
Biographie de Robert Antelme
Robert Antelme, résistant français, (1917 -1990). Antelme et Marguerite Duras (son épouse à l’époque) étaient résistants pendant la guerre. Tombés dans un guet-apens, M. Duras parvient à s’enfuir tandis qu’ Antelme est arrêté et envoyé d’abord à Buchenwald puis à Bad Gandersheim, un petit kommando dépendant de Buchenwald et enfin, il est retrouvé en avril 1945 par Jacques Morland (nom de guerre de François Mitterrand), dans le camp de Dachau, épuisé et miné par des mois de détention et atteint du typhus.
Deux ans plus tard, il écrit L‘Espèce humaine, (1947). Le livre est dédié à Marie Louise, sa sœur morte en déportation. Il l’écrit afin de témoigner contre l’oubli et tâcher de transmettre ce qui peut sembler intransmissible : l’expérience des camps. A son retour il pesait 35 kilos et ne cessait de parler, jour et nuit.

« A peine commencions-nous à raconter », note Antelme dans son avant-propos à L’espèce humaine, « que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable » (1947). Il résume ici la double difficulté à laquelle se heurte son discours de survivant : celle d’exprimer une expérience tellement chargée émotionnellement qu’elle lui coupe littéralement le souffle ; celle de transmettre au public qui n’a pas connu l’univers concentrationnaire quelque chose qui est tellement en-dehors de la norme, que sa plausibilité paraît problématique. La mise en mots doit permettre de faire comprendre et éprouver à l’autre une expérience qui enfreint scandaleusement les règles du vraisemblable.
Ce récit autobiographique relate donc la vie d’un groupe plus que d’un individu, et se rapproche donc du genre des mémoires. Il évoque la volonté des nazis de contester aux déportés l’appartenance à l’espèce humaine, et vient proclamer que, quoi qu’aient entrepris les nazis envers les détenus des camps, ils n’ont pu, comme ils le désiraient, leur ôter leur statut d’êtres humains : par le refus de s’humilier pour quémander, par le partage, la compassion entre détenus, s’affirme l’irréductible humanité.
Contexte
- Le contexte d’écriture : l’immédiat après-guerre et la difficulté à dire « l’indicible », l’incommunicable tellement on a été loin dans l’horreur.
- Le contexte du texte: la déportation et l’expérience des camps.
Le passage à étudier évoque un événement qui, dans d’autres circonstances serait totalement anodin mais qui ici revêt une importance capitale aux yeux du narrateur : un civil allemand travaillant dans le camp a pris le risque de leur adresser la parole une première fois pour leur dire « langsam », c’est-à-dire « lentement » - ce qui vient s’opposer aux aboiements habituels qui leur crient « Schnell » ( vite). Il revientune seconde fois pour leur serrer la main, geste extrêmement dangereux pour lui comme pour eux.
Ce texte vient dénoncer la barbarie nazie, mais vient aussi rendre hommage à cet inconnu –qu’il appelle le Rhénan – et qui rend à ces hommes leur place au sein de l’humanité.
Le texte (extrait)
Le règne de l’homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire. Il ne faut pas que tu sois : une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matière neutre. Il ne faut pas que tu sois, mais ils ne peuvent pa s décider, à la place de celui qui sera cendre tout à l’heure, qu’il n’est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dépend encore de nous, de notre acharnement à être, qu’au moment où ils viendront de nous faire mourir ils aient la certitude d’avoir été entièrement volés. Ils ne peuvent pas non plus enrayer l’histoire qui doit faire plus fécondes ces cendres sèches que le gras squelette du Lagerführer1 .
Mais nous ne pouvons pas faire que les SS n’existent pas ou n’aient pas existé.
Ils auront brûlé des enfants, ils l’auront voulu. Nous ne pouvons pas faire qu’ils ne l’aient pas voulu. Ils sont une puissance comme l’homme qui marche sur la route en est une.Et comme nous, car maintenant même, ils ne peuvent pas nous empêcher d’exercer notre pouvoir.
Un matin en effet, il y a un mois de cela - quelques jours après qu’il nous eût dit langsam2 - le Rhénan est venu dans une travée du magasin du sous- sol. Nous étions là, Jacques et moi, à trier les pièces. Il nous a tendu la main. Cela aussi coûtait le lager.
On l’a serrée. Quelqu’un venait, il l’a retirée. C’était évidemment une nécessité pour lui, ce matin-là, de venir nous serrer la main. Il s’est arrangé pour le faire aussitôt après son arrivée à l’usine. Il est venu à nous. Il était sombre, timide. Je sentais son odeur d’homme propre, celle de son costume et cette odeur gênait. Nous étions tout près de lui. Pour tout autre que nous trois, c’était un Allemand qui donnait à des haeftling des indications sur le travail : des yeux morts qui passaient sur une veste rayée, une voix qui commandait des mains captives.
Nous étions devenus des complices. Mais il n’était pas tant venu nous encourager que chercher lui-même une assurance, une confirmation. Il venait partager notre puissance. Les aboiements de milliers de SS ne pouvaient rien, ni tout l’appareil des fours, des chiens, des barbelés, ni la famine, ni les poux, contre ce serrement de main.
Le fond de l’âme SS ne pouvait pas se découvrir mieux que devant nous. Mais de son côté, cet autre Allemand ne s’était peut-être jamais autant senti redonné à lui-même depuis des années qu’en serrant la main à l’un de nous. Et ce geste secret, solitaire, n’avait cependant pas un caractère privé, par opposition à l’action publique, immédiatement historique des SS. Tout rapport humain, d’un Allemand à l’un de nous, était le signe même d’une révolte décidée contre tout l’ordre SS. On ne pouvait pas faire ce que le Rhénan avait fait - c’est-à-dire agir en homme avec l’un de nous - sans par là même se classer historiquement. En nous niant comme hommes, les SS avaient fait de nous des objets historiques qui ne pouvaient plus aucunement être des objets de simples rapports humains.
Robert Antelme, L’Espèce humaine, première partie ,Gallimard, NRF, 1947
- Lagerführer: Officier subalterne ou sous-officier S.S. exerçant la fonction de chef de camp.
- Langsam : lentement (d’ordinaire c’est l’inverse que les détenus entendaient…)
Thème du texte
Nuit & Brouillard, Alain Resnais, 1955
Thème du texte : l’espèce humaine et la déportation/
Ce que dit le texte de ce thème : tous les efforts des nazis ne peuvent enlever leur humanité à des êtres qui se savent, se sentent humains.
Le récit d’Antelme repose sur une thèse existentielle : celle de la survie dans le camp de concentration comme forme de résistance. Confronté à l’altération d’être, l’homme du camp est acharné à survivre, il est acharné à être : « S’acharner à vivre était une tâche sainte » dit-il. Et cet acharnement exprime, justification du titre, « ce sentiment ultime d’appartenance à l’espèce » qu’il oppose au : « il ne faut pas que tu sois » des SS. Il écrit : « Le règne de l’homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire. »
Pourquoi le dit-il ? (le texte et donc l’auteur- Ce sont les intentions de l’auteur, la ou les raisons pour lesquelles le texte a été écrit) .
Pour témoigner, raconter l’irracontable. Pour montrer que les nazis ont échoué dans leur plan diabolique pour éliminer une partie de l’humanité, pour rendre hommage à celles et ceux qui ont résisté et notamment les déportés eux-mêmes et le Rhénan dans le texte.
Comment le dit-il ? : c’est l’analyse littéraire du texte qui va permettre de le dire
- Par sa forme : Ici Mémoires, témoignage, essai
- Par son énonciation : ici énonciation à la 1°personne, l’auteur témoigne
- Par son style : (voir analyse du texte)
Le titre : « L’espèce humaine » : est employé ici dans une perspective scientifique à dessein, puisque les SS ont la volonté d’opérer un changement « biologique » : diviser l’humanité, introduire des « classes » dans l’homme. Or Antelme nous dit que les SS n’y parviennent pas. Ils peuvent anéantir. Mais ils ne peuvent pas empêcher un homme d’être homme.
Proposition de problématique :
Nous tenterons de montrer comment Antelme parvient à travers le récit de ce geste anodin à montrer la force de résistance de l’homme face à la barbarie, l’impossibilité de lui ôter son humanité