Camus, Lettre à un ami Allemand (1945)
Vous n’avez jamais cru au sens de ce monde (absurde) et vous en avez tiré l’idée que tout était équivalent (Caligula) et que le bien et le mal se définissaient selon qu’on le voulait. Vous avez supposé qu’en l’absence de toute morale humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c’est-à-dire la violence et la ruse. Vous en avez conclu que l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme, que dans la plus [tooltip tip=”qui n’a pas de sens”]insensée[/tooltip] des histoires (pas de sens) la tâche d’un individu ne pouvait être que l’aventure de la puissance, et sa morale, le réalisme des conquêtes. Et à la vérité, moi qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d’argument à vous opposer, sinon un goût violent de la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions.
Où était la différence ? C’est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n’y ai jamais consenti. C’est que vous admettiez assez l’injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu’il m’apparaissait au contraire que l’homme devait affirmer la justice pour lutter contre l’injustice éternelle, (humanisme camusien) créer du bonheur pour protester contre l’univers du malheur. Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que vous vous en êtes délivré en l’érigeant en principe, vous avez accepté de détruire les œuvres de l’homme et de lutter contre lui pour achever sa misère essentielle. Et moi, refusant d’admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voulais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant.
Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode (vous auriez dit indifférent) qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands. Parce que vous étiez las de lutter contre le ciel, vous vous êtes reposés dans cette épuisante aventure où votre tâche est de mutiler les âmes et de détruire la terre. Pour tout dire, vous avez choisi l’injustice, vous vous êtes mis avec les dieux. Votre logique n’était qu’apparente.
J’ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à la terre. Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n’a pas d’autres raisons que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée qu’on se fait de la vie. Votre sourire et votre dédain me diront : qu’est-ce que sauver l’homme ? Mais je vous le crie de tout moi-même, c’est ne pas le mutiler et c’est donner ses chances à la justice qu’il est le seul à concevoir.
La quatrième lettre, tout en évoquant la fin imminente du régime nazi, déplace le débat avec l’ami allemand sur un plan plus philosophique. À partir d’un constat de départ commun selon lequel le monde n’a pas de sens, l’auteur des Lettres dénonce chez son « ami » allemand l’absence de toute morale humaine et l’affirmation de l’équivalence du bien et du mal. Or pour Camus, alors qu’on ne peut désespérer de l’homme, seul être à exiger du sens et qui le crée en luttant pour la justice et le bonheur, au besoin en entrant dans l’histoire.
Schéma du texte de Camus
Camus prône la révolte et la justice qui sont ce qui caractérise l’homme.
Si les deux hommes partent du même constat, à savoir que le monde n’a pas de sens, ils arrivent à des choix totalement opposés. Camus comme le Rhénan dans le texte d’Antelme choisit la révolte et la solidarité, L ‘ami allemand choisit la barbarie comme les SS.