a plus de temps. Le temps est une poule à qui on a tranché la tête, le temps court comme un fou, à droite à gauche, et de son cou décapité, le sang nous inonde et nous noie.
SIMON (au téléphone). Jeanne ! Jeanne, je n’ai plus que toi. Jeanne, tu n’as plus que moi. On n’a pas le choix que d’oublier ! Rappelle-moi, Jeanne, rappelle-moi !
Wajdi Mouawad, Incendies (2003), “19. Les pelouses de banlieue” (extrait).
Documents complémentaires
L’art dramatique et le classicisme
Texte 1 : Boileau – Œuvres poétiques/L’Art poétique
CHANT III[1].
Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux.
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux :
D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
D’Oreste parricide exprima les alarmes,
Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes[2].
Vous donc qui, d’un beau feu pour le théâtre épris,
Venez en vers pompeux y disputer le prix,
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?
Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.
Si d’un beau mouvement l’agréable fureur
Souvent ne nous remplit d’une douce terreur,
Ou n’excite en notre âme une pitié charmante.
En vain vous étalez une scène savante :
Vos froids raisonnemens ne feront qu’attiédir
Un spectateur toujours paresseux d’applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s’endort, ou vous critique
Le secret est d’abord de plaire et de toucher
Inventez des ressorts qui puissent m’attacber.
Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée.
Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut, d’abord, ne sait pas m’informer ;
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.
J ’aimerois mieux encor qu’il déclinât son nom ,
Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon, »
Que d’aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles :
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.
Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées[3],
Sur la scène en un jour renferme des années :
Là souvent le héros d’un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.
Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose :
Les yeux en le voyant saisiroient mieux la chose ;
Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux.
Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,
A son comble arrivé se débrouille sans peine.
Le refus du classicisme : vers le romantisme
Texte 2 : Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823 (extraits)
Préface
« Je prétends qu’il faut désormais faire des tragédies pour nous, jeunes raisonneurs, sérieux et un peu envieux, de l’an de grâce 1823. Ces tragédies-là doivent être en prose. De nos jours, le vers alexandrin n’est le plus souvent qu’un cache-sottise. »
Chapitre premier
Pour faire des Tragédies qui puissent intéresser le public en 1823 faut-il suivre les errements de Racine ou ceux de Shakespeare ?
Je dis que l’observation des deux unités de lieu et de temps est une habitude française, habitude profondément enracinée, habitude dont nous nous déferons difficilement, parce que Paris est le salon de l’Europe, et lui donne le ton mais je dis que ces unités ne sont nullement nécessaires à produire l’émotion profonde et le véritable effet dramatique. Pourquoi exigez-vous, dirai-je aux partisans du classicisme, que l’action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, ou que du moins, comme le dit Voltaire, les changements de lieu ne s’étendent qu’aux divers appartements d’un palais? (…)
Le Romantique. (…) En Angleterre, depuis deux siècles; en Allemagne depuis cinquante ans, on donne des tragédies dont l’action dure des mois entiers et l’imagination des spectateurs s’y prête parfaitement.
L’Académicien. La, vous me citez des étrangers, et des Allemands encore
Le Romantique. (…) Pouvez-vous me nier que l’habitant de Londres ou d’Edimbourg, que les compatriotes de Fox et de Sheridan qui peut être ne sont pas tout-à-fait des sots, ne voyent représenter, sans en être nullement choqués, des tragédies telles que Macbeth, par exemple? Or, cette pièce, qui, chaque année, est applaudie un nombre infini de fois en Angleterre et en Amérique, commence par l’assassinat du roi et la fuite de ses fils, et finit par le retour de ces mêmes princes à la tête d’une armée qu’ils ont rassemblée en Angleterre, pour détrôner le sanguinaire Macbeth. Cette série d’actions exige nécessairement plusieurs mois.
L’Académicien. Ah! vous ne me persuaderez jamais que les Anglais et les Allemands, tout étrangers qu’ils soient, se figurent réellement que des mois entiers se ‘passent, tandis qu’ils sont au théâtre.
Le Romantique. Comme vous ne me persuaderez jamais que des spectateurs français croient qu’il se passe vingt-quatre heures, tandis qu’ils sont assis à une représentation d’Iphigénie en Aulide.
(…) L’Académicien. C’est-à-dire que suivant vous, l’illusion théâtrale serait la même pour tous deux? (Celui de la tragédie classique et de la tragédie shakespearienne ou romantique)
Romantique. Avoir des illusions, être dans l’illusion, signifie se tromper, à ce que dit le dictionnaire de l’Académie. Une illusion, est l’effet d’une chose ou d’une idée qui nous déçoit par une apparence trompeuse. Illusion signifie donc l’action d’un homme qui croit la chose qui n’est pas, comme dans les rêves, par exemple. L’illusion théâtrale, ce sera l’action d’un homme qui croit véritablement existantes les choses qui se passent sur la scène. L’année dernière (août 1822 ) le soldat qui était en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria « Il ne sera jamais dit qu’en ma présence, un maudit nègre aura tué une femme blanche. » Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’années sans que les journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien ce soldat avait de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène. Mais un spectateur ordinaire, dans l’instant le plus vif de son plaisir, au moment où il applaudit avec transport Talma-Manlius disant à son ami « Connais-tu cet écrit ? » par cela seul qu’il applaudit, n’a pas l’illusion complète car il applaudit Talma, et non pas le romain Manlîus Panlius ne fait rien de digne d’être applaudi est fort simple et tout-à-fait son action est fort simple et tout-à-fait dans son intérêt.
(…) Il est impossible que vous ne conveniez pas que l’illusion que l’on va chercher au théâtre n’est pas une illusion parfaite. L’illusion parfaite était celle du soldat en faction au théâtre de Baltimore. Il est impossible que vous ne conveniez pas que les spectateurs savent bien qu’ils sont au théâtre et qu’ils assistent à la représentation d’un ouvrage de l’art, et non pas à un fait vrai.
L’Académicien. Qui songe à nier cela?
Le Romantique. -Vous m’accordez donc l’illusion imparfaite? Prenez garde à vous. Croyez-vous que, de temps en temps, par exemple, deux ou trois fois dans un acte, et à chaque fois durant une seconde ou deux, l’illusion soit complète?
L’Académicien. Ceci n’est point clair. L’Académicien. Ceci n’est point clair. Pour vous répondre, j’aurais besoin de retourner plusieurs fois au théâtre, et de me voir agir.
Le Romantique. Ah voilà une réponse charmante et pleine de bonne foi. On voit bien que vous êtes de l’Académie, et que vous n’avez plus besoin des suffrages de vos collègues pour y arriver. Un homme qui aurait à faire sa réputation de littérateur instruit, se donnerait bien de garde d’être si clair et de raisonner d’une manière si précise. Prenez garde à vous; si vous continuez à être de bonne foi, nous allons être d’accord. Il me semble que ces moments d’illusion parfaite sont plus fréquents qu’on ne le croit, en général, et surtout qu’on ne l’admet pour vrai dans les discussions littéraires. Mais ces moments durent infiniment peu par exemple, une demi seconde, ou un quart de seconde. On oublie bien vite Manlius pour ne voir que Talma ; ils ont plus de durée chez les jeunes femmes et c’est pour cela qu’elles versent tant de larmes à la tragédie. Mais recherchons dans quels moments de la tragédie le spectateur peut espérer de rencontrer ces instants délicieux d’illusion parfaite. Ces instants charmants ne se rencontrent ni au moment d’un changement de scène, ni au moment précis où le poète fait sauter douze ou quinze jours au spectateur, ni au moment où le poète est obligé de placer un long récit dans la bouche d’un de ses personnages uniquement pour informer le spectateur d’un fait antérieur, et dont la connaissance lui est nécessaire ni au moment où arrivent trois ou quatre vers admirables, et remarquables comme vers. Ces instants délicieux et si rares d’illusion parfaite ne peuvent se rencontrer que dans la chaleur d’une scène animée lorsque les répliques des acteurs se pressent; par exemple, quand Hermione dit à Oreste, qui vient d’assassiner Pyrrhus par son ordre -Qui te l’a dit? Jamais on ne trouvera ces moments d’illusion parfaite ni à l’instant où un meurtre est commis sur la scène, ni quand des gardes viennent arrêter un personnage pour le conduire en prison. Toutes ces choses, nous ne pouvons les croire véritables, et jamais elles ne produisent d’illusion. Ces morceaux ne sont faits que pour amener les scènes durant lesquelles les spectateurs rencontrent ces demi-secondes si délicieuses or je dis que ces courts moments d’illusion parfaite se trouvent plus souvent dans les tragédies de Shakespeare que dans les tragédies de Racine. Tout le plaisir que l’on trouve au spectacle tragique dépend de la fréquence de ces petits moments d’illusion, et de l’état d’émotion où dans leurs intervalles, ils laissent l’âme du spectateur. Une des choses qui s’opposent le plus à la naissance de ces moments d’illusion, c’est l’admiration, quelque juste qu’elle soit d’ailleurs, pour les beaux vers d’une tragédie. (…) Racine ne croyait pas que l’on pût faire la tragédie autrement. S’il vivait de nos jours, et qu’il osât suivre les règles nouvelles, il ferait cent fois mieux qu’Iphigénie. Au lieu de n’inspirer que de l’admiration, sentiment un peu froid, il ferait couler des torrents de larmes. (…)
Nous avons des habitudes; choquez ces habitudes, et nous ne serons sensibles pendant longtemps qu’à la contrariété qu’on nous donne.
Texte 2 : « Le Scarabée » (2015)W. Mouawad
Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui. Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère. De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.
Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté.
Banalité du mal
Arendt-La banalité du mal
Lors du procès d’Eichmann (nazi chargé d’organiser les transports ferroviaires vers les camps de concentration pendant la 2° guerre), la philosophe Hannah Arendt concentre son attention sur la personnalité de l’accusé : bourgeois déclassé, représentant de commerce renvoyé, il s’engage presque par désœuvrement dans sa fonction de lieutenant-colonel SS chargé de l’élimination de l’« adversaire » juif.
D’emblée, elle remarque la disproportion entre l’échelle gigantesque à laquelle les crimes ont été commis et le caractère insignifiant du personnage qui en était l’un des responsables, son aspect ordinaire, banal. Eichmann n’est ni un monstre, ni un fanatique, ni un imbécile. Le trait dominant qui le caractérise est son absence de personnalité, son extraordinaire superficialité, ce qu’Arendt appelle une « incapacité à penser ».
La « banalité du mal » désigne d’abord la propension d’Eichmann à ne parler que par clichés. Il ne s’approprie pas ce qu’il dit et les règles de langage inventées par les nazis contribuent à le priver de la conscience de ses actes. Tout ce qui concerne l’extermination est exprimé par des euphémismes : « solution finale », « traitement spécial », comptabilisation des « pièces », « regroupement », « changement de domicile », etc. Ces règles de langage ont constitué des facteurs qui ont permis le « maintien de l’ordre et de l’équilibre mental dans les nombreux services spécialisés dans les fonctions les plus diverses dont la coopération était indispensable en la matière » [5]. Victor Klemperer explique que « le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente » [6].
La « banalité du mal » se caractérise par l’incapacité d’être affecté par ce que l’on fait et le refus de juger. Elle révèle une absence d’empathie, forme d’imagination, aptitude qui permet de se mettre à la place d’autrui. Lors de son interrogatoire à Jérusalem, Eichmann explique pendant des mois à l’officier de police qui l’interroge (un Juif allemand) la terrible injustice qu’il a subie en ne dépassant jamais le grade de lieutenant-colonel, avec la certitude d’éveiller chez lui une légitime sympathie. Cette inaptitude à se représenter les autres est décrite en ces termes par Arendt : « Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser — à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il mentait, mais parce qu’il s’entourait du plus efficace des mécanismes de défense contre les mots et la présence des autres et, partant, contre la réalité en tant que telle. » [7]
Si la conscience d’Eichmann n’est pas tout à fait éteinte lorsqu’il organise les premières déportations en octobre 1941, la conférence de Wannsee, qui se tient en janvier 1942, est le tournant décisif qui lui ôte définitivement tout scrupule. À cette occasion, les hauts fonctionnaires sont informés de la nécessité de coordonner leurs efforts en vue de la mise en œuvre de la « solution finale », car telle est la volonté du Führer qui a force de loi. À partir de ce moment, Eichmann se déprend de toute culpabilité. C’est la constatation que personne autour de lui ne semble remettre en question le bien-fondé de la Solution finale qui étouffe définitivement ses doutes. Arendt écrit : « [Eichmann] n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a permis de devenir un des principaux criminels de son époque. Et si cela est “banal” et même comique, si, avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne dit pas pour autant, loin de là, que cela est ordinaire. » [8]
C’est précisément cette absence de pensée qui a pu être interprétée comme une façon d’ôter toute responsabilité à Eichmann, en faisant de lui un pantin obéissant mécaniquement aux ordres.
Source : http://www.raison-publique.fr/article606.html