La littérature de l’absurde (1942-1968)
Qu’appelle-t-on l’absurde ?
C’est l’expression de l’impuissance de l’homme à trouver un sens à l’existence.
L’importance du contexte historique dans la naissance de la littérature de l’absurde :
Entre 1914 et 1945, le monde a été confronté à deux guerres mondiales. En plus des horreurs liées à la guerre elle-même, il y eut l’extermination de millions de personnes au nom d’une idéologie absurde, l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki puis les menaces de la guerre froide, les guerres de décolonisation… Comment trouver du sens à tout cela ?
Dans le langage courant, le mot “absurde” désigne ce qui n’a pas de sens (par exemple, une décision absurde). Ce concept a été défini par Camus dans Le Mythe de Sisyphe (1942), repris dans L’Etranger (1942), puis au théâtre dans Caligula et Le Malentendu (1944).
L’Absurde commence avec la prise de conscience du caractère machinal de l’existence et de la certitude de la mort à venir au bout d’une vie où le temps fait succéder inexorablement chaque jour l’un à l’autre : « Sous l’éclairage mortel de cette destinée, l’inutilité apparaît. » .
Le personnage de Sisyphe, condamné par les dieux à rouler éternellement aux enfers un énorme rocher au sommet d’une montagne et à le voir redescendre la pente à l’instant même où il parvient au sommet, est le symbole de la condition humaine, enfermée dans une éternelle répétition des cycles de transports, travail, repas, sommeil.
Ordinairement, l’homme n’a pas conscience de l’absurdité de son existence, mais sitôt qu’il s’élève à la conscience de sa condition, comme le Sisyphe de Camus, il prend toute sa dimension tragique.
L’Absurde naît de l’étrangeté du monde qui existe sans l’homme et qu’il ne peut véritablement comprendre.
L’absurde est ainsi la conséquence de la confrontation de l’homme avec un monde qu’il ne comprend pas et qui est incapable de donner un sens à sa vie :
« Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. »
Les personnages de Camus, Meursault dans L’Étranger (1942) ou l’empereur sanguinaire dans Caligula (1945), sont profondément conscients de l’absurdité de l’existence.
On retrouve dans La Cantatrice chauve (1950) d’Eugène lonesco (1909- 1994) cette idée de répétition, de boucle absurde, puisque la pièce se termine par mêmes répliques que celles du début de la pièce.
Même chose dans En attendant Godot (1952) de Samuel Beckett (1906-1989), ou les deux actes reprennent les mêmes situations, les mêmes conversations, autour de l’attente vaine de quelqu’un nommé Godot que les personnages ne cessent d’attendre et qui ne viendra pas.
Comment se manifeste l’absurde dans la littérature :
Le théâtre de l’absurde, terme formulé par l’écrivain et critique Martin Esslin en 1962, est un type de théâtre apparu dans les années 1950 :
- Rupture totale par rapport aux genres plus classiques, tels que le drame ou la comédie. (bouleversement des conventions du genre théâtral).
- Traite de la dimension absurde de l’homme et de la vie en général, celle-ci menant à la mort.
- Rejet global du théâtre occidental pour son adhésion à la caractérisation psychologique, à une structure cohérente, une intrigue et la confiance dans la communication par le dialogue.
Héritiers d’Alfred Jarry et des surréalistes, Samuel Beckett (En attendant Godot, 1953, Fin de partie, 1957) ou Ionesco introduisent l’absurde au sein même du langage, exprimant ainsi la difficulté́ à communiquer. Ils montrent des antihéros aux prises avec leur misère métaphysique …
Le problème du langage :
La question de l’absurde se retrouve dans les romans de Camus comme L’Etranger ou La Peste par exemple. Mais on la retrouve beaucoup au théâtre parce que celui-ci permet de confronter le spectateur à l’inadéquation du langage, à son absurdité. Comme s’il n’y avait pas de vérité possible.
La vérité, c’est l’adéquation entre le monde réel et ce que j’en dis. or dans le théâtre de l’absurde, très souvent il n’y a pas adéquation. Ainsi dans La Cantatrice chauve de l’Ionesco, quand la pendule sonne 17 coups, Monsieur Smith annonce « tiens, il est neuf heures !»
Par ailleurs, dans ces pièces, le langage est désarticulé. Chez Beckett ou chez Ionesco, les personnages ne se comprennent pas, ils ne parviennent pas à communiquer. Les dialogues sont contradictoires, incohérents. Personne ne s’écoute ; chacun utilise le langage pour ne communiquer avec personne. Le langage se désagrège parfois jusqu’au silence comme chez Beckett. Les personnages évoluent dans un monde dépourvu de sens.
Samuel Beckett nous montre dans En attendant Godot l’absurdité de la vie . Le point central la représentation de la condition humaine : les relations, la communication, l’inquiétude et, bien sûr, l’attente.
Comme la veille et sans doute les jours précédents, Godot a envoyé un messager à Vladamir et Estragon pour leur annoncer sa venue du lendemain…
…
Estragon : Qu’est-ce que tu as ?
Vladimir : Je n’ai rien.
Estragon : Moi je m’en vais.
Vladimir : Moi aussi.
Silence.
Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?
Vladimir : Je ne sais pas.
Silence.
Estragon : Où irons-nous ?
Vladimir : Pas loin.
Estragon : Si si, allons-nous-en loin d’ici !
Vladimir : On ne peut pas.
Estragon : Pourquoi ?
Vladimir : Il faut revenir demain.
Estragon : Pour quoi faire ?
Vladimir : Attendre Godot.
Estragon : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?
Vladimir : Non.
Estragon : Et maintenant il est trop tard.
Vladimir : Oui, c’est la nuit.
Estragon : Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ?
Vladimir : Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit.
Estragon : (regardant l’arbre): Qu’est-ce que c’est ?
Vladimir : C’est l’arbre.
Estragon : Non, mais quel genre?
Vladimir : Je ne sais pas. Un saule.
Estragon : Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ?
Vladimir : Avec quoi ?
Estragon : Tu n’as pas un bout de corde ?
Vladimir : Non.
Estragon : Alors on ne peut pas.
Vladimir : Allons-nous-en.
Estragon : Attends, il y a ma ceinture.
Vladimir : C’est trop court.
Estragon : Tu tireras sur mes jambes.
Vladimir : Et qui tirera sur les miennes ?
Estragon : C’est vrai.
Vladimir : Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon.Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) À la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ?
Estragon : On va voir. Tiens.
Ils prennent chacun un bout de la corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.
Vladimir : Elle ne vaut rien.
Silence.
Estragon : Tu dis qu’il faut revenir demain ?
Vladimir : Qui.
Estragon : Alors on apportera une bonne corde.
Vladimir : C’est ça.
Silence.
Estragon : Midi.
Vladimir : Oui.
Estragon : Je ne peux plus continuer comme ça.
Vladimir : On dit ça.
Estragon : Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux.
Vladimir : On se pendra demain. (Un temps) À moins que Godot ne vienne.
Estragon : Et s’il vient.
Vladimir : Nous serons sauvés.
Vladimir enlève son chapeau – celui de Lucky – regarde dedans, y passe la main, le secoue, le remet.
Estragon : Alors on y va ?
Vladimir :Relève ton pantalon.
Estragon :Comment ?
Vladimir :- Relève ton pantalon.
Estragon : Que j’enlève mon pantalon
Vladimir : Relève ton pantalon.
Estragon : C’est vrai.
Il relève son pantalon. Silence.
Vladimir : Alors on y va ?
Estragon : Allons-y.
Ils ne bougent pas.
…
Une absence de logique
Extrait Ionesco, La Cantatrice chauve, sc1
Il n’y a aucune logique dans le dialogue des personnages. Les conversations sont faites de clichés, de remarques décalées, sans suite, sans lien logique avec ce qui vient d’être dit. Il n’y a aucune logique dans le langage parce qu’il n’y a aucune logique dans la pensée.
Monsieur et Madame Smith, personnages d’Anglais stéréotypés, conversent : les propos banals et convenus qu’ils échangent finissent toujours par se détraquer.
M. SMITH, toujours dans son journal – Tiens, c’est écrit que Bobby Watson est mort.
Mme SMITH. – Mon Dieu, le pauvre, quand est-ce qu’il est mort ?
M. SMITH. – Pourquoi prends-tu cet air étonné ? Tu le savais bien. Il est mort il y a deux ans. Tu te rappelles, on a été à son enterrement, il y a un an et demi.
Mme SMITH. – Bien sûr que je me rappelle. Je me suis rappelé tout de suite, mais je ne comprends pas pourquoi toi-même tu as été si étonné de voir ça sur le journal.
M. SMITH. – Ça n’y était pas sur le journal. Il y a déjà trois ans qu’on a parlé de son décès. Je m’en suis souvenu par associations d’idées !
Mme SMITH. – Dommage ! Il était si bien conservé.
M. SMITH. – C’était le plus joli cadavre de Grande-Bretagne ! Il ne paraissait pas son âge. Pauvre Bobby, il y avait quatre ans qu’il était mort et il était encore chaud. Un véritable cadavre vivant. Et comme il était gai !
Mme SMITH. – La pauvre Bobby.
M. SMITH. – Tu veux dire « le » pauvre Bobby.
Mme SMITH. – Non, c’est à sa femme que je pense. Elle s’appelait comme lui, Bobby, Bobby Watson. Comme ils avaient le même nom, on ne pouvait pas les distinguer l’un de l’autre quand on les voyait ensemble. Ce n’est qu’après sa mort à lui, qu’on a pu vraiment savoir qui était l’un et qui était l’autre. Pourtant, aujourd’hui encore, il y a des gens qui la confondent avec le mort et lui présentent des condoléances. Tu la connais ?
M. SMITH. – Je ne l’ai vue qu’une fois, par hasard, à l’enterrement de Bobby.
Mme SMITH. – Je ne l’ai jamais vue. Est-ce qu’elle est belle ?
M. SMITH. – Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre. Elle est professeur de chant.
La pendule sonne cinq fois. Un long temps.
Mme SMITH. – Et quand pensent-ils se marier, tous les deux ?
M. SMITH. – Le printemps prochain, au plus tard.
Mme SMITH. – Il faudra sans doute aller à leur mariage.
M. SMITH. – Il faudra leur faire un cadeau de noces. Je me demande lequel ?
Mme SMITH. – Pourquoi ne leur offririons-nous pas un des sept plateaux d’argent dont on nous a fait don à notre mariage à nous et qui ne nous ont jamais servi à rien ?
Le rire, une arme pour dépasser l’absurde
Sisyphe dépasse l’absurde parce qu’il a conscience de sa situation. C’est par cette conscience qu’il dépasse son destin. Et Camus écrit qu’il faut « imaginer Sisyphe heureux ». Le spectateur qui assiste à une pièce du théâtre absurde est un peu comme Sisyphe… Il a conscience de sa situation. Et il en rit. Et en en riant, il dépasse cette condition.
Les caractéristiques du théâtre de l’absurde
- Refus du réalisme, des personnages et de l’intrigue. ( pas de personnalités marquées ni d’intrigue dans le sens « narratif » du terme. En fait, il ne se passe rien !)
- Le lieu où se déroule l’action n’est pas souvent cité avec précision (dans « En attendant Godot », on sait que l’action se déroule dans une lande, sans plus de précision) ou avec trop de précision absurdes comme dan la didascalie qui ouvre la cantatrice chauve.
- Le temps est lui-même absurde (pendule sonnant un nombre improbable de fois ).
- La toile de fond de l’action est souvent la satire de la bourgeoisie, de son langage figé et de son petit esprit.
- La scène se déroule souvent dans un climat de catastrophe mais le comique s’y mêle pour dépasser l’absurde. (Rhinocéros De Ionesco)
- Le langage mis en scène n’est plus un moyen de communication mais exprime le vide, l’incohérence et représente la vie, laquelle est elle-même absurde.
- Volonté de dresser un tableau de la condition humaine dans sa dimension absurde.
- L’absurde n’y est pas démontré, mais simplement mis en scène ; c’est au spectateur qu’il revient de comprendre…