L.A 4 : Balzac, Le Chef d’oeuvre inconnu, Excipit
– Mais, tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin.
– Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux peintes et son prétendu tableau.
– Qu’avez-vous fait ! répondit Porbus à Poussin.
Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit :
– Tu ne vois rien, manant ! maheutre bêlitre ! Pourquoi donc es-tu monté ici ?
– Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que, vous aussi, vous vous joueriez de moi ? Répondez ! Je suis votre ami, dites, aurais je donc gâté mon tableau ?
Porbus, indécis, n’osa rien dire ; mais l’anxiété peinte sur la physionomie blanche du vieillard était si cruelle, qu’il montra la toile en disant :
– Voyez !
Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela.
– Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans ! Il s’assit et pleura.
– Je suis donc un imbécile, un fou ! je n’ai donc ni talent, ni capacité, je ne suis plus qu’un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher ! Je n’aurai donc rien produit !
Il contempla sa toile à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.
– Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux qui voulez me faire croire qu’elle est gâtée pour me la voler ! Moi, je la vois ! cria-t-il, elle est merveilleusement belle.
En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un coin.
– Qu’as-tu, mon ange ? lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.
– Tue-moi ! dit-elle. Je serais une infâme de t’aimer encore, car je te méprise. Je t’admire, et tu me fais horreur. Je t’aime et je crois que je te hais déjà. Pour Gillette : destruction de sa propre image, elle est réduite à une « absence » alors qu’elle veu être aimée dans la réalité par un homme réel. Elle a été exposée au regard de l’Autre (Frenhofer) qui l’a dépossédée de sa propre réalité
Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine d’une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d’un joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant en compagnie d’adroits larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le seuil de son logis :
– Adieu, mes petits amis.
Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles.
Paris, février 1832.
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