Nathalie Sarraute,ENFANCE, 1983

Parcours… RECIT & CONNAISSANCE DE SOI

Nathalie Sarraute vers 1905

« Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait fait apercevoir que l’œuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ».

Marcel Proust, A La Recherche du Temps perdu



LE CONTEXTE

Quelques années avant la parution d’Enfance (1983) ont été publiées un certain nombre d’autobiographiesatypiques. Depuis les années 70, l’autobiographie a connu des mutations.

Philippe Gasparini, auteur d’un livre intitulé    Autofiction. Une aventure du langage, propose le néologisme «autonarration » pour désigner les nouvelles écritures du Moi. Il le définit de la façon suivante : Texteautobiographique et littéraire présentant de nombreux traits d’oralité, d’innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d’altérité, de disparate et d’autocommentaires qui tendent à problématiser le rapport entre l’écriture et l’expérience.

Beaucoup d’éléments de cette définition s’appliquent tout à fait à Enfance dans la mesure où ce texte pose laquestion du « rapport entre écriture et expérience ». 

Les écrivains qui ont marqué la littérature moderne de la seconde moitié du 20e siècle, comme Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Marguerite Duras ou Alain Robbe-Grillet, ont pratiqué l’autobiographie à la fin de leur carrière.

L' AUTEUR

Nathalie Sarraute, 1900-1999

(Natalia Ilinitchna Tcherniak)

 

L'OEUVRE

ENFANCE, 1983

 Enfance s’ouvre   sur un discours entre deux voix ,« je» et « tu» renvoyant  à une situation d’énonciation  mais  qui reste encore à définir.  

Dialogue entre l’instance narrative “je”, qui veut écrire son autobiographie et l’autre,”tu”, dont l’identité fait d’abord problème, voix critique, inquisitrice.  Ce ‘tu” est  une sorte de double de l’auteure dont le rôle n’est pas fixé.

Le dialogue de l’incipit entre l’auteure et son double doit être vu comme une sorte de pacte de lecture.

Le projet

Le projet initial de N. Sarraute était, dans la continuité de son œuvre antérieure, de revivre et de faire revivre à son lecteur les tropismes*. Grâce à une écriture qui cherche à faire émerger ces mouvements intérieurs en les ralentissant et en les grossissant, le lecteur est invité à les vivre, alors qu’il n’a pas le temps de s’y arrêter dans sa vie quotidienne. Toutefois, le dispositif narratif lui permet aussi, grâce au double de la narratrice, de se garder de toute empathie et de maintenir une certaine distance sans se laisser submerger par l’émotion.

Enfance s’efforce  , tout comme les autres livres de l’auteur, de faire ressurgir des sensations inconnues à partir de la mémoire intime de la romancière.

Le choix du genre autobiographique (choix qui en a étonné plus d’un la hantise de l’écrivaine pour la forme et ce type de récit) explique en grande partie cette disparité:

 

Le titre

« Enfance » : il n’y a pas de déterminant qui précède le mot. Pourquoi ? C’est une façon de placer le récit entre l’enfance propre à l’auteur et une perception générale de l’enfance.

En ne mettant pas de déterminant devant le mot enfance, N. Sarraute annonce que ce que le lecteur va trouver dans le livre est plutôt un texte sur l’enfance en général que sur la sienne propre. Ce peut être son enfance comme celle de n’importe qui. Ce qu’elle cherche à saisir, c’est ce qui serait commun à toutes les enfances.

Par le titre, il y a donc la volonté de se distancier du récit autobiographique classique.

La plupart du temps, dans le récit autobiographique, auteur, narrateur et personnage sont une même personne.

Le genre

Qu’est-ce que l’autobiographie?

Enfance et le genre autobiographique

Il y a bien équivalence entre auteur, narrateur et personnage, mais l’œuvre ne porte que sur l’enfance ; sa finalité n’est pas l’histoire de la personnalité ; aucun pacte de lecture ne figure explicitement en début ou en fin de texte. Le but de l’auteur n’est ni de se connaitre soi-même ni de retracer l’histoire de sa personnalité mais de poursuivre la recherche menée dans toute son œuvre : la mise au jour des tropismes, ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience », qui « sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir » et qui constituent « la source secrète de notre existence » (Sarraute, 1956 ).

 N. Sarraute a expliqué inlassablement son projet qui consiste à faire renaitre « avant qu’ils disparaissent » (c’est le premier titre qu’elle avait envisagé) ces mouvements ténus qui sont encore plus indéfinissables chez l’infans, celui qui ne parle pas encore.

Pour aller plus loin, Lejeune sur l’autobiographie sur canal-U

Les genres proches de l’autobiographie…

  • Les mémoires: « récit qu’une personne fait par écrit des choses, des événements auxquels elle a participé ou dont elle a été témoin ».Les mémoires ont pour objet principal les évènements historiques ou sociaux   pendant la vie du mémorialiste  généralement un personnage public  .

 Par exemple : Les Mémoires du général de Gaulle. Le narrateur est à la fois témoin et personnage principal

Mais c’est un peu différent avec les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir sont bien une autobiographie.

  • Le roman autobiographique. Le « je » autobiographique n’est pas assumé. C’est la 3° personne qui est utilisée « il »/ « elle »

Par exemple le roman Adolphe de Benjamin Constant

  • L’autoportrait : En littérature le projet de raconter l’histoire d’une personnalité n’est pas avoué. La linéarité chronologique de la vie de l’auteur n’est pas respectée ; l’ordre est thématique ou logique. C’est ce que fait  Montaigne dans ses Essais.
  • Le journal intime: le narrateur (qui se confond avec l’auteur) raconte ses pensées au jour le jour, parfois de façon fragmentaire.
  • L’autofiction : (Serge Doubrovsky)« Fiction d’évènements et de faits strictement réels. »= raconter sa vie en la réinventant, en passant par une « mise en scène ».

Des pactes autobiographiques célèbres…

XVI° siècle : Montaigne, Les Essais

Les Essais de Montaigne sont une forme autobiographique. L’auteur y emploie la 1° personne et anonce son projet, assurant qu’il se montrera tel qu’il est.

Et parlant de lui-même, il parle aussi de l’Homme et de sa condition. 

 

C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis: à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre: ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc.

 XVIII° siècle : Rousseau, Les Confessions

 

 Intus et in cute

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon coeur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce ne que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son coeur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là.

 

Nathalie Sarraute et sa mère

Les tropismes

Les tropismes, d’après l’auteur : “ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir…”

 Tropismes, publié en 1939 contient les éléments dont, ensuite, Nathalie Sarraute tirera parti : textes très courts où une conscience jamais nommée, simple référence impersonnelle, s’ouvre ou se rétracte à l’occasion d’une excitation extérieure… ».

Ce qui constitue l’essentiel de la création de Nathalie Sarraute c’est l’expression du tropisme.

 

Le livre devait avoir pour titre « Avant qu’ils disparaissent ». « Ils », ce sont les tropismes. Et ce sont précisément les tropismes qui distinguent nettement Nathalie Sarraute du reste de sescontemporains.

Qu’est-ce qu’un tropisme ?

  1. Sarraute explore les profondeurs et les méandres de la sous- conscience, siège des tropismes. Ce titre de son premier ouvrage pourrait s’appliquer à tous ses écrits. On retrouve les tropismes dans tous ses romans.

Mais encore faut-il préciser ce que sont les « tropismes ».

 En science : « une forme de réponse que l’on voit mise en oeuvre chez les animaux peu élevés en organisation, aussi bien chez les plantes, et qui consiste en des attirances ou des répulsions exercées sur l’organisme par certains facteurs externes : ce sont les « tropismes »(9), grâce auxquels se réalise une adaptation instantanée aux excitations perçues par lesrécepteurs.

En d’autres termes, il s’agit des réactions physiques spontannés imperceptibles – les réflexes- et des mouvements indéfinissables d’attirance ou de répulsion, qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles.

Appliqués aux relations humaines, les tropismes résument en une certaine mesure la vie psy- chologique dynamique enfouie au fond de l’être et qui échappe à la conscience lucide, renvoient à des « sentiments fugaces, brefs, intérieurs, mais inexpliqués : phrases stéréotypées, conventions sociales ; sous la banalité apparente de ces conventions du discours, il existe en effet des rapports humains complexes, des sentiments internes parfois violents déclenchés par la présence d’autrui ou par les paroles des autres » .

En d’autres termes, des réactions pour ainsi dire physiques. La présence d’autrui par exemple suffit pour activer ce magma intérieur, cette matière psychologique en perpétuelle formation

Pour Sarraute 

Ce sont des « petits bouts de quelque chose d’encore vivant » qui se présentent à sa mémoireaffective. Il ne faut pas oublier qu’Enfance s’achève précisément vers 11 ans, quand lessouvenirs apparaissent trop clairement à la conscience

Ce sont les impressions, les sensations de l’enfance dont la mémoire a gardé une trace informe que N. Sarraute cherche à saisir, « hors des mots ». Il s’agit de sensations indicibles qu’il va falloir rendre dicibles. Des impressions enfouies dans l’épaisseur de la mémoire que les mots vont tenter de ressusciter. C’est là que se trouve l’enjeu du texte.

Finalement, les évènements ne sont qu’anecdotiques, c’est comme un décor de fond qui sert à mettre en scène les impressions. Ainsi par exemple, l’épisode de l’ablation des amygdales n’est là que pour rappeler les impressions qui ont précédées et pour donner à voir le sentiment de trahison qu’il a fait naitre chez la petite fille.

Dans ce passage, on a d’abord une scène de cris inexpliqués, puis la représentation imaginaire de la grand-mère attendue impatiemment et enfin les propos de la mère : « Mon petit chaton, il fallait t’opérer …». Ce qui compte ici, ce sont les impressions.

La particularité de Sarraute, c’est qu’elle ne cherche pas à faire sortir totalement et clairement le souvenir mais plutôt à le conserver dans une sorte de flou, de brume qui lui conserve sa vitalité et son authenticité. Elle cherche uniquement à retrouver l’atmosphère « ouatée » de l’enfance dans laquelle les souvenirs sont indistincts. (Ce sera la différence avec Proust, qui lui transforme la sensation en quelque chose d’identifiable).

On dirait que pour Sarraute, seule la mémoire de la sensation assure la permanence de l’être.

 

Le thème du récit d'enfance

Le livre s’ouvre in média res, sur un étrange dialogue : « Alors tu vas vraiment faire ça ? / Evoquer tes souvenirs d’enfance… ».

Evoquer des souvenirs d’enfance est une forme convenue, banale avec des passages obligés : lieux, milieu… place des parents, rapports entre les êtres, jeux, entrée à l’école, premières amitiés et premières amours, livres préférés…

Chez Sarraute, ces conventions sont là. Nous savons ou et commet elle grandit, la Russie, La France, laSuisse…les rapports avec la mère, avec le père…et pourtant Sarraute échappe au conformisme du genre.

Elle ne « romance » pas son enfance. Elle choisit de se placer à l’intérieur de cette enfance. Et elle choisit de ne retenir que ce que l’enfant en perçoit. L’enfant ne peut juger son enfance (ça c’est ce que l’adulte fait plus tard), il ne fait que la ressentir.

Chez Sarraute, les êtres ne sont définis que par leurs paroles, leurs actes et les tropismes qu’ils font naitre.

La protection de la « ouate »

La ouate dont il est question dans Enfance s’inspire de « l’épaisse couche de neige très blanche » de la Russie natale mais surtout elle représente la mémoire involontaire. Cette mémoire est inconsciente et c’est elle que l’écriture cherche à ressusciter pour « faire surgir quelques moments , quelques mouvements qui semblent encore intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres, molles, ouatées, qui se défont, qui disparaissent avec l’enfance ».

Une écriture fragmentée

Enfance est composé de 70 brefs chapitres sans titre ni numéro, encadrés par 3 pages d’introduction et unedemi-page de conclusion.

Chaque chapitre correspond à un moment de la mémoire. Comme un album photo ; Il n’y a en apparence pas de lien logique entre les différents « flashs ». Pourtant, il n’ y a pas de désordre chronologique ; les « flashs » mémoriels se regroupent en séquence qui ont une unité :

L’auteure ne cherche pas à reconstituer « après coup », à colmater…

L’impression est celle du surgissement du souvenir, de la mémoire involontaire à l’œuvre. L’écriturs’efforce de reproduire le fonctionnement de la mémoire involontaire.

Les fragments de mémoire se succèdent souvent par association d’idées mais il n‘y a pas de réel désordre chronologique :

Une écriture dialogue

LE LANGAGE
La force de la parole :  

Tout d’abord, Natacha est confrontée au langage par la parole d’autrui, par la parole de ceux qui l’entourent etqui lui sont proches.

Voici une série de phrases auxquelles Natacha se heurte :

I la gouvernante allemande : « Nein, das tust du nicht. » Natacha : « Doch, ich werde es tun. » II le docteuret la mère : « Aussi liquide qu’une soupe »

VI la mère : « Si tu touches à un poteau comme celui-là, tu meurs … »

XX « l’oncle » : « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe … »

  • Natacha : « La poupée de coiffeur est plus belle que maman. »
  • la mère : « Un enfant qui aime sa mère trouve que personne n’est plus beau qu’elle. »
  • la mère : « Tu n’as au monde qu’une seule maman. » XXVI la mère: « Véra est bête. »

XXX la bonne : « Quel malheur quand même de ne pas avoir de mère. »

XXXIV Véra: « Ce n’est pas ta maison. »

XLIV Adèle : « On ne t’a donc pas appris, chez ta mère … »

L Véra : «Tiebia podbrossili » – « On t’a abandonnée »

LVI Natacha voudrait appeler Véra « maman » ou « maman-Véra » – « Je n’avais sur terre qu’une seule mère … et elle n’était pas encore morte … » (phrase d’une lettre de la mère, ici en style indirect libre)

LXVI Véra :« Lili-ne-ment-jamais. »

LXIX Natacha : « Dis-moi, est-ce que tu me détestes ? » Véra : « Comment peut-on détester un enfant ? »

Toutes ces paroles, pour la plupart directement adressées à Natacha, resurgissent mot à mot, à cause de la force extraordinaire qu’elles ont exercée sur elle. Leur caractère violent se montre partout dans le texte : « Il est probable qu’elles ont par leur puissance tout écrasé … » (1061), « Cela me heurte, me cogne très fort, ce qu’il y a dans ce mot … » , « … le mot frappe, c’est bien le cas de le dire, de plein fouet. » , ou même : « la volée de mitraille de ces mots lancés par Véra” etc.

Lorsqu’ elles présentent une apparence à peu près anodine et banale, elles peuvent être et elles sont souvent, sansque personne y trouve à redire, sans que la victime elle-même ose clairement se l’avouer, l’arme quotidienne, insidieuse et très efficace, d’innombrables petits crimes.

Ces paroles tombent à des moments inattendus et elles sont proférées le plus souvent sans intention malfaisante.(Ce n’est en effet pas par hasard si c’est justement l’intention des paroles qui est le plus souvent sujet à discussion entre les deux voix de l’instance narrative.) Les effets n’en sont que plus grands et plus certains : des métaphores de la violence et de la maladie traduisent la violence avec laquelle certaines paroles suppriment, interdisent les mouvements intérieurs de Natacha et s’imposent à leur place.

Les sous-conversations successives qui exploitent le sens d’une même phrase illustrent comment, toujours ànouveau, elles peuvent surgir et venir hanter l’enfant.

Mais pourquoi le langage possède-t-il ce pouvoir de s’emparer de nous ?

Comment se fait-il que les paroles deviennent, sous certaines conditions, « le centre de gravité » (L’Usage de laparole, ) de toute son attention ?

Le langage apparaît comme un instrument qui fixe et fige le monde dans une forme, qui lui donne une consistance, une existence déterminée et précise. Les paroles de Véra « Ce n’est pas ta maison » par exemple, rejettent brutalement la petite fille : « […] elles ont une fois pour toutes empêché qu’ « à la maison » ne monte, ne se forme en moi … » . Cet aspect définitif, immobilisant et pétrifiant du langage donne à Natacha la sensation d’y êtreenserrée et enfermée. 

Certaines expériences enseignent aussi à l’enfant que le langage n’est pas fiable : le discours de la mère dans l’épisode qui rapporte les tentatives de Natacha pour obtenir un frère ou une sœur (VII) ne fait qu’obscurcir lesecret de l’origine des enfants au lieu de l’éclaircir.

Dans la scène précédente (VI), la mère prévient Natacha du danger du poteau électrique par une menace de mort qui s’avère être vide. La réaction de Natacha, se croyant réellement morte, atteste la force de ces paroles.

Tandis que ces deux incidents peuvent être attribués au caractère désinvolte de la mère, d’autres scènes témoignent d’un usage de la parole délibérément trompeur : leurrée par l’annonce de la visite de sa grand-mère, Natachasubit le choc brutal de l’anesthésie qui précède l’opération des amygdales (V).

Plus tard, ayant fixé avec la mère un code secret selon lequel « Je suis très heureuse » équivaut à « Je suis heureuse», tandis que « Je suis heureuse » signifie « Je suis malheureuse », elle participe elle-même à une telle ruse verbale et fera l’expérience que ce n’est point une garantie pour ne pas en être abusé de nouveau : en révélant le code au père, la mère ébranle encore une fois non seulement la confiance de Natacha en elle, mais aussi dans le langage (XXVIII).

Ainsi, à plusieurs reprises et très tôt déjà, Natacha fait l’expérience que le langage peut signifier le contraire de ce qu’il dit, que le système verbal peut, selon sa performance souhaitée, se détacher complètement de la réalité, voire la transformer et qu’il devient alors un instrument de pouvoir illimité. 

L’effet des paroles inadéquates, des paroles qui opèrent une réduction brutale de la totalité, des possibilités infiniesque l’enfant se sent être, cet effet est d’autant plus grand que l’émetteur des paroles lui est proche. Plus le lien est étroit, plus les paroles s’enfoncent et déclenchent des réactions tropismiques . Inversément, un contact entre proches qui passe non pas à travers le langage mais à travers les sens peut venir effacer l’effet néfaste de la pa- role, comme le montre la réconciliation avec la mère à la fin de la scène VIII :

Mais ce que j’ai ressenti à ce moment-là s’est vite effacé … […] Il a suffi d’un geste, d’un mot caressant de maman, ou simplement que je la voie, assise dans son fauteuil, lisant, levant la tête, l’air surpris quand je m’approche d’elle et lui parle, elle me regarde à travers son lorgnon, les verres agrandissent ses yeux mordorés, ils paraissent immenses, emplis de naïveté, d’innocence, de bonhomie … et je me serre contre elle, je pose mes lèvres sur la peau fine et soyeuse, si douce de son front, de ses joues. (1009)

LECTURES LINEAIRES

  • Texte n°1 : N.Sarraute, Enfance,incipit
  •  Texte n°2 : N.Sarraute, Enfance,“Quel malheur”…
  • Texte n°3 : Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu ; Du côté de chez Swann(1913)
  • Texte n°4 : M. Duras, L’Amant, Incipit

Vous trouverez les textes et les analyses en cliquant sur le lien du padlet.

LECTURE CURSIVE : G.Perec, W ou le souvenir d'enfance

Vous trouverez des pistes d’analyses sur Padlet

DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

Document 1 : Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, 1971

Document 1 : Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, 1971

Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, 1971 .

S’interroger sur le sens, les moyens, la portée de son geste, tel est le premier acte de l’autobiographe : souvent le texte commence, non point par l’acte de naissance de l’auteur (je suis né le….) mais par une sorte d’acte de naissance du discours, “le pacte autobiographique”.

En cela, l’autobiographe n’invente pas : les mémoires commencent rituellement par un pacte de ce genre : exposé d’intention, circonstances où l’on écrit, réfutation d’objections ou de critiques. Mais le rite de présentation a une fonction beaucoup plus importante pour l’autobiographe, puisque la vérité qu’il entreprend de dévoiler lui est personnelle, qu’elle est lui. Ecrire un pacte autobiographique (quel qu’en soit le contenu), c’est d’abord poser sa voix, choisir le ton, le registre dans lequel on va parler, définir son lecteur, les relations qu’on entend avoir avec lui : c’est comme la clef, les dièses ou les bémols en tête de la portée : tout le reste du discours en dépend. C’est choisir son rôle.

Document 2 : Mémoire volontaire et involontaire (A propos de M.Proust)

Proust distingue la mémoire volontaire de la mémoire involontaire. La mémoire volontaire est celle qui, parce qu’elle est une mémoire de l’intelligence ne nous donne du passé que des images sans vérité, des illusions sans authenticité. Au contraire, la mémoire involontaire est une mémoire de l’impression,elle survient à un moment impromptu,par la redécouverte d’un lieu, d’un son, d’un goût que nous avons déjà rencontré dans notre enfance. Et c’est par cela seulement que le passé resurgitcette fois dans toute sa saveur, comme si nous y vivions de nouveau.Et c’est aussi par cela que le vertige du temps écoulé nous frappe comme si, du haut d’une montagne, nous regardions soudain vers le bas et que nous réalisions le chemin parcouru.

Marcel, le narrateur d’A La Recherche du Temps perdufait le commentaire suivant sur le passé : « C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles ».

En voulant se ressouvenir de Combray, le village de son enfance, le narrateur de La Recherche n’arrive à revoir que « le théâtre et le drame de [s] on coucher ». La mémoire est obscurcie par le savoir-vouloir, le narrateur voit ici une « mémoire volontaire » comme motif de l’obscurcissement des autres « parties » ou bien plutôt des autres souvenirs de Combray : « comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi ».

Ce qui s’est passé à Combray est « mort » pour le narrateur, puisque ce passé est précisément entravé par le savoir-vouloir de la « mémoire volontaire » ou la « mémoire de l’intelligence ». Le narrateur proustien va jusqu’à établir un parallèle entre cet être-entravé et un motif de la « croyance celtique », selon lequel « les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée » :  « Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas »

Seule une « mémoire involontaire »,déclenchée par la sensation d’un objet matériel et non par « les efforts de notre intelligence », est capable d’évoquer de nouveau le passé. C’est le célèbre épisode de la madeleine qui illustre cela, suivant immédiatement cette citation :

 « ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur [du thé et du gâteau], tente de la suivre jusqu’à moi. […]  
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
  
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu ».

Puisque la saveur du thé et du gâteau est liée au souvenir du même« goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul » que la tante du narrateur lui donnait autrefois, quelque chose « palpite » au fond du « moi » du narrateur aussitôt qu’il goûte le thé mêlé au gâteau. Cependant, toute la mémoire n’apparaît que « tout d’un coup »dès lors que la « lâcheté » du narrateur lui conseille de ne plus se pencher vers ce souvenir, « de laisser cela ». Il faut ne plus vouloir son propre passé, ou plutôt il faut s’en séparer, pour qu’il apparaisse.

Proust situe à la base de la « mémoire involontaire » des déclencheurs sensuels, comme la célèbre madeleine, les dalles inégales et le bruit de la fourchette. C’est que, comme l’explique le narrateur de La Recherche, le passé est « caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) ».Que nous nous souvenions de notre passé, cela dépend du hasard, de notre rencontre avec le déclencheur sensuel qui nous restitue notre passé : « Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas ».

 Chez Proust, le résultat du souvenir est une sorte de vision d’idées ou d’essences

En faisant l’expérience d’une « mémoire involontaire », le narrateur n’appréhende pas une éternité, mais bien plutôt « un peu de temps à l’état pur ». Cette mémoire retrace donc « l’essence permanente et habituellement cachée des choses », « à la fois dans le présent et dans le passé ». Le narrateur ne transcende donc que l’ordre irréversible du temps, non pas le temps lui-même.

L’idée d’une profondeur du temps comme condition de la mémoire

La condition de la « mémoire involontaire » est le refus d’un temps de succession et l’hypothèse d’une profondeur du temps, en raison de laquelle le passé est encore d’une certaine manière actuelle et peut être réécrit ou réappris au fil de sa redécouverte narrative.

le narrateur proustien estime non seulement qu’il n’y a qu’un temps « sécrété par moi » ou, pour reprendre une formule de Schelling, qu’« un temps interne », propre à toute chose, « qui lui est inné et inhérent », mais surtout il pose aussi l’idéed’une profondeur du temps, qui mène à la coexistence du passé et du présent.C’est exactement ce dont le narrateur parle lorsqu’il dit avoir l’impression que les hommes, lui-même inclus, « étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse ». Cependant, le narrateur de la Recherche éprouve « un sentiment de fatigue et d’effroi » à sentir qu’il est « juché » au sommet vertigineux du temps vécu.  

Proust fait ainsi redécouvrir au protagoniste son « vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement ».

Source : https://journals.openedition.org/cps/427#tocfrom1n

Emission : Un été avec Proust

Document 3 : Réseaux sociaux et récits de soi

PARCOURS ART