Camus, La Peste (O.I)

Un auteur, une époque…

Albert Camus, 1913-1960

JEUNESSE

Le monde dans lequel grandit et vit Camus

Camus est né le 7 novembre 1913 en Algérie, à Mondovi. Il est issu d’une famille très modeste.   L’un de ses instituteurs, Monsieur Germain, le remarque. Cela changera sa vie.

Alors qu’il fait des études de philosophie, il est atteint de tuberculose à 17 ans. Curieusement, cette maladie dont on pense qu’il ne se relèvera pas, lui permettra d’écrire.

 

En 1913, le monde est à la veille de la 1° guerre mondiale  (1914-1918). L’Europe et ses empires coloniaux domine le monde. L’Algérie, colonisée à partir de 1830, est un département français. 

En 1917, la Russie tsariste devient la République Socialiste Soviétique

1918 : L’Europe se relève d’une guerre terrible. L’Allemagne est perdante et lourdement condamnée et humiliée par le Traité de Versailles. L’abomination de cette guerre engendrera   la naissance de mouvements artistiques  et littéraires : le Surréalisme , l’Expressionnisme

 

Une video sur  L’Algerie dans les années 30 avec un commentaire  effarant !

PREMIERS ENGAGEMENTS

En 1933, après l’accession d’Hitler au pouvoir, il adhère à un mouvement antifasciste. Il milite au parti communiste, mais le quitte en 1937.·      

En 1936, il est engagé comme acteur dans la troupe théâtrale de radio Alger.·       En 1938, il est journaliste à Alger Républicain.

Les années 30 voit la montée des fascismes en Europe : Mussolini en Italie, Franco en Espagne et Hitler en Allemagne. Nationalismes, antisémitisme et crises diverses annoncent une période noire.

LES ANNEES DE GUERRE

En 1940, il quitte Alger et s’installe dans la région de Lyon où il commence la rédaction de L’Etranger. Il s’engage dans le réseau de résistance « Combat »

1942, il publie L’Etranger et Le Mythe de Sisyphe. Il rencontre le philosophe Jean-Paul Sartre. Et dirige le journal Combat. ·      

1944 Publication de Caligula, pièce en 4 actes commencée en 1938.

La 2° guerre mondiale éclate en 1939. Elle va mettre le monde à feu et à sang pendant 5 ans. Les hommes vont découvrir l’horreur de la barbarie nazie.

En 1945, avec le bombardement dHiroshima et de  Nagasakiils découvrent  la puissance inégalée de l’atome. Désormais, l’homme a le pouvoir de s’autodétruire.

 Ce constat débouchera en littérature, sur l’absurde

LES ANNEES DE MATURITE

  • 1947: il publie La Peste qui est un très grand succès.
  • 1949Les Justes une pièce interprétée par Maria Casarès qui obtient un très grand succès.
  • 1951 il publie L’Homme révolté.  Il rompt avec Jean-Paul Sartre
  • 1956: voyage en Algérie pour proposer une solution de compromis dans le conflit qui nait et mènera à la guerre. La même année il publie La Chute.
  • 1957 : il publie Réflexion sur la guillotine,  où il prend position contre la peine de mort. La même année, il obtient le Prix Nobel de Littérature qu’il dédie à son ancien  instituteur, Monsieur Germain

 

Affaiblie par la guerre, la puissante Europe voit son empire colonial se disloquer. Les décolonisations se succèdent de façon plus ou moins sanglante.

Dès 1945, des troubles graves annoncent la guerre d’Algérie (1954 – 1962).

 

LA MORT

 

Le 4 janvier 1960, Albert Camus se tue dans un accident de la route.

 

Camus: l’homme et l’oeuvre

 Œuvres de jeunesse

À l’intérieur de son œuvre, Camus distingue des cycles. Chaque cycle est constitué d’un essai philosophique, de récits ou romans et de pièces de théâtre.

Camus identifie ainsi clairement un cycle de l’absurde et un cycle de la révolte, étroitement liés l’un à l’autre dans sa pensée.

L’Envers et l’Endroit est un recueil de cinq essais publié en 1937 chez Charlot (Alger). À partir d’expériences décisives, dont plusieurs sont rattachées à son enfance, Camus médite sur « l’amour de vivre » et « le désespoir de vivre », les deux faces indissociables de l’expérience humaine. L’ouvrage, à dominante autobiographique, insiste sur le personnage de la mère, sur la pauvreté et la beauté violente de l’Algérie. Dans la préface de sa réédition (1958), Camus affirme qu’il est la source de toute son œuvre : il n’a cessé de vouloir le réécrire, ce qu’il fait avec Le Premier Homme.

Noces est un recueil de quatre essais publié en 1939 chez Charlot (Alger). Camus y célèbre avec lyrisme les paysages d’Algérie qu’il préfère (Tipasa, Djémila, Alger) ; il les met en rapport avec ceux de la Toscane, découverts lors d’un voyage en 1937. Ce recueil, qui célèbre les « noces » de l’homme et du monde, est en même temps une méditation sur le tragique de l’existence face à la beauté solaire du monde.

Le cycle de l’absurde

L’Absurde est ce sentiment qui provient de la « confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » : dans un monde sans Dieu ou qui n’y croit plus, les hommes se désespèrent de ne plus pouvoir donner un sens supérieur à leur existence. Ils tentent d’expliquer leur destinée par la Raison ou la Science mais la mort vient réduire à néant leurs efforts et marque du sceau de l’absurdité toutes leurs actions. « À quoi bon ? » est la phrase qui résonne à chaque fois qu’il faut agir, résister, aimer ou vivre. Sans Dieu ou valeur supérieure pour les justifier, les hommes sont condamnés à vivre sans but qui leur survive dans un monde muet : c’est l’Absurde.

 

L’Étranger (1942) est un récit. Le « héros », Meursault, y est condamné à mort moins pour avoir assassiné un Arabe, sur une plage proche d’Alger, que pour n’avoir pas respecté les conventions sociales : il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère et a eu, le lendemain, une « aventure » amoureuse. Meursault, qui jouit de la vie au présent, peine à exprimer ses sentiments. Ayant accepté l’absurdité de l’existence, il paie de sa vie son refus de jouer la comédie.

 

 

Le Mythe de Sisyphe (1942) est un essai philosophique. Constatant que la question philosophique majeure du siècle est le suicide comme réponse à l’absurde, Camus analyse diverses autres manières de lui faire face (et non de l’annuler comme le font de nombreuses philosophies) : le don juanisme, la comédie, la conquête, la création artistique… L’essai s’achève sur l’étude du personnage de Sisyphe, condamné par les dieux à pousser éternellement un rocher qui retombe sans cesse. Camus en fait le symbole de l’homme moderne qui, conscient de son destin, l’assume en faisant de sa condamnation une affirmation de sa liberté.

Bruno Putzulu dans Caligula

Caligula (1944) est une pièce de théâtre. Elle raconte le basculement du jeune empereur romain dans la démesure après la mort de sa sœur adorée, Drusilla. Découvrant que « les hommes meurent et qu’ils ne sont pas heureux », il fait régner la terreur sur son entourage et sur son peuple.

Le Malentendu (1944) est une pièce de théâtre. Une mère et sa fille, Martha, tiennent une auberge dans un pays froid et hostile. Elles assassinent leurs clients de passage pour les détrousser, afin d’aller habiter un jour sur des rivages ensoleillés.

Le cycle de la Révolte

La révélation de l’absurdité de l’existence peut conduire au suicide, au nihilisme (ne plus croire en rien, s’abandonner au désespoir ou déchaîner sa volonté de puissance) ou au refus de l’injustice et à la révolte. Celle-ci est définie dans L’Homme révolté comme l’acte individuel mais généreux de refuser l’intolérable. En disant non, l’homme définit des valeurs morales qu’il estime valables pour toute la communauté humaine : « Je me révolte donc nous sommes » ; et il constitue cette communauté. Camus restera fidèle à cette conception de la révolte dans tous ses engagements, contre les injustices, le totalitarisme et le meurtre généralisé.

 

La Peste (1947) est un roman. Se présentant sous la forme d’une chronique du docteur Rieux, il retrace les événements qui se sont déroulés à Oran lors d’une épidémie de peste qui a amené les autorités à mettre la ville en quarantaine. Allégorie de la guerre et du Mal, la peste révèle la lâcheté des uns et le courage des autres. Lucide sur la nature humaine, Camus n’en insiste pas moins sur les valeurs de solidarité et de générosité qui guident désormais les héros ordinaires d’un monde sans Dieu.

 

Les Justes (1949) est une pièce de théâtre. S’inspirant de faits réels, elle relate l’assassinat du Grand Duc Serge de Russie en 1905 par un groupe de terroristes révolutionnaires. Une première fois Kaliayev renonce à lancer la bombe sur le carrosse du tyran, qui seul concrétise l’oppression, car celui-ci était accompagné de ses deux jeunes neveux. Il débat ensuite avec ses compagnons de la légitimité du meurtre d’enfants innocents au nom de l’efficacité de l’action politique. La fin justifie-t-elle les moyens ? Fidèle jusqu’au bout à l’amour qu’il porte à ses amis et à ses convictions morales, Kaliayev assassine le Grand Duc tout en acceptant, une fois arrêté, d’être exécuté pour son crime.

 

L’Homme révolté (1951) est un essai philosophique. Placée sous le signe de Prométhée qui se révolte contre les dieux en leur volant le feu pour le donner aux hommes. La révolte est définie comme un refus individuel de l’injustice qui s’effectue au nom de valeurs collectives. L’essai affirme que l’esprit généreux de la révolte a été historiquement trahi dans la révolution, particulièrement dans le système soviétique. Une longue et douloureuse polémique, avec notamment Breton et Sartre, suivra la publication de l’essai.

Un troisième cycle ?

Après les figures de Sisyphe et de Prométhée, Camus remet au premier plan l’amour – qui irriguait toute son œuvre depuis Noces. Ses Carnets abondent en projets philosophiques qu’il ne développe pas et en esquisses théâtrales

 

La Chute (1956) est un récit centré sur la question de la justice et de la culpabilité .

 

 

 

 

 

L’Exil et le Royaume (1957) est un recueil de six nouvelles. Les cinq premières nouvelles qui se déroulent en Algérie ou en Europe semblent consacrer la tragédie de l’incommunicabilité des êtres et la solitude à laquelle ils sont condamnés faute de trouver les mots qui unissent et réparent leurs blessures.

 

Le Premier Homme est le roman inachevé que Camus était en train d’écrire au moment de sa mort. Il fut publié à titre posthume en 1994. À dominante autobiographique, il raconte la quête du passé que mène Jacques Cormery, transposition romanesque d’Albert Camus : l’histoire de son père, qu’il n’a pas connu, celle de sa famille en Algérie ainsi que sa propre enfance.

Toute l’œuvre donne finalement à voir l’espoir d’un horizon. La question de l’absurde ouvre certes sur celle du suicide mais surtout sur les raisons de survivre. « Il n’y a pas soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. » La pensée du tragique débouche chez Camus non sur le bonheur mais sur la mer « qui roule ses chiens blancs » et sur « l’Océan de métal bouillant ».

Sur le visage de Sisyphe qui descend vers son fardeau se dessine le sourire de la liberté. L’Homme révolté s’achève sur la pensée de midi : « Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. »

Philosophe, il a affirmé que « la liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante » et que les lois de l’esprit sont plus fortes que celles de l’histoire ou de ses avatars modernes. Homme enfin, il nous rappelle que, si nous ne sommes jamais totalement innocents et portons chacun notre peste, un homme est « celui qui s’empêche » et fixe des limites devant l’horreur et le mensonge.

La Peste pose la question de  l’humanisme au XXe siècle.

Albert Camus se situe au carrefour de grandes questions qui ont tourmenté ses contemporains : l’origine et l’absurdité du mal, la responsabilité de l’homme dans la Cité. Loin d’être un apologue* simpliste, le roman permet de s’interroger, grâce au détour que permet la fiction,sur les liens entre réel et allégorie, réalisme et poésie.

 Les origines de La Peste

La Peste est publiée en 1947.

A l’origine, il y a la lecture de Moby Dick de Melville : la poursuite de la baleine blanche qui pour Camus est l’incarnation mythique de la lutte de l’homme contre le mal.

Autre source de La Peste : une épidémie de typhus qui a sévi en Algérie en 1941-1942

Mais lorsque l’œuvre paraît en 1947, l’analogie entre la peste et l’occupation nazie en France est évidente.

Camus dira : « je veux exprimer au moyen de la peste l’étouffement dont nous avons souffert et l’atmosphère de menaces et d’exil où nous avons vécu » Carnets

Mais le vrai sujet de La Peste, ce n’est pas l’Histoire. C’est le drame de la condition humaine confrontée à l’absurdité du destin.

 

Le contexte de La Peste

Hiroshima, 1945

Orphelin d’un père mort au début de la Grande Guerre , Camus est marqué au plus près par le dénouement tragique de la guerre d’Espagne (1936) et épouvanté par l’essor des totalitarismes qui entraîne la Seconde Guerre mondiale. Révolté par Hiroshima et horrifié par la découverte du génocide des Juifs , Camus qualifie son siècle de « siècle de la peur » et s’engage sur tous les fronts en tant qu’intellectuel résistant et journaliste .

 

Le déchaînement des idéologies, la guerre, l’Occupation, la collaboration, les massacres de masse et les génocides peuvent être représentés par la peste. L’enfermement en est une conséquence. Camus fait ainsi allusion aux catastrophes du siècle. Mais son roman ne se limite pas à cela.

La deuxième guerre mondiale et ses horreurs a fait prendre conscience à l’homme de l’absurdité du monde. Camus l’exprime dans L’Etranger, Le Mythe de Sisyphe et Caligula. Mais avec La Peste, Camus passe de l’absurde à la solidarité : le monde n’est pas à comprendre, il est à améliorer.

La Peste annonce une évolution essentielle vers l’humanisme et la fraternité, seules morales acceptables. (Voir L’Ami allemand)

Le genre de l’oeuvre :

Un roman entre chronique réaliste et récit mythique

Le genre de la chronique est très ancien. Il existait avant l’utilisation du terme (au MoyenÂge). Il s’agit de relater l’histoire en privilégiant l’ordre chronologique.

D’où son application ensuite aux récits et romans historiques, ou embrassant une période de l’Histoire comme la série des Rougon-Macquart, et par ailleurs aux articles d’actualité attribués à certains journalistes habitués à suivre certains sujets.

La chronique  n’insiste pas nécessairement sur les causes : elle consiste surtout à enregistrer les faits, avec une attention particulière aux témoignages .

 

La peste à Tournai au XIV° siècle

Le narrateur Rieux présente son récit comme une« chronique », établissant un pacte de lecture dès les premières lignes.

À la fin du roman, il utilise de nouveau le terme (Folio, p. 273) en le reliant à une attitude de « témoin objectif »,« témoin fidèle » rapportant dans un récit à la troisième personne « les actes, les documents et les rumeurs », impliquant un retrait de soi devant la scène de l’Histoire.

Le titre de l’oeuvre : La Peste

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À l’origine le titre était Les Exilés dans la peste. La simplification du choix définitif montre la portée plus abstraite et plus universelle que Camus veut donner à son œuvre.

Dans la mémoire collective, les ravages de la peste appartiennent à l’histoire. Mythologique d’abord, puisque dans Oedipe-Roi, Sophocle évoque la peste de Thèbes. Selon l’oracle, la peste est une punition car la ville n’a pas vengé son roi.

 

 

La peste à Marseille en 1720
La puce du rat, Xenopsylla cheopis est le principal vecteur de la peste.

Définition de la peste

La peste est une maladie qui sévit toujours de nos jours en Afrique, Asie et Amérique et fait partie des maladies actuellement ré-émergentes dans le monde.  ..  La peste est une maladie des rongeurs, principalement véhiculée par le rat, et transmise à l’homme par piqûres de puces de rongeurs infectés. C’est le pasteurien Alexandre Yersin qui découvrit en 1894 le bacille responsable de la maladie, Yersinia pestis, bactérie d’une extrême virulence.

Source : Institut Pasteur

Intentions de l’oeuvre

 

Dès sa conception, la peste représente l’allégorie de la guerre, « la peste brune ». Oran sous le fléau renvoie à la France occupée. L’aspect collectif de l’épidémie va induire des réactions individuelles.

Mais cette attitude dépasse le fléau et se généralise à une lutte contre le mal en général. La confrontation avec « l’abstraction » impose une attitude, fonde une morale de la solidarité qui conduit à résister, comme le déclare Rieux : « Il faut être fou, lâche ou aveugle pour se résigner à la peste». Ce sera une règle de vie.

 

La peste brune : Nuremberg, 1927, défilé de S.A devant Hitler

La Peste marque donc dans l’œuvre de Camus le passage de l’absurde à la solidarité, de l’individuel au collectif.

Thèmes et personnages illustrent les convictions de l’écrivain et de l’homme, convictions qu’il réaffirmera ensuite, en particulier à Stockholm lorsqu’il recevra le Prix Nobel* : revendication de justice, de liberté, de dignité humaine, goût du bonheur défendu par Rambert et approuvé par Rieux, refus de la terreur et du meurtre, en particulier à travers les confidences de Tarrou. Confronté à la peine de mort, l’ami de Rieux, une des dernières victimes du fléau, décide de ne plus légitimer aucun homicide, même si et peut-être parce qu’il a participé à toutes les luttes de son époque. Car le roman se veut un témoignage, comme l’affirme le narrateur au début.

Tout comme Camus, Tarrou et tous ceux qui rejoindront les formations sanitaires refuseront d’être des « salauds ».

 

Une méditation sur la condition humaine

 La Peste est une méditation sur la condition humaine .

Même si les personnages sont mus par un formidable élan de solidarité qui conduit à ne pas désespérer de l’homme, ce récit dont les femmes et les paysages sont singulièrement absents, où le bonheur reste une tension douloureuse à jamais incarnée par le journaliste Rambert, s’achève sur un appel à la vigilance de Rieux qui

« savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse».

Berlin, J.O de 1936
Garcin, Les témoins indifférents

L’Allegorie

Botticelli, Allégorie du Printemps
Allégorie de la Justice
Allégorie de la Liberté
Allégorie de la Colère

L’allégorie est fondamentalement une image, reposant sur le mécanisme de l’analogie*.

Elle transpose une idée, un principe, en lui donnant une forme concrète.

L’allégorie (<alla-ègorein : « dire autre chose »)est une figure qui demande un travail d’interprétation,elle joue sur au moins deux sens d’un même texte : le sens littéral, toujours compréhensible,qui voile le sens figuré, à vocation morale ou spirituelle. Dans un texte, la figure de l’allégorie rend visible une abstraction, souvent à l’aide de personnifications (avec parfois des attributs codés, ex. : la balance de la justice).

Ici, la maladie est représentée comme un cadavre juché sur un dragon, la faux de la Mort à la main. Les orbites creuses traduisent l’aveuglement du mal qui frappe n’importe où. Elle frappe une ville entière (représentée métonymiquement par sa rue) : la peste est une épidémie liée à l’histoire et à l’imaginaire du Moyen Âge, comme ici. La vision d’épouvante allie à la transposition allégorique un pathos très fort.

Arnold Böcklin (1827 – 1901), La Peste, 1898 (Symbolisme)

 Dans La Peste , le fléau peut matérialiser le mal historique des idéologies, ou la guerre, (l’occupation) ou la question sans réponse du mal que l’humanité doit subir. La portée peut donc être historique (représentation de l’Histoire récente sous la forme d’une fiction, ce qui peut en plus faire jouer un effet de catharsis pour ceux qui sortent de la seconde guerre mondiale), morale (que doit-on faire face aux catastrophes ?) ou métaphysique (qu’est-ce qui donne un sens à la vie de l’homme ?  

Gabriel Siino, 2015

Résumé de La Peste

La Peste évoque, sous la forme d’une chronique les curieux évènements (fictifs) survenus à Oran au début des années 1940 (l’année exacte n’est pas donnée).

 

 Les symboles de La Peste

Peste et occupation

Le moment de l’écriture (fin 1940 – printemps 1942) et de publication (1947) de l’oeuvre invitent à considérer La Peste comme renvoyant à la guerre. La Seconde Guerre mondiale a en effet bouleversé les mentalités et la vie de chacun. Les intellectuels et les écrivains ont donc tenté de comprendre l’évènement et se sont donnés pour tâche de prendre parti, de « s’engager » politiquement (l’engagement signifie moins l’adhésion à un parti politique précis que la défense d’une position politique claire). De vifs débats (auxquels Camus a participé) ont eu lieu dans et hors du domaine littéraire.

Des points de comparaison significatifs entre la peste et la Seconde Guerre mondiale sont établis dans le roman :

Le contexte de l’histoire

(Oran dans les années 1940). Cette date est suffisamment importante dans l’histoire de l’humanité pour que la référence à la guerre soit claire. Oran est rapidement présentée comme une « ville fermée » (elle s’est construite en tournant le dos à la mer et ses portes sont condamnées dès la fin de la première partie) envahie par les rats puis par la maladie (le roman insiste sur le terme « invasion » : p.21, p.72). Cette situation fait ainsi référence à la France occupée par l’armée nazie, qu’on appelait d’ailleurs « la peste brune » (en raison de la couleur des uniformes allemands).

Le narrateur insiste aussi sur la parenté générale entre les deux fléaux :

« Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent toujours les gens aussi dépourvus » (p.42).

Leurs conséquences sont d’ailleurs semblables : séparation des familles et des couples, fin du libre passage, population décimée, nivellement social, méfiance généralisée, etc.

Le texte utilise de nombreux termes du lexique guerrier : « vie de prisonniers » (p.77, p.112), « interminable défaite » (p.131), etc.

Suivant cette interprétation, les efforts du docteur Rieux et de ses amis font référence à la Résistance en France sous l’occupation allemande.

De nombreux éléments font référence à la vie quotidienne sous l’occupation.

  • échange difficile voire impossible avec la zone libre
  • instauration d’un couvre-feu par les autorités
  • fil devant le magasin qui s’allonge à cause de la mise en place du rationnement est mis en place d’un marché noir
  • évocation des camps de concentration et d’extermination puisque les autorités mettent en place « un camp d’isolement » dans un stade (rafle du Vel’ d’Hiv’ ?)
  • Certains quartiers sont isolés parce qu’ils sont trop contaminés (le ghetto juif)
  • « les fours crématoires » dans l’avant-dernier chapitre où il est fait mention de « ce peuple abasourdi donc tous les jours une partie, entassés dans la gueule d’un four, s’évaporer en fumée  »
  • et  l’époque de la libération : les portes s’ouvrent, on organise de « grandes réjouissances », des trains arrivent pour amener les personnes qui avaient été séparées de leurs familles par la maladie

Peste et punition divine

Michelange, Déluge

Dans ses prêches, le père Paneloux compare la situation d’Oran à des évènements similaires de la Bible : le déluge, Sodome et Gomorrhe, les dix plaies d’Égypte et l’histoire de Job (pp.98- 101). Le narrateur fait parfois écho à cette interprétation : il évoque notamment les « pluies diluviennes » qui s’abattent sur Oran au début de l’épidémie (p.36).

Mais le docteur Rieux réfute le point de vue du père Paneloux : quel Dieu pourrait en effet ôter la vie d’un enfant innocent (le fils du juge Othon) ? Cet argument ébranle Paneloux dans sa foi : après un second prêche hésitant, il tombe malade et meurt rapidement. Sa mort peut symboliser l’échec de sa lecture du fléau.

Peste et culpabilité humaine ?

Jean Tarrou envisage la peste comme une sorte de péché originel, mais d’un point de vue laïque. Ce personnage se réclame en effet de l’athéisme.

Déçu par la justice, puis par la lutte révolutionnaire parce que l’un et l’autre amènent à justifier l’assassinat au nom d’un idéal supérieur, Tarrou finit par étendre cette culpabilité à l’humanité entière. Pour lui, chaque être humain participe de près ou de loin à des sociétés qui justifient la mise à mort.

Conscient de cette culpabilité originelle, Tarrou estime que la seule chose que l’homme puisse faire pour échapper à la honte d’être un pestiféré, c’est « (…) de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir » (p.251). Mais il sait pertinemment que cette position n’est qu’idéale.

 

La peste comme allégorie du Mal

Brueghel, Le Triomphe de la Mort, XV°

La peste peut aussi être vue comme étant au-dessus des maux particuliers : elle est alors allégorie du Mal en général, car « la souffrance de l’homme dépasse les contingences de l’Histoire »

 

Selon cette lecture, la peste apparait comme un élément constitutif de la condition humaine. L’un des principaux visages de ce fléau, pour le narrateur, est l’absence de solidarité entre les hommes. Rieux (surtout) et ses amis font ainsi figure d’exception : malgré le nivellement social et malgré le désespoir croissant qui pousse à un certain héroïsme, la plupart des Oranais restent méfiants et préfèrent se replier égoïstement sur eux-mêmes plutôt que de participer à la lutte collective. Le narrateur invite d’ailleurs à ne pas exagérer l’importance des formations sanitaires, mais souligne que ce sont ces tentatives, ces efforts modestes qui font la grandeur de l’homme (pp.134-135).

La peste représente donc le mal physique et métaphysique auquel l’homme est confronté.

La maladie pose le problème de l’origine du mal, châtiment divin pour les uns, fatalité pour les autres, injustice fondamentale de la condition humaine (mort du jeune Othon)

Camus à développer le sentiment de l’absurde dans L’Etranger, le Mythe de Sisyphe et Caligula. La Peste pousse l’absurde à son paroxysme : tous les jours des gens meurent, les cinémas passent sans cesse le même film, l’opéra Orphée et Eurydice est rejoué toutes les semaines.

Certes la lutte s’organise mais le narrateur le dit bien dans les dernières pages : la peste reste tapie dans le monde est appelée à revenir. La lutte sera donc à recommencer. C’est ce que dit Tarrou dans sa confession (dans le texte) : la lutte ne cesse jamais.

LES PERSONNAGES

Les personnages sont des « séparés »

  • Rieux et Rambert sont séparés de leurs femmes à cause de la fermeture de la ville.
  • Rambert est séparé de son pays d’origine
  • Grand est séparé de sa femme car elle l’a quitté
  • Orphée et Eurydice, le juge Othon et son fils sont séparés par la mort.
  • Tarrou est séparé de l’humanité puisqu’en refusant de faire mourir il se condamna l’exil (voir texte trois)
  • le seul qui ne soit pas séparé, c’est Cottard qui se réjouit de l’État de peste qui lui permet de vivre avec les autres, de ne plus se sentir séparé. Il le sera la fin du roman lors de son arrestation.

 

Les personnages principaux

RIEUX

Personnage modeste et humble tout au long du récit Il parle souvent de son ignorance, ne donne jamais de vérité définitive.
Il avoue ne pas connaître la véritable sac efficacité du sérum, ses doutes sur la question de Dieu…
Il considère que ce qui est important « c’est de bien faire son métier »
La confiance que lui accorde l’ensemble des personnages est un signe de son honnêteté. De sa capacité de compréhension, de son ouverture aux autres.
Il comprendra même si lui refuse le certificat de bonne santé qu’il demande (voir lecture un).
C’est lui qui recueille les confessions des autres personnages du récit
à la fin du roman de son identité en tant que narrateur mais refuse d’être un héros au sens traditionnel du terme.
il est le premier à se lancer dans la lutte contre l’épidémie et fait tout pour que l’État de peste soit déclaré.
Sa seule ambition est de soigner les malades. « Bien faire son métier » faire son devoir « faire ce qu’il fallait »… Parce que ce faire son métier d’homme.
Ainsi « parler pour tous » c’est aussi faire son métier et s’engager dans une solidarité avec ses semblables( //Camus/Rieux)

TARROU

Il développe une morale de la compréhension, de la « sympathie ».
Son histoire personnelle l’amenait à refuser « tous ceux qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir ».
Son père condamné les accusés à la peine de mort, il s’est lancé dans la lutte politique et aussi pour conséquence de faire mourir les gens.
Maintenant il se condamne à un exil en refusant tout type d’engagement politique. Parce que d’une certaine façon pour lui, on ne peut pas changer le monde sans commettre de meurtre… (Dans le texte)
mais il est attentif aux autres : dans ses carnets on remarque que les personnages insignifiants sont en bonne place. Il se lie d’amitié avec Rioeux. Il met en place les formations sanitaires pour aider les victimes.
Sa mort à la fin du roman est le signe de l’intensité de son engagement. Il meurt de s’être trop occupé des autres.

RAMBERT

Rambert est l’un des personnages qui semblent le plus évolué au cours du roman. Au début de l’épidémie, il va sortir de la ville à tout prix. Ce n’est pas par lâcheté mais parce qu’il a envie d’être heureux et de ne pas perdre de temps loin de sa femme. De manière surprenante, c’est quand ces démarches semblent fonctionner pour quitter Oran, il décide de rester et de s’associer à la lutte contre le mal. Il comprend Grace à ce qu’il a vu que la peste le concerne lui aussi. Il découvre le sort de la communauté : « il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul ». Il veut donc toujours le bonheur, mais collectif cette fois. Sa décision est fondée sur des sentiments d’amour et une exigence de bonheur plus que sur des raisonnement.

PANELOUX

Il évolue entre ces deux prêches. À sa première apparition : présenté comme un « jésuite érudit militant ». Lui, aborde la question de la peste en temps que croyant. Dans son premier prince, il accuse les hommes et justifie la maladie comme un châtiment divin, une punition collective. Puis, bouleversé par la mort de l’enfant, son temps va changer pour devenir moins accusateur et poser la question du mal. Dans son deuxième prêche, il affronte le problème délicat de la coexistence du mal et de Dieu : « L’amour de Dieu est un amour difficile. Il suppose l’abandon total de soi-même, et le dédain de sa personne. Mais lui seul peut effacer la souffrance et la mort des enfants, lui seul en tout cas la rendre nécessaire, parce qu’il est impossible de la comprendre qu’on ne peut que la vouloir ». Suite à ce presse, tombe malade.

GRAND

C’est un personnage modeste, son nom est donc paradoxal. Employée de mairie de la femme a quitté à cause de la pauvreté. Il est parfois ridicule parce qu’il ne trouve pas le bon mot mais c’est un personnage d’une grande humanité puisqu’il est l’un des premiers à proposer son aide. Modeste et humble il se révèle généreux et dévoué. Les lieux faits de lui l’incarnation d’une forme d’olive plus discrète. Il est le modèle des quotidiens, ordinaire dont la quête est à la fois modeste et admirable.

COTTARD

Sa présentation dans le roman est assez originale puisqu’il annonce sa mort : « entrez, je suis pendu ». À la fin du roman le lecteur assiste à son arrestation mouvementée. Entre ces deux moments il se singularise de deux manières :

proche d’un héros de roman d’aventures par le mystère qui l’entoure : on ne sera jamais pour quel crime il craint d’être arrêté.
Il pratique le marché noir se réjouit de l’État de passe qu’il garantit l’impunité pour son crime. Et pratique le marché noir.
Le plus grave (selon Tarrou) c’est qu’il a “accepté dans son cœur ce qui faisait mourir des enfants et des hommes ».

Il incarne le collaborateur, profitant de la situation pour son seul intérêt.

Personnages secondaires

– Assez insignifiants dans la lutte contre la peste. (Viellards au chat et l’Espagnol asthmatique)
– Ces personnages contribuent au réalisme du roman.
– Ils apparaissent dans les carnets de Tarrou qui veut se faire l’historien « de ce qui n’a pas d’histoire ».
– Ils incarnent le recommencement (absurde/Sisyphe) par leurs habitudes.

L’Absurde et la Révolte dans La Peste

HAUT DE PAGE

La peste qui s’abat sur Oran modifie la vie des gens et les jette dans l’absurde. Le roman fait ainsi écho à L’Étranger et au Mythe de Sisyphe en soulignant plusieurs aspects de l’absurdité de la condition humaine :

L’absence de Dieu. Le point de vue chrétien est remis en cause à travers l’échec du père Paneloux dont les discours fatalistes semblent inutiles et dérisoires. Son attente est vaine face au silence déraisonnable du monde.

L’absence de passé et d’avenir. La mort (suivie de l’oubli) étant le seul horizon possible pour les hommes, leur obstination à se remémorer le passé et à planifier l’avenir semble vaine. De même, après quelques temps, les Oranais comprennent qu’ils sont coincés dans le présent : « Impatients de leur présent, ennemis de leur passé et privés d’avenir, nous ressemblions bien ainsi à ceux que la justice ou la haine humaines font vivre derrière des barreaux » (p.77).

La raison limitée. Pour l’homme absurde, la raison est le seul moyen qui permette de comprendre le monde, mais il sait pertinemment que cet outil est imparfait et que sa tentative est vaine. Dans La Peste, le narrateur insiste sur l’inutilité des mots et sur l’absurdité des chiffres. Les gens sont réduits à envoyer des télégrammes impersonnels et des lettres sans cesse recommencées dont les mots se vident de leur sens (p.73).

La solitude. L’homme absurde est seul face à un monde indifférent à ses plaintes. Dans L’Étranger, Meursault (le protagoniste égocentrique) est incapable de communiquer avec qui que ce soit et se replie sur lui-même. Dans La Peste, les personnages ne découvrent que progressivement la nécessité de vivre ensemble.

Sisyphe et La Peste

Sisyphe ou la tâche perpétuelle.

Rappel du Mythe de Sisyphe

Coupable d’avoir osé défier les dieux, Sisyphe est condamné à faire rouler un rocher jusqu’au sommet d’une montagne. La tâche étant impossible à accomplir (le rocher finit toujours, tôt ou tard, par rouler au bas de la montagne), Sisyphe effectue un travail éternel et sans espoir.

Pour Camus, ce personnage est l’ultime héros absurde.

Dans La Peste, presque tous les personnages principaux sont condamnés à répéter une action :

  • Rieux semble vivre et revivre constamment la même journée, passant d’un patient à un autre ;
  • Tarrou bute sur les mêmes questions philosophiques ;
  • Grand ne cesse de réécrire la même phrase tous les soirs ;
  • Rambert est condamné à toujours recommencer les démarches qui doivent lui permettre de quitter la ville, mais son départ est toujours postposé ;
  • Les Oranais recommencent sans cesse les lettres qu’ils envoient à leurs proches ou à leurs conjoints sans savoir si elles arrivent à destination ; chaque jour, la ville compte et ensevelit ses morts sans savoir quand la peste prendra fin.

Dépassement de l’absurde dans La Peste

La question morale dans La Peste

Contrairement à L’Étranger, les personnages de La Peste dépassent la simple acceptation de l’absurdité de l’existence. Rieux reconnait l’absurdité de sa condition, admet la probable vanité de son combat, mais refuse d’arrêter de lutter :

« Il fallait lutter de telle ou telle façon et ne pas se mettre à genoux. Toute la question était d’empêcher le plus d’hommes possible de mourir (…). Il n’y avait pour ça qu’un seul moyen qui était de combattre la peste. Cette vérité n’était pas admirable, elle n’était que conséquente » (p.136).

Il adopte ainsi l’attitude de l’homme révolté que Camus défend dans son essai éponyme et dont voici quelques caractéristiques :

  • Le refus du suicide. Camus refuse le suicide car il « résout l’absurde ». Or l’absurde doit être maintenu puisqu’il pousse à agir. Se suicider, c’est abdiquer.
  • La lucidité. L’homme doit accepter en toute lucidité sa condition et ne pas recourir à un hypothétique Dieu pour le consoler ou le sauver. L’être rationnel qu’est Rieux refuse de recourir à des explications métaphysiques (superstition ou religion) pour comprendre le fléau. Il se base sur des certitudes acquises progressivement pour comprendre le mal et mieux le combattre (contrairement à son collègue le docteur Richard, p.234).
  • L’action au moment présent. Libéré des contraintes d’un improbable futur, l’action de l’homme révolté se fait plus audacieuse. Après avoir compris qu’ils doivent vivre sans savoir s’ils échapperont à la peste, les Oranais acceptent de risquer leur vie pour celle des autres : Grand, Tarrou, Rambert et d’autres suivent Rieux. Par ailleurs, ce dernier privilégie l’action (concrète et réfléchie) à la réflexion théorique (« Ah! Dit Rieux, on ne peut pas en même temps guérir et savoir. Alors guérissons le plus vite possible. C’est le plus pressé », p.209).
  • Solidarité et complicité. L’homme révolté échappe à la solitude (constitutive de l’absurde) en affirmant son appartenance à une communauté et en reconnaissant l’égalité entre les hommes. Rieux s’ouvre peu à peu aux autres et découvre l’amitié. D’emblée, il reconnait que la peste est l’affaire de tous et soigne indifféremment pauvres et riches, hommes et femmes, etc. À la fin, lors de l’arrestation de Cottard, il ne peut s’empêcher de voir en celui-ci une victime de la brutalité policière (p.306).

La Peste marque donc une évolution capitale dans l’oeuvre de Camus : il affirme la possibilité de résister à l’absurdité de la condition humaine par l’action et par la solidarité

Le temps et l’espace dans La Peste

C’est une chronique mais à l’architecture symétrique.

Division du livre en 5 parties isole une partie centrale encadrée de 2 volets de longueur égale.

La rapidité des évènements entraine deux conséquences pour le récit :

  • unité de temps tragique
    Fin de la peste : tout peut redevenir comme avant, comme si rien ne s’était passé.
  • Le temps :  Entre l’apparition des rats et la fin du récit : un an s’est écoulé.(11 mois) 

Nous sommes dans une tragédie : la progression du mal joue le rôle de la fatalité extérieure.

Le livre se divise en 5 parties. (Elles suivent la courbe ascendante puis descendante de la maladie. Le point culminant se trouve dans la 3° partie)

1° partie : apparition des rats le 16 avril, premières victimes; montée de l’inquiétude. l’État de peste est déclaré en mai
2° partie : la peste s’installe; la lutte s’organise; Paneloux prononce son 1° sermon (Entre mai et Juillet)
3° partie : c’est la plus brève mais correspond à la plus haute intensité du fléau Elle est construite sur 2 thèmes : séparation des amants/incinération des corps (Mois d’aout)
4° partie : c’est la plus tragique avec la mort de l’enfant mais elle s’achève sur la guérison inespérée de Grand (Setembre à décembre)
5° partie : les 1° signes de libération se font sentir;  la ville retrouve son visage passé, les signes de la peste sont effacés. (Janvier et février/Le 10 février Oran est libérée)

 

Le récit est organisé non pas par les dates chiffrées mais Mais en fonction des événements importants dans la ville :

  • la fermeture des portes
  • le prêche de Paneloux
  • la mort de l’enfant Othon…

La Peste possède donc sa propre temporalité ; c’est comme si les habitants vivaient au rythme du fléau. Chaque partie raconte un laps de temps différent ce qui dessine une structure symétrique mimant la progression puis la disparition progressive de la maladie. le mois d’août occupe à lui seule une seule partie (la troisième) il a ainsi mis en valeur car c’est le mois où la peste atteint son paroxysme.

Par ailleurs la structure en cinq parties évoque une tragédie classique

L’espace

Oran, années 60

La peste s’infiltre partout.
La fermeture de la ville par les autorités produit une unité de lieu tragique. Les pers. sont enfermés dans un univers clos impossible à franchir. Pendant la Peste, Oran symbolise une ville occupée.

  • Lieux de passage : une ville où la communication est facile. Mais pendant la Peste, les lieux de rencontre deviennent des lieux morts.
  • La nature : Le soleil, le vent…apportent la mort.
  • Lieux fermés : à la fois lieux de l’intimité et de l’intimité brisée (quitter l’appart pour mourir ailleurs)ou lieu de mort (mort de l’enfant).
  • L’ailleurs : on ne peut s’échapper du lieu tragique que par le rêve : Paris pour Rambert par exple.

La Grande Librairie sur Camus

La Grande Librairie sur Camus

 Problématique générale :

En quoi le fléau qui s’abat sur la ville d’Oran est-il révélateur du regard que portent les personnages et, à travers eux, le romancier, sur le monde ? 

En quoi les différentes représentations de la Peste dans le roman illustrent-t-elles la vision du monde de Camus ?

Il faut connaitre l’incipit et l’excipit même si vous ne les avez pas en lecture analytique…

L’incipit :

Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran, De l’avis général, ils n’y étaient pas à leur place, sortant un peu de l’ordinaire. A première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne.

La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant d’autres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire ? Le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou par les corbeilles de fleurs que des petits vendeurs ramènent des banlieues ; c’est un printemps qu’on vend sur les marchés. Pendant l’été, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise; on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.

Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment oh y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C’est-à-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir, lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes.

On dira sans doute que cela n’est pas particulier à notre ville et qu’en somme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien n’est plus naturel, aujourd’hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon d’autre chose. En général, cela ne change pas leur vie. Seulement, il y a eu le soupçon et c’est toujours cela de gagné. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons, c’est-à-dire une ville tout à fait moderne. Il n’est pas nécessaire, en conséquence, de préciser la façon dont on s’aime chez nous. Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude à deux. Entre ces extrêmes, il n’y a pas souvent de milieu. Cela non plus n’est pas original. A Oran comme ailleurs, faute de temps et de réflexion, on est bien obligé de s’aimer sans le savoir.

  Ce qui est plus original dans notre ville est la difficulté qu’on peut y trouver à mourir. Difficulté, d’ailleurs, n’est pas le bon mot et il serait plus juste de parler d’inconfort. Ce n’est jamais agréable d’être malade, mais il y a des villes et des pays qui vous soutiennent dans la maladie, où l’on peut, en quelque sorte, se laisser aller. Un malade a besoin de douceur, il aime à s’appuyer sur quelque chose, c’est bien naturel. Mais à Oran, les excès du climat, l’importance des affaires qu’on y traite, l’insignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la qualité des plaisirs, tout demande la bonne santé. Un malade s’y trouve bien seul. Qu’on pense alors à celui qui va mourir, pris au piège derrière des centaines de murs crépitants de chaleur, pendant qu’à la même minute, toute une population, au téléphone ou dans les cafés, parle de traites, de connaissements et d’escompte. On comprendra ce qu’il peut y avoir d’inconfortable dans la mort, même moderne, lorsqu’elle survient ainsi dans un lieu sec.

Ces quelques indications donnent peut-être une idée suffisante de notre cité. Au demeurant, on ne doit rien exagérer. Ce qu’il fallait souligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie. Mais on passe ses journées sans difficultés aussitôt qu’on a des habitudes. Du moment que notre ville favorise justement les habitudes, on peut dire que tout est pour le mieux. Sous cet angle, sans doute, la vie n’est pas très passionnante. Du moins, on ne connaît pas chez nous le désordre. Et notre population franche, sympathique et active, a toujours provoqué chez le voyageur une estime raisonnable. Cette cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme finit par sembler reposante, on s’y endort enfin.

Mais il est juste d’ajouter qu’elle s’est greffée sur un paysage sans égal, au milieu d’un plateau nu, entouré de collines lumineuses, devant une baie au dessin parfait. On peut seulement regretter qu’elle se soit construite en tournant le dos à cette baie et que, partant, il soit impossible d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher. Arrivé là, on admettra sans peine que rien ne pouvait faire espérer à nos concitoyens les incidents qui se produisirent au printemps de cette année-là et qui furent, nous le comprîmes ensuite, comme les premiers signes de la série des graves événements dont on s’est proposé de faire ici la chronique. Ces faits paraîtront bien naturels à certains et, à d’autres, invraisemblables au contraire. Mais, après tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche est seulement de dire :  « Ceci est arrivé », lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu’il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur cœur la vérité de ce qu’il dit.

Du reste, le narrateur, qu’on connaîtra toujours à temps, n’aurait guère de titre à faire valoir dans une entreprise de ce genre si le hasard ne l’avait mis à même de recueillir un certain nombre de dépositions

et si la force des choses ne l’avait mêlé à tout ce qu’il prétend relater. C’est ce qui l’autorise à faire œuvre d’historien. Bien entendu, un historien, même s’il .est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens : son témoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque, par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre ses mains. Il se propose d’y puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira. Il se propose encore… Mais il est peut-être temps de laisser les commentaires et les précautions de langage pour en venir au récit lui-même. La relation des premières journées demande quelque minutie


 

Quelques remarques sur cet incipit

Lecture analytique n°1 :  

— Soyez sûr que je vous comprends, dit enfin Rieux, mais votre raisonnement n’est pas bon. Je ne peux pas vous faire ce certificat parce qu’en fait, j’ignore si vous avez ou non cette maladie et parce que, même dans ce cas, je ne puis pas certifier qu’entre la seconde où vous sortirez de mon bureau et celle où vous entrerez à la préfecture, vous ne serez pas infecté. Et puis même…

— Et puis même ? dit Rambert.

— Et puis, même si je vous donnais ce certificat, il ne vous servirait de rien.

— Pourquoi?

— Parce qu’il y a dans cette ville des milliers d’hommes dans votre cas et qu’on ne peut cependant pas les laisser sortir.

— Mais s’ils n’ont pas la peste eux-mêmes ?

— Ce n’est pas une raison suffisante. Cette histoire est stupide, je sais bien, mais elle nous concerne tous. Il faut la prendre comme elle est.

—Mais je ne suis pas d’ici !

  — A partir de maintenant, hélas! vous serez d’ici comme tout le monde. L’autre s’animait :

— C’est une question d’humanité, je vous le jure. Peut-être ne vous rendez-vous pas compte de ce que signifie une séparation comme celle-ci pour deux personnes qui s’entendent bien.

Rieux ne répondit pas tout de suite. Puis il dit qu’il croyait qu’il s’en rendait compte. De toutes ses forces, il désirait que Rambert retrouvât sa femme et que tous ceux qui s’aimaient fussent réunis, mais il y avait des arrêtés et des lois, il y avait la peste, son rôle à lui était de faire ce qu’il fallait.

  • Non, dit Rambert avec amertume, vous ne pouvez pas comprendre. Vous parlez le langage de la raison, vous êtes dans l’abstraction.

Le docteur leva les yeux sur la République et dit qu’il ne savait pas s’il parlait le langage de la raison, mais il parlait le langage de l’évidence et ce n’était pas forcément la même chose. Le journaliste rajustait sa cravate :

— Alors, cela signifie qu’il faut que je me débrouille autrement? Mais, reprit-il avec une sorte de défi, je quitterai cette ville. Le docteur dit qu’il le comprenait encore, mais que cela ne le regardait pas.

  • Si, cela vous regarde, fit Rambert avec un éclat soudain. Je suis venu vers vous parce qu’on m’a dit que vous aviez eu une grande part dans les décisions prises. J’ai pensé alors que, pour un cas au moins, vous pourriez défaire ce que vous aviez contribué à faire. Mais cela vous est égal. Vous n’avez pensé à personne. Vous n’avez pas tenu compte de ceux qui étaient séparés.

Rieux reconnut que, dans un sens, cela était vrai, il n’avait pas voulu en tenir compte.

— Ah ! je vois, fit Rambert, vous allez parler de service public. Mais le bien public est fait du bonheur de chacun.

  • Allons, dit le docteur qui semblait sortir d’une distraction, il y a cela et il y a autre chose. Il ne faut pas juger. Mais vous avez tort de vous fâcher. Si vous pouvez vous tirer de cette affaire, j’en serai profondément heureux. Simplement, il y a des choses que ma fonction m’interdit.

  

Lecture analytique n°2 

  Au mois de juin, on constate une recrudescence de l’épidémie. Le père Pasdeloup prononce alors un prêche qui présente la peste comme un châtiment divin et vise à faire revenir les fidèles à une foi plus ferme. 

 

Il avait une voix forte, passionnée, qui portait loin, et lorsqu’il attaqua l’assistance  d’une seule phrase véhémente et martelée : « Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l’avez mérité », un remous parcourut l’assistance jusqu’au parvis.

Logiquement, ce qui suivit ne semblait pas se raccorder à cet exorde pathétique. C’est la suite du discours qui fit seulement comprendre à nos concitoyens que, par un procédé oratoire habile, le Père avait donné en une seule fois, comme on assène un coup, le thème de son prêche entier. Paneloux, tout de suite après cette phrase, en effet, cita le texte de l’Exode relatif à la peste en Égypte et dit : « La première fois que ce fléau apparaît dans l’histoire, c’est pour frapper les ennemis de Dieu. Pharaon s’oppose aux desseins éternels et la peste le fait alors tomber à genoux. Depuis le début de toute histoire, le fléau de Dieu met à ses pieds les orgueilleux et les aveugles. Méditez cela et tombez à genoux. »

La pluie redoublait au dehors et cette dernière phrase, prononcée au milieu d’un silence absolu, rendu plus profond encore par le crépitement de l’averse sur les vitraux, retentit avec un tel accent que quelques auditeurs, après une seconde d’hésitation, se laissèrent glisser de leur chaise sur le prie-Dieu. D’autres crurent qu’il fallait suivre leur exemple si bien que, de proche en proche, sans un autre bruit que le craquement de quelques chaises, tout l’auditoire se trouva bientôt à genoux. Paneloux se redressa alors, respira profondément et reprit sur un ton de plus en plus accentué : « Si, aujourd’hui, la peste vous regarde, c’est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler. Dans l’immense grange de l’univers, le fléau implacable battra le blé humain jusqu’à ce que la paille soit séparée du grain. Il y aura plus de paille que de grain, plus d’appelés que d’élus, et ce malheur n’a pas été voulu par Dieu. Trop longtemps, ce monde a composé avec le mal, trop longtemps, il s’est reposé sur la miséricorde divine. Il suffisait du repentir, tout était permis. Et pour le repentir, chacun se sentait fort. Le moment venu, on l’éprouverait assurément. D’ici là, le plus facile était de se laisser aller, la miséricorde divine ferait le reste. Eh bien ! Cela ne pouvait durer. Dieu qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette ville son visage de pitié, lassé d’attendre, déçu dans son éternel espoir, vient de détourner son regard. Privés de la lumière de Dieu, nous voici pour longtemps dans les ténèbres de la peste ! »

 

Lecture analytique n°3 :  

À la fin de novembre, Tarrou se confie à Rieux pour la première fois. Après avoir présenté les raisons qui l’ont amené à refuser les condamnations à mort, il explique ses choix de vie et crée  des liens d’amitié avec Rieux.

 

Et c’est pourquoi j’ai décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir.

« C’est pourquoi encore cette épidémie ne m’apprend rien, sinon qu’il faut la combattre à   vos côtés. Je sais de science certaine (oui, Rieux, je sais tout de la vie, vous le voyez bien) que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la  volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distraction possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c’est bien fatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pas vouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd’hui, se trouve un peu pestiféré.   Mais c’est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l’être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort.

« D’ici là, je sais que je ne vaux plus rien pour ce monde lui-même et qu’à partir du moment où j’ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif. Ce sont les autres qui feront l’histoire. Je sais aussi que je ne puis apparemment juger ces autres. Il y a une qualité   qui me manque pour faire un meurtrier raisonnable. Ce n’est donc pas une supériorité. Mais maintenant, je consens à être ce que je suis, j’ai appris la modestie. Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. Cela vous paraîtra peut-être un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est vrai. J’ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tête, et   qui ont tourné suffisamment d’autres têtes pour les faire consentir à l’assassinat, que j’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je n’y suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition.(…)

 Le vent se levait à nouveau et Rieux sentit qu’il était tiède sur sa peau. Tarrou se secoua :

– Savez-vous dit-il, ce que nous devrions faire pour l’amitié ?

– Ce que vous voulez, dit Rieux.

– Prendre un bain de mer. Même pour un futur saint c’est un plaisir digne.

Lecture analytique n°4 :   

Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard,* Tarrou,* ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux * avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c’était leur force et leur innocence et c’est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu’il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.

Ecoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

 

Questions sur La Peste

Texte n°1  Camus, Lettre à un ami Allemand (A directe)

Vous n’avez jamais cru au sens de ce monde (absurde) et vous en avez tiré l’idée que tout était équivalent (Caligula) et que le bien et le mal se définissaient selon qu’on le voulait. Vous avez supposé qu’en l’absence de toute morale humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c’est-à-dire la violence et la ruse. Vous en avez conclu que l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme, que dans la plus insensée des histoires   la tâche d’un individu ne pouvait être que l’aventure de la puissance, et sa morale, le réalisme des conquêtes. Et à la vérité, moi qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d’argument à vous opposer, sinon un goût violent de la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions.

 

Où était la différence ? C’est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n’y ai jamais consenti. C’est que vous admettiez assez l’injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu’il m’apparaissait au contraire que l’homme devait affirmer la justice pour lutter contre l’injustice éternelle,   créer du bonheur pour protester contre l’univers du malheur. Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que vous vous en êtes délivré en l’érigeant en principe, vous avez accepté de détruire les œuvres de l’homme et de lutter contre lui pour achever sa misère essentielle. Et moi, refusant d’admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voulais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant.

Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode (vous auriez dit indifférent) qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands. Parce que vous étiez las de lutter contre le ciel, vous vous êtes reposés dans cette épuisante aventure où votre tâche est de mutiler les âmes et de détruire la terre. Pour tout dire, vous avez choisi l’injustice, vous vous êtes mis avec les dieux. Votre logique n’était qu’apparente.

J’ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à la terre. Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n’a pas d’autres raisons que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée qu’on se fait de la vie. Votre sourire et votre dédain me diront : qu’est-ce que sauver l’homme ? Mais je vous le crie de tout moi-même, c’est ne pas le mutiler et c’est donner ses chances à la justice qu’il est le seul à concevoir.     


 Camus , Lettres à un ami allemand (1945)

La quatrième lettre, tout en évoquant la fin imminente du régime nazi, déplace le débat avec l’ami allemand sur un plan plus philosophique.

À partir d’un constat de départ commun selon lequel le monde n’a pas de sens, l’auteur des Lettres dénonce chez son « ami » allemand l’absence de toute morale humaine et l’affirmation de l’équivalence du bien et du mal.

Or pour Camus,  alors qu’on ne peut désespérer de l’homme, seul être à exiger du sens et qui le crée en luttant pour la justice et le bonheur, au besoin en entrant dans l’histoire.

Ainsi comme le Rhénan qui résiste en tendant la main aux deux déportés, Camus prône la révolte et  la justice qui sont ce qui caractérise l’homme.

Si les deux hommes (Camus et l’Allemand) partent du même constat, à savoir que le monde n’a pas de sens, ils arrivent à des choix totalement opposés.

Camus comme le Rhénan dans le texte d’Antelme choisit la révolte et la solidarité.

L ‘ami allemand choisit la barbarie des SS.

 

Texte n°1  Camus, Lettre à un ami Allemand (A directe)

Texte n°2  Henri Michaux, Exorcismes, Ecce Homo, “J’ai vu l’homme)

Henri Michaux (1899-1984) est un auteur inclassable : poète qui malmène le langage, voyageur dans des contrées parfois imaginaires, peintre et dessinateur. Pour parvenir à la connaissance de soi, il utilise écriture, dessin, drogue, observation scientifique.

 

Exorcismes, paru en 1943, sera augmenté en 1946 d’Épreuves  Sans être un écrivain engagé, H. Michaux ne peut rester insensible au choc de la guerre.

  • Ecce homo ” (Voici l’homme) sont les mots par lesquels Ponce Pilate présente au peuple le Christ couronné d’épines (Évangile de saint Jean, XIX-5).

(Extraits)

 

Henri Michaux (1899-1984)

Qu’as-tu fait de ta vie, pitance de roi ? 
J’ai vu l’homme. 
Je n’ai pas vu l’homme comme la mouette, vague au ventre, qui file rapide sur la mer indéfinie. 

J’ai vu l’homme à la torche faible, ployé et qui cherchait.  
Il avait le sérieux de la puce qui saute, mais son saut était rare et réglementé. 
Sa cathédrale avait la flèche molle.  
Il était préoccupé. 

Je n’ai pas entendu l’homme, les yeux humides de piété, dire au serpent qui le pique mortellement : «  Puisses-tu renaître homme et lire les Védas! »  
Mais j’ai entendu l’homme comme un char lourd sur sa lancée écrasant mourants et morts, et il ne se retournait pas. 
Son nez était relevé comme la proue des embarcations  
Vikings, mais il ne regardait pas le ciel, demeure des dieux; il regardait le ciel suspect, d’où pouvaient sortir à tout instant des machines implacables, porteuses de bombes puissantes. 
Il avait plus de cerne que d’yeux, plus de barbe que de peau, plus de boue que de capote, mais son casque était toujours dur. 
Sa guerre était grande, avait des avants et des arrières, avait des avants et des après.  
Vite partait l’homme, vite partait l’obus.  
L’obus n’a pas de chez soi.  
Il est pressé quand même. 

Je n’ai pas vu paisible, l’homme au fabuleux trésor de chaque soir pouvoir s’endormir dans le sein de sa fatigue amie.  

Je l’ai vu agité et sourcilleux. 
Sa façade de rires et de nerfs était grande, mais elle mentait.  
Son ornière était tortueuse.  
Ses soucis étaient ses vrais enfants. 

Depuis longtemps le soleil ne tournait plus autour de la Terre.  
Tout le contraire. 

Puis il lui avait encore fallu descendre du singe. 

Il continuait à s’agiter comme fait une flamme brûlante, mais le torse du froid, il était là sous sa peau. 

Je n’ai pas vu l’homme comptant pour homme.  
J’ai vu « Ici, l’on brise les hommes ».  
Ici, on les brise, là on les coiffe et toujours il sert.  
Piétiné comme une route, il sert. 

Je n’ai pas vu l’homme recueilli, méditant sur son être admirable.  
Mais j’ai vu l’homme recueilli comme un crocodile qui de ses yeux de glace regarde venir sa proie et, en effet, il l’attendait, bien protégé au bout d’un fusil long.  
Cependant, les obus tombant autour de lui étaient encore beaucoup mieux protégés.  
Ils avaient une coiffe à leur bout qui avait été spécialement étudiée pour sa dureté, pour sa dureté implacable. 

Je n’ai pas vu l’homme répandant autour de lui l’heureuse conscience de la vie.  
Mais j’ai vu l’homme comme un bon bimoteur de combat répandant la terreur et les maux atroces. 

Il avait, quand je le connus, à peu près cent mille ans et faisait aisément le tour de la Terre.  
Il n’avait pas encore appris à être bon voisin. 

Il courait parmi eux des vérités locales, des vérités nationales.  
Mais l’homme vrai, je ne l’ai pas rencontré. 

Toutefois excellent en réflexes et en somme presque innocent : l’un allume une cigarette; l’autre un pétrolier. 
Je n’ai pas vu l’homme circulant dans la plaine et les plateaux de son être intérieur, mais je l’ai vu faisant travailler des atomes et de la vapeur d’eau, bombardant des fractions d’atomes, regardant avec des lunettes son estomac, sa vessie, les os de son corps et se cherchant en petits morceaux, en réflexes de chien. 

Je n’ai pas entendu le chant de l’homme, le chant de la contemplation des mondes, le chant de la sphère, le chant de l’immensité, le chant de l’éternelle attente. 

Mais j’ai entendu son chant comme une dérision, comme un spasme.  
J’ai entendu sa voix comme un commandement, semblable à celle du tigre, lequel se charge en personne de son ravitaillement et s’y met tout entier. 

J’ai vu les visages de l’homme.  
Je n’ai pas vu le visage de l’homme comme un mur blanc qui fait lever les ombres de la pensée, comme une boule de cristal qui délivre des passages de l’avenir, mais comme une image qui fait peur et inspire la méfiance. 

J’ai vu la femme, couveuse d’épines, la femme monotone à l’ennui facile, avec la glande d’un organe honteux faisant la douceur de ses yeux.  
Les ornements dont elle se couvrait, qu’elle aimait tant, disaient «  
Moi.  
Moi.  
Moi ».  
C’était donc bien lui, lui, toujours l’homme, l’homme gonflé de soi, mais pourtant embarrassé et qui veut se parfaire et qui tâtonne, essayant de souder son clair et son obscur. 

Avec de plus longs cheveux et des façons de liane, c’était toujours le même à la pente funeste, l’homme empiétant qui médite de peser sur votre destin. 

J’ai vu l’époque, l’époque tumultueuse 
et mauvaise travaillée par les hormones de la haine et des pulsions de la domination, l’époque destinée à devenir fameuse, à devenir l’Histoire, qui s’y chamarrerait de l’envers de nos misères, mais c’était toujours lui, ça tapait toujours sur le même clou.  
Des millions de son espèce vouée au malheur entraient en indignation au même moment et se sentaient avoir raison avec violence, prêts à soulever le monde, mais c’était pour le soulever sur les épaules brisées d’autres hommes. 
La guerre! l’homme, toujours lui, l’homme à la tête de chiffres et de supputations sentant la voûte de sa vie d’adulte sans issue et qui veut se donner un peu d’air, qui veut donner un peu de jeu à ses mouvements étroits, et voulant se dégager, davantage se coince. 

La Science, l’homme encore, c’était signé.  
La science aime les pigeons décérébrés, les machines nettes et tristes, nettes et tristes comme un thermocautère sectionnant un viscère cependant que le malade écrasé d’éther gît dans un fond lointain et indifférent. 

Et c’étaient les philosophies de l’animal le moins philosophique du monde, des ies et des ismes ensevelissant de jeunes corps dans de vieilles draperies, mais quelque chose d’alerte aussi et c’était l’homme nouveau, l’homme insatisfait, à la pensée caféinée, infatigablement espérant qui tendait les bras. (Vers quoi les bras ne peuvent-ils se tendre ?) 

Et c’était la paix, la paix assurément, un jour, bientôt, la paix comme il y en eut déjà des millions, une paix d’hommes, une paix qui n’obturerait rien. 

Voici que la paix s’avance semblable à un basset pleuretique et l’homme plancton, l’homme plus nombreux que jamais, l’homme un instant excédé, qui attend toujours et voudrait un peu de lumière … 

 

Ecce Homo, Extrait de “l’Espace du Dedans”  (Gallimard),

 

Commentaire sur le texte de Michaux

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