« Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. »
Samuel Beckett
LE CONTEXTE …
Au lendemain de la 2° guerre mondiale (après 1945), et de ses abominations, la littérature et la philosophie subissent un profond questionnement et l’idée que la vie humaine est absurde devient prégnante.
Depuis la fin du XIX°, Dieu est mort (Nietzsche) et l’homme se retrouve seul face “au silence du monde”.
Se développe alors en France la philosophie existentialiste, portée par Jean-Paul Sartre. Selon lui, en l’absence d’un Dieu, l’homme détermine lui-même son existence :“L’existence précède l’essence”. Mais cette absence de Dieu, de croyance condamne l’homme à être libre, à être responsable de ce qu’il se fait.
A la même époque, Albert Camus développe une réflexion sur l’absurde notamment dans Le Mythe de Sisyphe. héros antique condamné par les dieux à pousser un rocher en haut d’une montagne. A chaque fois que Sisyphe est sur le point d’atteindre le sommet, le rocher tombe, et tout est à recommencer. Camus y voit à la fois un bonheur, parce que Sisyphe est totalement maître de son destin, et une tragédie, parce qu’il a pleinement conscience de l’absurdité de sa tâche. Sisyphe représente l’homme conscient de l’absurdité de son existence et qui pourtant continue …Cette conscience de l’absurde débouchera chez Camus sur la révolte.
Enfin, le nouveau théâtre (ou théâtre de l’absurde ) est porté par des auteurs comme Ionesco et Beckett (voir ci-après)


La particularité de Ionesco et Beckett est qu’ils ont exposé une philosophie dans un langage lui-même absurde qui réduit les personnages au rang de pantins, détruit entre eux toutes possibilités de communication, ôte toute cohérence à l’intrigue et toute logique aux propos tenus sur scène. L’absurdité des situations mais également la déstructuration du langage lui-même ont fait de ce style théâtral un mouvement dramatique à part entière. Ce type de théâtre montre une existence dénuée de signification et met en scène la déraison du monde dans laquelle l’humanité se perd. Il désigne essentiellement le théâtre de Beckett, Ionesco, Arrabal, les premières pièces d’Adamov et de Genet.
Le théâtre de l’absurde
L’AUTEUR & SON OEUVRE…
Biographie de Samuel Beckett (1906 -1989)
Oeuvres les plus célèbres en français
- 1951 : Molloy (roman, depuis traduit en anglais par Beckett ) (1947)
- 1952 : Malone meurt (roman) (1948)
- 1952 : En attendant Godot (pièce en deux actes) (1949)
- 1953 : L’Innommable (roman)
- 1957 : Fin de partie (pièce en un acte)
- 1963 : Oh les beaux jours (pièce en deux actes)
- 1968 : Poèmes (1937-1949)
- 1968 : Watt (roman) (1945)
- 1991 : Cap au pire
Samuel Beckett est né 13 avril 1906, en Irlande, non loin de Dublin, dans une famille de bonne bourgeoisie protestante, d’une mère très religieuse qui présidait à la récitation des prières du soir avant le coucher de ses fils.
A dix-sept ans, il s’inscrit en lettres au Trinity College et se passionne pour la littérature française : Racine, Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, Henri de Régnier et Paul Verlaine. Mais il s’initie également à Proust, Gide, Léon-Paul Fargue, Valéry Larbaud.
Il prend aussi des cours d’italien et Dante le fascine.
Il a vingt-deux ans lorsqu’il s’installe à Paris (1927) comme lecteur d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Deux ans d’un long séjour qui lui permet de perfectionner sa connaissance déjà exceptionnelle de la littérature française, mais aussi de se familiariser avec l’esprit libéral de l’Ecole, qui contraste avec les contraintes intellectuelles et sociales de son Irlande natale.
Il rencontre James Joyce dont il devient le disciple et l’ami. Il se fait une réputation de poète.
En 1931, il revient à Dublin dont il se lasse aussitôt en raison du climat de contrainte qui pèse sur la vie irlandaise : théocratie, censure morale et littéraire. Au bout d’un an, il démissionne du Trinity College où il était revenu comme professeur après l’avoir quitté étudiant.
Il retourne à Paris en 1937 et s’y établit définitivement dans un petit appartement proche de Montparnasse.
La guerre le surprend alors qu’il était retourné en Irlande pour y rendre visite à sa mère. Rentré en France, il rejoint un groupe de résistants, bien que sa nationalité irlandaise lui assure la neutralité. Mais le nazisme le révolte qui fait de la vie un enfer pour ses amis juifs.
Son statut de « boîte aux lettres » le fait repérer par la gestapo à laquelle il échappe en août 42 en franchissant la ligne de démarcation pour échouer comme ouvrier agricole dans une ferme du Vaucluse.
Après la Libération, il retourne en Irlande se mettre au service de la Croix Rouge. Il revient en France à l’automne de 1945, vit quelques mois à Saint-Lô comme interprète dans un hôpital militaire, puis enfin retourne à Paris à la fin de l’hiver où il retrouve son appartement, voisin de Montparnasse, qu’il ne quittera plus. Il mène dès lors avec sa femme Suzanne, française, une vie recluse et toute entière consacrée à son œuvre littéraire ainsi qu’à un petit cercle d’amis choisis, ne quittant le 15ème arrondissement que pour sa maison de Seine-et-Marne qu’il avait acquise avec les droits d’auteur d’En attendant Godot, sise au milieu d’un jardin doté d’un arbre unique comme celui-là même de la pièce.
Dans son ouvrage consacré à Beckett, Pierre Melese commente cette solitude dans laquelle il s’était enfermé, érigeant même un mur autour de sa maison. Il avait dit à Roger Blin, son interprète et son ami : « Je n’ai rien à dire, mais je peux seulement dire jusqu’à quel point je n’ai rien à dire ».
Le Prix Nobel le surprendra en 1969 et le terrifiera au point qu’il cherchera par tous les moyens à éviter les journalistes. Il enverra son ami Jérôme Lindon recevoir à sa place la haute distinction des mains de sa Majesté le Roi de Suède.
Les voyages en Tunisie, au Maroc, en Allemagne et à Malte ponctuent cette réclusion volontaire. Il se nourrit peu, boit trop et commence à redouter de devenir un écrivain stérile. Le 17 juillet 1989, sa chère Suzanne meurt. Samuel Beckett ne lui survivra pas. Né un vendredi Saint, un vendredi 13, il est enterré le lendemain de Noël 1989 à 8h30 du matin. James Knowlson, dans sa biographie de Samuel Beckett, a écrit : « L’écrivain dublinois est parti comme il a vécu, avec une extrême discrétion. Le monde maintenant peut lui rendre hommage ».
Complément biographie sur Wikipedia
Le romancier, le dramaturge, le poète

LE THEATRE DE BECKETT
Catherine Naugretteprofesseure à l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle Maialen Berasateguijournaliste littéraire
Alain Badiou est un philosophe, romancier et dramaturge français né en 1937
Beckett (l’increvable désir)
Il n’y a théâtre qu’autant qu’il y a dialogue , discorde et discussion entre deux personnages, et la méthode ascétique de Beckett restreint la théâtralité aux effets possibles du Deux. L’exhibition des ressources illimitées d’un couple, même quand il est vieilli, monotone, presque haineux, la saisie verbale de toutes les conséquences de la dualité : telles sont les opérations théâtrales de Beckett. Si on a souvent comparé ses duettistes à des clowns, c’est justement que déjà au cirque, on ne se soucie pas de situations ou d’intrigues, d’exposition ou de dénouement, mais d’un inventaire immédiat, fortement physique, des figures extrêmes de la dualité (qui trouve son symbole dans l’opposition de l’Auguste et du clown blanc). Cette immédiateté physique est très sensible dans le théâtre de Beckett, où les didascalies décrivant les postures et gestes des personnages occupent autant, sinon plus, de place que le texte proprement dit. N’oublions du reste pas que Beckett a toujours été tenté par le mimodrame, comme le prouvent les Actes sans paroles (1957).
De ce point de vue, Beckett est indiscutablement, seul grand écrivain dans ce siècle à l’être, dans une tradition majeure du théâtre comique : duettistes contrastés, costumes décalés (faussement “nobles”, chapeaux melons, etc.), suite de numéros plutôt que développement d’une intrigue, trivialités, injures et scatologie, parodie du langage élevé, singulièrement du langage philosophique, indifférence à toute vraisemblance, et surtout acharnement des personnages à persévérer dans leur être, à soutenir contre vents et marées un principe de désir, une puissance vitale, que les circonstances semblent à tout instant rendre illégitime ou impossible.
Le handicap n’est pas une métaphore pathétique de la condition humaine. Le théâtre comique grouille d’aveugles libidineux, de vieillards impotents acharnés à suivre leurs passions, de domestiques-esclaves roués de coups, mais triomphants, de jeunes gens stupides, de boiteux mégalomanes… C’est dans cet héritage carnavalesque qu’il faut situer Winnie, enterrée presque jusqu’au cou, et qui vante le beau jour que c’est, ou Hamm, aveugle, paralytique et méchant, qui joue jusqu’au bout, âprement, sans défaillance, son incertaine partie, ou le duo de Vladimir et d’Estragon qu’un rien divertit et relance, éternellement capables qu’ils sont d’être “au rendez-vous”.
Il faut jouer Beckett dans la plus intense drôlerie, dans la variété constante des types théâtraux hérités, et c’est alors seulement qu’on voit surgir ce que de fait est la vraie destination du comique : non pas un symbole, non pas une métaphysique déguisée, encore moins une dérision, mais un amour puissant pour l’obstination humaine, pour l’increvable désir, pour l’humanité réduite à sa malignité et à son entêtement. Les personnages de Beckett sont ces anonymes du labeur humain que le comique rend à la fois interchangeables et irremplaçables.
Sur la scène, incarnée par des couples qui jouent à deux, pour le rire de tous, toutes les postures de l’humanité visible, nous avons cet “ici et maintenant” qui rassemble, et autorise la pensée à comprendre que n’importe qui est l’égal de n’importe qui.
Alain Badiou - Beckett Editions Hachette Livre
En attendant Godot,
“En attendant Godot”, le jour où la terre a tremblé
Par Brigitte Salino Publié le 01 juin 2006 à 16h43 - Mis à jour le 01 juin 2006 à 16h43
Le 5 janvier 1953, En attendant Godot est joué pour la première fois au Théâtre de Babylone, à Paris, dans la mise en scène de Roger Blin. Il n’y a pas grand monde, jusqu’au jour où des spectateurs, excédés qu’il “ne se passe rien”, en viennent aux mains. La chose se sait, et il n’en faut pas plus pour que tout le monde veuille voir. Le scandale appelle le triomphe : Godot reste plus d’un an à l’affiche.
2 janvier 1957 : En attendant Godot est joué pour la première fois à Varsovie. Près de la moitié des spectateurs quittent la salle à l’entracte. Les dix jours suivants, il y a beaucoup de places vides dans le théâtre. Puis, tout d’un coup, les réservations “explosent”. Des samizdats qui circulent en ville rapportent des informations sur le rapport que Krouchtchev a tenu devant le XXe congrès du parti sur les crimes de Staline. Les Polonais ovationnent Godot. Pour eux, ce qu’il représente est devenu clair : c’est le socialisme.
Des exemples de ce type, il y en a plus d’un : Godot n’étant pas Dieu (“Si j’avais voulu dire Dieu, j’aurais écrit en attendant Dieu (God)”, a dit un jour Beckett), il sera d’abord celui par qui le malentendu arrive, ce que son auteur ne cessera de regretter, sans jamais se justifier. Malentendu au double sens, d’ailleurs, de la confusion sur le sens et de la mauvaise audition.
Aucune pièce dans l’histoire du XXe siècle n’a eu un tel effet. Le théâtre ne s’en est jamais remis. Si, aujourd’hui, toute l’oeuvre de Beckett est jouée, et s’il y a en elle des pièces qui poussent plus loin l’exploration, jusqu’au dernier souffle de l’humain, jusqu’à Catastrophe et Quad, c’est encore et toujours à Godot qu’on revient, comme on se penche sur le tracé d’une ligne de fracture, après un tremblement de terre.
Car, oui, la terre a tremblé quand sont apparus ces deux hommes sur une “route à la campagne, avec arbre”. Un seul arbre, Beckett y tenait beaucoup. Un arbre, cela suffit pour se pendre. Deux hommes, cela fait une humanité : Vladimir et Estragon la contiennent, dans leur longue marche immobile, sur le chemin de la vie où ils attendent Godot, mais “Monsieur Godot m’a dit de vous dire qu’il ne viendra pas ce soir mais sûrement demain”, leur dit un petit garçon envoyé en messager. Alors ils attendent, en vain et sans fin, et leur attente occupe tout, jusqu’à l’air qu’ils respirent. Et ce n’est pas le passage sur la route de Lucky et Pozzo, le maître et le valet drôlement enchaînés, qui les en détourne.
“Alors, on y va ?”, dit à la fin Vladimir. “On y va”, répond Estragon. Tombe la dernière phrase, l’indication de Beckett : “Ils ne bougent pas.” “Rideau.” Ce qui a infiniment bougé, dans l’immobilité des deux hommes, c’est précisément cette immobilité. Beckett avait pour usage de répondre à un ami chaque fois que ce dernier lui demandait : “Comment ça va ?” : “Je me le demande !” Il disait aussi : “Toute ma vie j’ai tapé sur le même clou.”
MALENTENDU
On a trop souvent et trop longtemps dit que ce clou était celui de la fin de la littérature. Hypothèse rassurante, sans doute, parce qu’elle donne une raison à la démarche de l’écrivain et laisse le champ libre à l’analyse. C’est plutôt dans le “Je me le demande !”, avec l’ironie qu’il contient, que repose Godot. Ou qu’il s’épuise, comme s’épuisait le silence de Beckett, quand il était en compagnie, dans une insondable prostration.
Traquer la moindre étincelle de vie, repérer ce qui bouge encore, observer ce que Georges Bataille nommait “le mouvement forcené de ruine”, et Maurice Blanchot “le silence (qui) éternellement se parle”, cela revient, dans Godot, à s’enfoncer dans le Temps, un temps qui n’a plus ni commencement ni fin, tant ce qui peut encore arriver s’est restreint. La perception des instants, de l’espace et de la mémoire virent à la ritournelle. La dissonance des mouvements renvoie à un monde sans sommeil. Tout est fragmenté et déchirant, tout appelle la disparition.
Mais tout vit, dans ce tremblement figé qui fait des personnages de Beckett des frères en scène des statues de Giacometti, des figures au bord de l’effacement (à ce jeu, l’acteur David Warrilow, à qui plusieurs pièces furent dédiées, a été le plus grand), des hommes sur pattes cherchant une harmonie dans la syncope, à la manière des danseurs de Merce Cunningham. Tout vit, oui, mais dans un temps où il n’y a plus d’histoire. Il est là le malentendu et le scandale d’En attendant Godot, et, avec lui, de tout le théâtre de Beckett.
Ce n’est d’ailleurs sûrement pas un hasard si l’Eglise catholique a voulu faire interdire les annonces de la création de Godot, en Espagne, à la fin des années 1950. Elle avait senti qu’à travers cette pièce, écrite en 1948-1949, se jouait le contraire d’une fin portant l’espoir d’une rédemption. Vladimir et Estragon sont, sur les scènes, les premiers habitants d’un monde tout juste sorti de la deuxième guerre mondiale, des camps et d’Hiroshima. Leur ciel est vide, inutile d’y chercher la transcendance. Un seul arbre pourrait leur suffire à en finir, mais il n’est pas dit que la ficelle dont ils disposent résistera au poids des corps. Alors, ils continuent. Et nous avec.
Beckett et le théâtre de l’absurde
LA PIECE …
OH LES BEAUX JOURS
“Je n’ai jamais compris, pour ma part, la différence que l’on fait entre comique et tragique. Le comique étant l’intuition de l’absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. Le comique n’offre pas d’issue.”
S. Beckett
Introduction générale
Dans les pièces de Beckett, comme dans ses romans, il ne se passe rien et pourtant il existe une tension et parfois un espoir: si les beaux jours revenaient, si Godot arrivait… Tout serait changé.
C’est cette attente vaine qui nourrit le récit.
C’est l’éternel ressassement d’une conscience condamnée à toujours parler en vain parce qu’elle ne parvient jamais à trouver le dernier mot.
L’impossibilité de reconstituer un souvenir est aussi un thème recurrent.
Oh les beaux jours est une pièce en deux actes qui met en scène le personnage de Winnie et, de son mari Willie (kickette en anglais), à peine visible et audible. Il ne prononce que quelques répliques.
La pièce s’ouvre sur une femme enterrée jusqu’à la taille au premier acte, et jusqu’au cou au deuxième acte.Le décor fait référence à un lieu désertique, lunaire…
Près de la moitié du texte est constituée d’indications scéniques, aussi importantes pour Beckett que le texte lui- même.
La plupart des personnages de Beckett sont des infirmes, des clochards, des marginaux. Ce sont des empêchés : infirmes, paralysés, condamnés à exister il leur est pourtant impossible d’agir…Ils sont condamnés à parler et à échouer. Chaque œuvre est une nouvelle exploration d’un cercle de l’Enfer (cf. Dante)
Dans Oh les beaux jours, Winnie, ensevelie jusqu’à la taille est elle aussi condamnée à ne pas agir, et à parler, parler… comme les autres personnages de Beckett, elle n’accomplit rien, ou si peu : elle fouille dans son sac, dispose des objets autour d’elle, se remaquille, range son sac- au moins jusqu’à la fin de l’acte I puisque au II, même cela ‘est plus possible. « Rien à faire » dit-elle, comme Estragon dans En attendant Godot.
Pourtant ces gestes sont une nécessité pour le personnage : ils sont une stratégie contre l’angoisse car les personnages confrontés à l’absurdité de leur condition, tentent de s’en di-vertir. Pour ne pas penser à cette condition , ils s’agitent ! (voir texte de Pascal)
Ainsi Winnie passe ses journées à farfouiller dans son sac pour échapper à son sort misérable.
Mais la seule progression possible est l’aggravation de l’immobilité. Parce que l’homme est condamné à se répéter sans rien accomplir vraiment puis à mourir…
Le personnage beckettien va vers la disparition. Si Winnie a encore un corps, celui-ci disparait peu à peu dans le monticule jusqu’à ne laisser que la tête. Dans Pas moi (1975), il ne restera du personnage qu’une bouche.
LE TITRE
Rien n’est plus ironique que ce titre ! C’’est bien l’agonie lente et feutrée d’un couple, d’une jeunesse, d’un amour que décrit ici Beckett au travers de cette femme qui tente, par des gestes très quotidiens, de se convaincre d’un bonheur très improbable. Angoisse de Winnie qui tente de communiquer avec Willie : « Ah oui, si seulement je pouvais supporter d’être seule, je veux dire d’y aller de mon babil sans âme qui vive qui entende. » Refus de parler « dans le désert » .
A l’origine du titre, un poème de Verlaine « Colloque sentimental » ,dernier poème des Fêtes galantes (1869)
Ce poème fait dialoguer deux spectres dont l’un est plus nostalgique et plus délicat (Winnie) et l’autre beaucoup plus rustre et économe dans ses paroles(Willie)
Si « colloque sentimental » devrait signifier « conversation sentimentale » mais en réalité l’autre se distancie de cette dimension sentimentale et semble assez indifférent.
« Ah les beaux jours » exprime de façon très conventionnelle la nostalgie du passé.
Winnie l’emploie à de nombreuses reprises, comme un leitmotiv : « oh le beau jour encore que ça va être »/ …
Verlaine, Colloque sentimental
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.
- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne?
- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.
Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C’est possible.
- Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
- L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
On retrouve aussi ce « oh les beaux jours » dans un poème de Beckett (Sanies I, 1933) dans lequel il regrette le temps où il était dans le ventre de sa mère « sans responsabilités, / sans doigts/ sans amour gâché… » / « Oh les beaux jours, trinquons, versons une larme ».
Ce « trinquons/ versons une larme » fait écho à l’attitude de Winnie qui tente de garder espoir et joie en dépit de sa situation tragique.
Le titre a donc une dimension ironique puisque les beaux jours sont loins…et Winnie et Willie pourraient bien être les derniers représentants d’une humanité disparue . Le décor donne une image post-apocalyptique et certaines remarques des personnages tendraient à le justifier :
Winnie lit une petite aonce qui cherche un homme « vif », mot qui sigifie « vivant ».
Quant à M et Mme .Piper ou Cooker « derniers humains - à s’être fourvoyés par ici » dit Winie.
La didascalie initiale tend à montrer que la vie est presque éteinte : « herbe brûlée » ; « une fourmi » solitaire…
Enfin la situation des personnages est en contradiction avec des « beaux jours » : Winnie enterrée jusqu’à la taille pour finir par ne plus pouvoir bouger que les yeux et la bouche. Quant à Willie, c’est une espèce d’insecte caché dans un trou et condamné à ramper
STRUCTURE
Les deux actes sont presque identiques même si la situation de Winnie s’est aggravée
Winnie rappelle régulièrement qu’il n’y a « rien à faire ».Willie est de plus en plus sourd. Winnie voit très mal…
Au 2° acte, Winnie ne prie plus.
Les didascalies qui ouvrent le deuxième acte montrent peu de changement sinon une aggravation de la condition des personnages.
On retrouve les mêmes thèmes dans le discours de Winnie : besoin d’avoir quelqu’un pour parler, vague souvenir des beaux jours, vers oubliés, le sac, le revolver…
C’est un recommencement, une boucle. (Madeleine Renaud a joué cette pièce pendant…23 ans !)
Pourtant le discours de Winnie annonce régulièrement une fin « plus pour longtemps » qu’elle emploie pour des choses différentes et qui donc peut s’appliquer aussi bien au tube de dentifrice, qu’à la mort des personnages. Mais ça ne finit pas « pas mieux, pas pis » et pas de suicide.
Commet interpréter la fin ? Que cherche à atteindre Willie : le revolver ou Winnie ? Impossible de le dire.
La pièce reste donc « ouverte », ne se clot pas.
THEMES
Où sont les personnages ? De quoi sont-ils punis ? Par qui ?
Un certain nombre d’éléments font référence à l’enfer : « fournaise d’infernale lumière » ; « soleil d’enfer » ; « chaleur » ; « brasier ».
Winnie est comme Lucifer dans l’enfer de Dante, prisonnier des glaces.
De même les cris étendus ou l’ombrelle qui s’embrase seule et soudainement…
Mais pourquoi les personnages seraient-ils soumis à un supplice ? Quel péché ont-ils commis ? Et surtout à aucun moment Winnie ne considère sa situation comme une punition, une torture, une expiation. Au contraire, elle trouve que c’est une « bénédiction » que l’herbe soit brûlée et considère la mobilité comme une malédiction.
De plus il y a cette sonnerie désagréable qui annonce le lever et le coucher. Dans le 2° acte, elle retentit chaque fois que Winnie ferme les yeux. Elle n‘a donc pas droit au repos hors des heures autorisées.
Ainsi les personnages semblent punis mais on ne sait ni pourquoi ni par qui. Par contre on sait que souvent chez Beckett , le pêché est d’être né :
« La tragédie n‘a pas de lien avec la justice humaine. La tragédie est le récit d’une expiation, mais pas l’expiation minable de la violation d’une loi locale codifiée par des fripons à l’usage des imbéciles ; le personnage tragique représente l’expiation du péché originel, du péché éternel et originel qu’ils ont commis, lui et tous ses socii malorum (compagnos de malheur) : le péché d’être né ». Samuel Beckett, Proust
Est-ce le cas ici ? Il ne le dit pas mais on peut en faire l’hypothèse.
Au regard de leur situation, les activités des personnages paraisset tout à fait dérisoires. A quoi bon se maquiller, se coiffer, ranger son sac …
Ces personnages incarnent une vision pessimiste de l’homme, condamné à attendre « que ça passe » en s’agitant en vain. Vision d’une existence absurde dans un monde sans dieu.
Car si Winnie prie dans le 1er acte, elle ne le fait plus dans le 2° et le nom de dieu n‘apparait plus que dans un juron blasphématoire :
Dans la Divine Comédie de Dante, Belacqua, accroupi sous un rocher, est condamné à attendre dans l’Anté-purgatoire pendant un temps égal à ce que fut la durée de sa vie, avant de pouvoir parvenir au Purgatoire. L’attente du Belacqua de Dante, pour longue qu’elle soit, est donc d’une durée limitée, est censée prendre fin et déboucher sur la perspective du Salut et du Paradis, alors que l’attente beckettienne, au contraire, est sans terme. , perpétuellement différé, toujours remis à plus tard
Sous l’emprise de ce que Beckett appelle dans son étude sur Proust « ce monstre bicéphale de damnation et de salut qu’est le Temps », l’homme ne pourra jamais finir d’expier ce que Beckett, à la suite de toute une tradition qui remonte à saint Augustin, ressent comme « le péché d’être né».
On perçoit déjà ici une équivalence symbolique, entre la notion de paradis originel, irrémédiablement perdu, et l’état d’avant la naissance, la vie intra-utérine rêveusement remémorée par Winnie dans Oh ! les beaux jours : « Commençant dans la matrice […], elle se souviendra, de la matrice, avant de mourir, la matrice maternelle »
L’œuvre de Beckett est tout entière parcourue par l’attente de la rédemption de ce « péché d’être né », mais rédemption toujours incertaine pour un écrivain qui garde en lui les traces d’un protestantisme selon lequel le Salut ne peut être que l’effet de la grâce divine ; car, s’il s’avérait que Dieu eût oublié ses créatures, ou ne fût qu’une illusion métaphysique dénuée d’existence, nous serions alors en un monde où, comme l’écrit Malone, il ne peut « y avoir autre chose que l’attente se sachant vaine » (MM, p. 111). C’est là toute la problématique de En attendant Godot
Être sauvé, ce serait, dans l’univers beckettien, trouver ou recevoir un sens au fait d’être né, au fait d’être : une légitimité existentielle.
Dans la pensée biblique, judéo-chrétienne, le sens de l’existence de l’homme et du monde était fourni par Dieu, le Créateur, garant, par son amour, de la valeur de sa Création et de ses créatures. À une époque où, selon le mot de Nietzsche, « Dieu est mort » (fi 19°), en un temps où la référence à la transcendance justificatrice se dérobe, l’être perd son sens, sa légitimité existentielle, et pourtant l’homme continue d’être hanté par l’exigence d’un sens, d’une justification .
La prière est un motif récurrent de l’œuvre beckettienne. Dans Oh ! les beaux jours, Beckett utilise le procédé de l’ironie pour miner le dispositif de la prière. Cette ironie est perceptible dès le titre, et dès les premiers mots de Winnie « Encore une journée divine », suivis par les mimiques et les mots d’une prière purement ritualiste, automatique et bâclée : « […] Elle joint les mains, les lève devant sa poitrine, ferme les yeux. Une prière inaudible remue ses lèvres, cinq secondes […]. Jésus-Christ Amen. ([…] Une arrière prière inaudible remue de nouveau ses lèvres […]. Siècles des siècles Amen » (BJ, p. 12-13).
`L’ironie beckettienne se poursuit lorsque Winnie, dans son univers qui ressemble particulièrement à l’enfer « une infernale lumière »,« sous ce soleil d’enfer », « L’ombrelle prend feu », « dans ce brasier », , n’en continue pas moins de rendre grâce aux bontés de Dieu : « tant de bontés […] de grandes bontés […] prières peut-être pas vaines ».
Le premier acte se termine sur une nouvelle exhortation à la prière:« Prie ta prière, Winnie […]. Prie ta vieille prière, Winnie », p. 56-57), mais le second acte se caractérise par un abandon de la prière : « Je priais autrefois. […] Plus maintenant », dans un univers de nouveau identifié à l’enfer : « Ça pourrait être le froid éternel […] La glace éternelle », « Ça pourrait être le noir éternel » .
« Les mots vous lâchent, il est des moments où même eux vous lâchent. Pas vrai, Willie ? Pas vrai, Willie, que même les mots vous lâchent par moment ? Qu’est-ce qu’on peut bien faire alors, jusqu’à ce qu’ils reviennent ? »
***
Les personnages parlent mais communiquent-ils ?
Le langage apparait comme insuffisant à dire.
- mettre en mot la pensée
- message doit être compris de l’interlocuteurs
Or la communication est sans cesse brouillée par des malentendus et aucun réel échange n ‘en sort vraiment. La parole est vide de sens.
Personnages
Winnie
Willie
Un nouveau théâtre
Le tragique de Oh les beaux jours pose problème, car il nait de façon insolite.
Certes les personnages évoluent dans une absurdité tragique mais il s’agit à travers eux de conduire le spectateur lui-même à prendre clairement conscience du tragique de la condition humaine.