Jarry, Ubu roi

LECTURE DU TEXTE PAR THEATRE OFF (MArseille)
 

 Ubu Roi trouve son origine dans les jeux d’une classe de lycéens moqueurs au regard satirique . Initialement intitulée
Les Polonais , elle sera recomposée par Jarry qui lui donnera probablement son titre actuel. Elle est jouée pour la 1° fois en 1896, au théâtre…

Dés la première, elle provoque un scandale. Il est vrai que la présence dès la 1re scène des deux personnages principaux, Mère Ubu et Père Ubu, introduit le spectateur in medias res, dans une conversation qui commence par un « merdre » provocateur et se poursuit en brèves répliques au vocabulaire grossier. Le ton est donné et les décors et costumes choisis par Jarry (1873-1907) contribuent également à cette provocation.

Même si cette scène d’ouverture comporte les éléments nécessaires à la mise en place de l’intrigue et la place d’emblée dans une tragédie du pouvoir ( scène de la tentation,) elle ne ressemble à rien, dans sa forme, de ce que le public connaît déjà. Jarry avait d’ailleurs conscience de bouleverser« l’horizon d’attente » de ses contemporains. La pièce représente donc une rupture avec tout ce qui précède. Loin du théâtre de boulevard ou du théâtre naturaliste de l’époque, Ubu annonce une véritable révolution dramaturgique.

Au XIX°, « aucun courant ne peut se reconnaître dans cette œuvre inclassable ». Nous nous demanderons donc en quoi cette scène d’exposition est provocatrice. Nous nous interrogerons tout d’abord sur la dimension traditionnelle, classique de la scène d’exposition puis nous analyserons par quels procédés Jarry l’en exclut. Et en quoi il aboutit à la désacralisation du théâtre.

Autres problématiques possibles :

  • Le comique au service d’une réflexion sur le pouvoir 

  • Le comique basé sur le langage 

  • Une scène burlesque 

  • Cette scène remplit-elle les attentes d’une scène d’exposition ? 

  • Quel est le caractère parodique de cette scène 

  • Comment la parodie est-elle introduite dès la scène d’exposition ? 


PÈRE UBU, MÈRE UBU.

 

Père Ubu. — Merdre.  

Mère Ubu. — Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes  un fort grand  voyou.

Père Ubu. — Que ne vous assom’je, Mère Ubu !


Mère Ubu. — Ce n’est pas moi, Père Ubu, c’est un autre qu’il faudrait assassiner.

Père Ubu. — De par  ma chandelle verte, je ne comprends pas.

Mère Ubu. — Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?   

Père Ubu. — De par ma chandelle verte, merdre,  madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez-vous de mieux ?

 Mère Ubu. — Comment ! Après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers[1] armés de coupe-choux[2], quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ?

Père Ubu. — Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.

Mère Ubu. — Tu es si bête !

Père Ubu. — De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu’il meure, n’a-t-il pas des légions d’enfants ?

Mère Ubu. — Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?


Père Ubu. — Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l’heure par la casserole.

Mère Ubu. — Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?

Père Ubu. — Eh vraiment ! et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ?


Mère Ubu. — A ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues.


Père Ubu. — Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée.
Mère Ubu. — Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.

Père Ubu. — Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d’un bois, il passera un mauvais quart d’heure.

Mère Ubu. — Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

Père Ubu. — Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !

Mère Ubu (à part). — Oh ! merdre ! (Haut) Ainsi, tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.

Père Ubu. — Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme un maigre et
brave rat que riche comme un méchant et gras chat.

Mère Ubu. — Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?

Père Ubu. — Eh bien, après, Mère Ubu ? (Il s’en va en claquant la porte.)

Mère Ubu (seule). — Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.

 

[1] « estafiers » : valets armés qui portaient le manteau et les armes de leurs maîtres.

[2] « coupe-choux » : terme familier désignant des sabres courts.

1.1.1       Théâtre et représentation : les mises en scène d’Ubu Roi

L’œuvre et ses représentations

Les œuvres théâtrales  sont à la fois texte et représentation. A propos  d’Ubu roi,   Jarry écrit: « Je pense qu’il n’y a aucune espèce de raison d’écrire une œuvre sous forme dramatique à moins que l’on ait eu la vision d’un personnage qu’il soit plus commode de lâcher sur une scène que d’analyser dans un livre » Dans Ubu roi,  l’analyse ne peut se passer de la réflexion sur les choix scénographiques auxquels la représentation de la pièce a donné lieu.

 

Ubu sur scène :

Au théâtre de l’Œuvre en 1896

 

Figure 2 Affiche de la 1° d’Ubu Roi

LA PIÈCE est créée au Théâtre de l’Œuvre en décembre 1896. Les costumes, les masques et les décors ont été réalisés avec l’aide des peintres Bonnard, Sérusier, Vuillard, Toulouse-Lautrec  …. Conformément au souhait de Jarry, une toile unique servait de décor synthétique, représentant à la fois le côté cour et le côté jardin,  le  palais  royal, l’appartement des Ubu, le champ de bataille, la caverne… Pour la musique, Lugné-Poe avait fait appel à Claude Terrasse, beau-frère de Bonnard. Les acteurs jouaient en tenue  de  ville,  en  adoptant l’accent préconisé par Jarry.

Les choix scénographiques de l’auteur furent toutefois loin d’être réalisés. Lugné-Poe avait fait appel à Firmin Gémier pour jouer le rôle d’Ubu. Supportant mal le masque, ce dernier portait un crâne en forme de poire et un faux nez qui lui donnait une voix nasillarde. Il était également affublé d’un ventre en carton et en osier. Le projet d’accrocher les comédiens à des fils comme des pantins avait été abandonné car trop complexe.  

Au lieu  d’un  orchestre,  un  piano  et  des  cymbales assuraient le fond musical. Les répétitions avaient été trop courtes et des coupes avaient dû être opérées dans le texte, etc. Le soir de la répétition générale, le 9 décembre, pour calmer les sifflets et les cris de protestation du public, Gémier dut improviser une gigue avant de s’asseoir au bord de la scène, épuisé. Le lendemain, le soir de la première, il s’était muni d’un porte-voix pour couvrir le bruit de la salle…

     Au Théâtre des Pantins en 1898

 

Le musicien Claude Terrasse, compositeur de la partition accompagnant la pièce, accueille une  seconde  représentation  dans  son  atelier  (rebaptisé Théâtre des Pantins) en 1898. Les acteurs sont remplacés par des marionnettes actionnées par Jarry et son ami  Franc-Nohain. La pièce est alors bien reçue, mais le public est restreint et majoritairement  composé d’amis. Jusque dans les années 1950, les représentations d’Ubu roi sont assez rares et ne présentent pas d’innovations majeures  .

     Au TNP et au Palais de Chaillot en 1958

La mise en scène de Jean Vilar (TNP, Palais Chaillot, 1958), fondée sur une synthèse d’Ubu roi et d’Ubu enchaîné, et guidée par une interprétation résolument politique, fait date. Vilar confie  le  rôle  d’Ubu  à Georges Wilson, qui prend le parti d’intérioriser la cruauté du personnage et de tenir le juste milieu entre le comique et le tragique.

Ubu en images

 

La version imaginée pour la télévision par Jean-Christophe Averty (1965), tout en restant fidèle au texte et à la musique d’origine, utilise les possibilités offertes par les nouvelles technologies (images vidéo, animation, technique du kinescopage, permettant de faire apparaître jusqu’à cinq plans différents sur le même écran) pour renouveler l’espace théâtral et le statut de l’acteur.

 

https://www.youtube.com/watch?v=bQIJiIQjoRU

 

     Au TNP en 1985

La mise en scène d’Antoine Vitez avec Jean-Yves Chatelais dans le rôle d’Ubu (TNP, 1985) propose une transposition moderne de la pièce : Ubu y apparaît en jeune bourgeois arriviste, image du jeune cadre dynamique prêt à tout pour réussir.

   

 Au festival d’Avignon en 2001

D’une façon plus traditionnelle mais non dénuée de trouvailles scénographiques, la mise en scène proposée par Bernard Sobel au festival d’Avignon (2001) redonne un souffle à une pièce appartenant désormais à l’institution littéraire. Souhaitant mettre en évidence la «banalité du mal », Sobel refuse de « cacher les acteurs sous les signes traditionnels d’Ubu ». Ses personnages sont  tous vêtus de costumes noirs et blancs et évoluent sur une gigantesque main gantée servant de décor.

 

 https://www.youtube.com/watch?v=231blacjZtg

 

     Au Musée d’Orsay en 2005

Signalons également la recréation moderne d’Ubu roi par la compagnie Ézéchiel Garcia-Romeu, présentée à l’auditorium du Musée d’Orsay en mai 2005 en marge d’une exposition consacrée au Théâtre de l’Œuvre. Fidèle à l’esprit dans lequel la pièce avait été créée, la représentation reprend la musique originale de Claude Terrasse et mêle le jeu d’acteurs vivants, la projection d’ombres et l’animation de marionnettes. http://www.ezequiel-garcia-romeu.com/ubu-roi–ezequiel-garcia-romeu.html#/p0

 

Declan  Donnellan

Le metteur en scène britannique Declan Donnellan s’attelle avec brio à rendre le délire d’«Ubu roi», donnant un coup de fouet à cette pièce d’Alfred Jarry. Il traque avec lui la folie tapie sous les dehors de la civilisation.

Declan Donnellan situe la pièce dans un intérieur bourgeois intégralement blanc (une candeur qui ne fait pas long feu ; ça va saigner) et couvert d’une épaisse moquette – une  scénographie  parfaite  de  Nick Ormerod. Un petit couple s’affaire à la cuisine, patientant avant l’arrivée de leurs convives dans ce « confort qui fait bien déconner » moqué par Céline. Ils chuchotent des paroles étouffées, quasi inaudibles: un sabir de banalités et de conformisme. Leur fils (Sylvain Levitte) – un frère du petit Victor, dans la pièce de Roger Vitrac : Victor ou les enfants au pouvoir – caméra à la main filme, la « merdonité » de ce monde empaillé, qu’il abhorre. Et qu’il entend bien renverser.

Soudain, une stridence : la fameuse petite chandelle verte du Père Ubu illumine le salon. Le carcan craque. Monsieur et Madame deviennent les vociférants Père et Mère Ubu (alias Christophe Grégoire et Camille Cayol). Toute la représentation sera ainsi entrelardée de retours au réel – le dîner mondain et les amabilités

– après de longues glissades où l’imagination se lâche, en prise avec ses désirs profonds et mesquins, tapis aux tréfonds. Dans cet univers barbare, la moindre balayette devient une épée, un abat-jour une couronne, le canapé une grotte.

Malaise dans la civilisation ! « La civilisation exige souvent que ces sentiments soient ignorés, voire niés. Or, il y a un prix à payer pour la civilisation, et ce prix, parfois, c’est la folie », note Declan Donnellan. Familier de Shakespeare et de Middleton,  le metteur  en scène retrouve ici  la folie et  les  sanguinolents  excès  de  ce théâtre élisabéthain qu’il maîtrise brillamment. Le royaume du Père Ubu est un territoire des passions primaires.

Et Ubu, quel est-il ? Avec ses manières à la Falstaff, ce despote tout plein d’un « infantilisme menaçant » est entraîné au meurtre, comme Macbeth par sa femme, chez Shakespeare. Jarry (un père pour le mouvement Dada) a logé en Mère et le Père Ubu une éructation de violence primitive. Ces fourbes épaulés par un lot de « palotins » et autres « salopins » frayent leur minable ascension parmi « un tas de saltimbanques [qui], pour se rendre intéressants, simulent la folie ». Et Jarry, dans cette jungle touffue, laisse le soin aux spectateurs de « disséquer la farce de la vérité ».

 Beau tour de force et d’esprit de la remarquable compagnie Cheek by Jowl, qui rend à la langue de Jarry sa superbe subversion, cette  inspiration  archaïque  qui  a  fascinée  le  psychanalyste  Jacques  Lacan  dans ses Écrits : ce « génie qui guida Jarry en la trouvaille de la condensation d’un simple phonème supplémentaire dans l’interjection illustre: merdre ».

Ces quelques exemples illustrent le défi que représente Ubu roi pour le metteur en scène, qui doit se poser la question de l’incarnation du personnage : Ubu doit-il être représenté par un acteur ou par une marionnette, doit-il porter la panoplie des attributs ubuesques ou être vêtu comme monsieur tout le monde ? Doit-on insister sur la monstruosité du personnage ou sur son universalité ?