REALISME ET NATURALISME
Au XIX°, le premier grand mouvement (Jusque vers 1850) est le romantisme (voire poésie) puis dans la 2ème moitié du siècle , le réalisme qui se prolongera avec le naturalisme jusqu’à la fin du siècle.
Le réalisme et le naturalisme reflètent les préoccupations de leur temps, on ne peut pas les dissocier du contexte socio-historique… De grands bouleversements économiques et politiques ont lieu et de nouvelles classes sociales apparaissent et modifient le paysage social et politique :
- La révolution industrielle bat son plein, les paysans quittent les campagnes et forment les nouvelles masses ouvrières des villes (le prolétariat).
- La lutte des classes se déplace : prolétariat/bourgeoisie au lieu d’aristocratie/bourgeoisie (comme avant la Révolution).
- Les conditions de vie des classes défavorisées se dégradent, la bourgeoisie s’enrichit.
- Les théories socialistes se développent.
La révolution scientifique et industrielle, notamment sciences naturelles ; la confiance dans la méthode expérimentale et dans le progrès :
- La foi illimitée dans le progrès se répand dans toutes les couches de la société.
- Les découvertes scientifiques sont spectaculaires : la théorie de l’évolution des espèces de Darwin, entre autres.
- La science est perçue comme la solution à tous les problèmes - le scientisme supplante la foi en Dieu.
- Le matérialisme s’accentue.
Qu’est-ce que le réalisme ?
Autant le romantisme était centré sur le regret d’un passé idéalisé ou sur le désir de créer un futur idéal, autant le réalisme s’ancre dans le présent, dans la description du réel.
« Toute oeuvre d’art, écrit Zola, est comme une fenêtre ouverte sur la création : L’écran classique est une belle feuille de talc très pure. (…) Les images s’y dessinent nettement, au simple trait noir. (…) L’écran romantique est une glace sans tain, claire, bien qu’un peu trouble en certains endroits, et colorée des sept nuances de l’arc-en-ciel. (…) L’écran réaliste est un simple verre à vitre, très mince, très clair, et qui a la prétention d’être si parfaitement transparent que les images le traversent et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité. Cependant, il doit avoir en lui des propriétés particulières qui déforment les images, et qui, par conséquent, font de ces images des œuvres d’art. »
La littérature devient témoin des changements. Les écrivains réalistes observent et décrivent le monde dans lequel ils vivent (d’où le pessimisme des œuvres réalistes : rien n’a changé, le pouvoir et l’argent restent aux mains d’une infime minorité). La bourgeoisie et le monde ouvrier font leur entrée en scène puisqu’ils forment maintenant « le monde». Leurs héros sont des êtres médiocres insérés dans la banalité quotidienne.
Avec le réalisme, on entre également dans l’âge d’or du roman. En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, être romancier devient un titre de gloire. Jusque là, le roman était considéré comme un genre de second ordre, et le romancier comme un écrivain mineur qui pouvait toujours se rabattre sur le roman s’il ne réussissait pas à maîtriser les genres « nobles », soit la poésie et la tragédie.
- Le Réalisme veut s’éloigner des excès du romantisme.
- Dans ce but, les auteurs se documentent beaucoup, (Carnets de Balzac, de Zola) utilisent un vocabulaire précis et technique.
- Les sujets sont pris dans la vie petite bourgeoise des petites villes de province, ou dans le monde ouvrier. Une place essentielle est faite aux événements quotidiens d‘une vie banale, voire médiocre…
- Les personnages sont conçus comme des « types » et ont une identité précise, une histoire familiale…
- L’intrigue est simple.
- Le narrateur utilise essentiellement la 3° personne (Il/elle) et une focalisation zéro (point de vue omniscient, c’est à dire un narrateur qui sait tout du personnage).
- Le narrateur intervient parfois dans son récit créant ainsi une complicité avec son lecteur.
- La description a la plupart du temps une fonction symbolique. Ainsi Balzac étudie l’homme selon les circonstances et le milieu dans lequel il évolue.
Stendhal définit le roman comme ” un miroir que l’on promène le long d’un chemin “. Et Balzac veut faire « concurrence à l’état civil ».
Mais le réalisme reste une illusion en ce sens que toute oeuvre est « un coin de la création vu à travers un tempérament » comme l’écrira Zola lui-même. Ainsi, « la reproduction de la nature par l’homme ne sera jamais une reproduction, une imitation, ce sera toujours une interprétation » (Champfleury, le Réalisme, 1857).
C’est une tentative pour exprimer la réalité, contemporaine ou historique, par opposition aux œuvres idéalistes, qui décrivent la vie comme elle devrait être, libre, heureuse, juste, où les bons réussissent et les méchants périssent comme c’est le cas dans beaucoup d’oeuvres romantiques.
Le réalisme est pessimiste parce qu’il veut faire prendre conscience aux lecteurs des injustices de la société et contribuer à y remédier.
En réalité, tous les grands écrivains ont été -à leur façon- réalistes, puisqu’ils ont chacun à leur manière exprimé la vie comme ils la voyaient. Parce qu’au fond la réalité est aussi une affaire de perception subjective…
« Le réaliste, s’il est artiste, cherchera non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète et plus saisissante, plus probante que la réalité même. (…) Voilà pourquoi l’artiste ayant choisi son thème ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet et il rejettera tout le reste, tout l’a côté. Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique des faits, et non à les transcrire dans le pêle-mêle de leur succession.» Maupassant
Le terme de réalisme doit donc être utilisé avec une extrême prudence, tant pour caractériser un écrivain que pour dénommer une époque. Dire d’une œuvre d’art qu’elle est réaliste ne mène guère loin si l’on ne définit pas la relation originale qui la lie à la réalité.
Vidéo sur le roman réaliste au XIX°
Le Réalisme en peinture
Gustave Caillebotte, Les raboteurs de parquet
Dans la première moitié du XIXe siècle, l’apparition du mouvement réaliste donne enfin la chance à la paysannerie et au prolétariat de devenir des sujets artistiques dignes d’une représentation humaine et sociale qui ne soit plus caricaturale ou romantique.
« D’un « sujet vulgaire », l’une des premières représentations du prolétariat urbain, Gustave Caillebotte tire un tableau insolite, d’une grande modernité, qui fut comparé aux blanchisseuses de Degas ou aux glaneuses de Millet.
Après la révolution de 1848 en France, la situation économique des milieux défavorisés se dégrade tant dans les campagnes que dans les villes. La peinture réaliste se propose alors de représenter cette réalité sociale : le travail des champs, la vie des ateliers industriels fourniront un certain nombre de thèmes.
Le nu, prisonnier jusqu’alors de l’allégorie, s’orienta également vers le réalisme. Il s’agit d’une rupture avec l’académisme qui se cantonne dans la représentation idéalisée de scènes conventionnelles.
Le réalisme se caractérise par des tableaux de grandes dimensions et un style naturaliste s’inspirant de la photographie qui fait alors ses premiers pas.
Gustave Courbet (1819-1877)
Courbet est considéré comme le chef de file de ce mouvement.
Son tableau de 1854-55, intitulé L’Atelier de peintre a des dimensions imposantes (361 x 598 cm). Ces dimensions et la représentation à la fois réaliste et allégorique de l’atelier ont pour objectif de tourner en dérision les préceptes de l’académisme.
Gustave Courbet, L’atelier du peintre, 1849-1850
Gustave Courbet, L’enterrement à Ornans (1849 - 1850)
Le monde urbain
Ce fut l’un des thèmes privilégié du réalisme.
En France, Honoré Daumier (1808-1879) est resté célèbre pour ses caricatures. Mais il a également peint de nombreux tableaux. La Blanchisseuse (1863) évoque ainsi une scène quotidienne de la vie parisienne de l’époque.
En Allemagne, Adolph Menzel (1815-1905) s’intéressa à la vie de l’atelier industriel. Le laminoir (1875) propose une vision presque infernale du travail du métal dans les laminoirs du 19e siècle.
Le monde rural
Le milieu rural est aussi un sujet cher aux peintres réalistes.
C’est le cas d’un groupe d’artistes qui s’installa dans le village de Barbizon (prés de Fontainebleau) à partir de 1825. Parmi eux , Jean-François Millet (1814-1875) et Jean-Baptiste Corot (1796-1875). Ce courant est resté célèbre sous le nom d’école de Barbizon (≈1825-1875).
Les tableaux de Jean-François Millet (1814-1875) représentant la vie rurale firent scandale car le peintre utilisait des toiles de grandes dimensions que l’académisme réservait aux peintures historiques ou religieuses.
J.F Millet, Les Glaneuses, 1857
Les Glaneuses (1857) représente trois paysannes ramassant les restes d’une récolte.
J.F Millet, L’Angélus (1858)
Le naturalisme en peinture ou l’impressionnisme…
Avec l’impressionnisme, des sujets jusqu’alors considérés comme laids vont devenir des sujets artistiques. Ils deviennent un prétexte à l’étude des variations lumineuses, et permettent à l’art, tant littéraire que pictural, de se donner comme espace d’études objectives et d’expérimentation, comparable à l’observation scientifique.

Avec l’impressionnisme, des sujets considérés comme laids vont devenir objet de création. Ils deviennent un prétexte à l’étude des variations lumineuses, et permettent à l’art, tant littéraire que pictural, de se donner comme espace d’études objectives et d’expérimentation, comparable à l’observation scientifique.
La peinture et l’écriture, surprennent parfois par leur grande proximité et cohésion.
Ainsi, le narrateur de L’Œuvre (Zola) qui est peintre, annonce que la nouvelle peinture s’emploie dorénavant à travailler avec « cette science des reflets, cette sensation si juste des êtres et des choses, baignant dans la clarté diffuse », Zola, 1886 .
Comparaison entre Les Repasseuses, L’ Absinthe de Degas; La Prune de Manet et L’Assommoir de Zola
Edgar Degas, L’absinthe
Les bars et les cafés sont très présents dans les productions des impressionnistes et dans celles de Zola. Il s’agit, pour ces artistes, de capter le quotidien, de représenter des sujets de la vie banale, de la routine, « la vie telle qu’elle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses; et tous les métiers en branle; et toutes les passions remises debout, sous le plein jour » Zola
Dans la scène du café où Gervaise et Coupeau (personnages de L’Assommoir de Zola)sont assis ensemble au bar éponyme (L’assommoir) , Zola donne une description de Coupeau qui correspond assez fidèlement au personnage masculin de la toile de Degas : « la mâchoire inférieure saillante, le nez légèrement écrasé, il avait de beaux yeux marron, la face d’un chien joyeux et bon enfant. Sa grosse chevelure frisée se tenait tout debout. » Zola, L’Assommmoir
De même, la posture et le visage des personnages de L’absinthe dégage un sentiment de tristesse et d’accablement, qui crée une atmosphère dense d’infortunes et de malheurs, un peu comme si la déchéance de Gervaise et de Coupeau était picturalement annoncée.
Dans l’univers romanesque de Zola, la lumière, non seulement tient un rôle de personnage, mais jette un éclairage sur le tempérament des protagonistes tout en se faisant, bien souvent, connotative et prédictive.
Les descriptions de l’espace dans la scène où Gervaise et Coupeau sont ensemble à L’Assommoir se chargent de connotations. La lumière éblouit les lieux et son éclat se pose sur des éléments porteurs d’une prédiction ou annonciateurs de la suite des événements :
« Une nappe de soleil entrait par la porte, chauffait le parquet toujours humide des crachats des fumeurs. Et, du comptoir, des tonneaux, de toute la salle montait une odeur liquoreuse, une fumée d’alcool qui semblait épaissir et griser les poussières volantes du soleil. Zola
Si l’on compare cet extrait à L’absinthe, :
Le choix d’un jaune très vif et clair imprime dans la toile de Degas une sorte de jet lumineux.
Dans le roman, cette luminosité participe sans aucun doute de l’impressionnisme littéraire de Zola : non seulement il dépeint l’atmosphère (lumière et couleur), mais il la texture et lui accorde une ambiance (le parquet chauffé, l’humidité, l’odeur, la fumée, l’épaississement de l’air, etc.).
Dans L’absinthe, l’idée d’un climat environnant est aussi travaillée : l’apparence du coup de pinceau, le choix des couleurs, les contrastes du sombre et du lumineux mettent en place une chaleur un peu suffocante, et la luminosité ambiante effectue le travail de la fugacité, du momentané.
Dans L’absinthe de Degas, la place est beaucoup plus accordée à l’espace et au cadrage qu’au personnage. Le point de vue qu’occupe l’observateur est assez innovateur : la scène est effectivement saisie de biais et les personnages logent dans un coin reculé de l’espace pictural. Celui-ci, laissé vacant à l’avant-plan, met en relief la solitude des personnages, et cette impression correspond parfaitement au moment où Gervaise boit avec Coupeau, car « à cette heure du déjeuner, l’Assommoir restait vide » Zola
Cela traduit aussi la rupture artistique : alors que la peinture classique s’employait à représenter les lignes de fuite et la perspective avec exactitude et fidélité, les impressionnistes excentrent le « point d’intérêt » de la scène. Maintenant, « l’artiste multiplie les angles d’approche “acrobatiques” et, par le surplomb et le décadrage, il décentre le regard […] Cet éclatement du schéma visuel classique est bien celui que propose Zola dans des descriptions qui adoptent très souvent un point de vue décalé » (Carles, 1989, p. 118).
E. Manet, La Prune
Manet dévoile, avec La prune, un personnage féminin qui possède les mêmes caractéristiques que le portrait de Gervaise. Cette « jeune femme, dont le joli visage de blonde avait, ce jour-là, une transparence laiteuse de fine porcelaine » (Zola ) s’associe d’elle-même à la figure féminine de la toile de Manet.
Tout comme Zola, Manet se montre soucieux du détail pour rendre ses contrastes harmonieux. Dans La prune, le teint de l’épiderme épouse la couleur de la robe, le blond de la chevelure rejoint la clarté du bois mural, et les lèvres de la femme — qu’il a souhaité mettre en évidence — sont du même ton que la peau, mais en plus vif.
Cette ambition d’harmonisation des contrastes est aussi perceptible dans l’écriture de Zola, qui dépeint Gervaise avec « les coins de ses lèvres d’un rose pâle, un peu mouillé, laissant voir le rouge vif de sa bouche » (Zola, 2000, p. 77). Cette description de la bouche vient mettre en contraste, mais de façon mélodique, la teinte et la texture du visage (visage de blonde, transparence laiteuse de fine porcelaine). Association harmonieuse des couleurs qui correspond en tous points au projet artistique impressionniste décrit ainsi par Zola : « L’œuvre d’art n’est plus qu’un rectangle de toile avec des couleurs et des formes, un simple réseau de relations dont le peintre est seul maître. » (Zola, cité par Leduc-Adine, 1991, p. 24)
Au sujet de La prune, Pierre Courthion remarque que Manet reproduit, « sous l’apparence du personnage anecdotique qu’il a représenté, toute la tristesse du découragement, tout le vague à l’âme de la femme esseulée et dégoûtée » (Courthion, 1978, p. 126).
Outre le regard, la position des mains évoque une grande indolence et un accablement : la tête relâchée mollement sur la main, l’autre, qui tient une cigarette éteinte, accentue l’effet de fatigue et d’abattement. Ici, le personnage féminin domine la spatialité, et, « par le jeu des verticales et des horizontales, Manet enferme son personnage pour mieux en indiquer l’état de solitude » (Cachin, 1990, p. 128), ce qui lui permet aussi d’en faire ressortir toute l’émotion.
Les peintres impressionnistes aspiraient à la représentation non seulement des instants furtifs de variations lumineuses, mais aussi d’émotion passagère qui consiste à « saisir sur le vif les êtres et les choses et [à] les fixer sur le mode du croquis en autant “d’instantanés inédits” » (Carles, 1989, p.117).
Si la scène picturale de La prune témoigne de l’apathie momentanée du personnage, le regard de la jeune femme semble être la source principalement porteuse de sa tristesse.
De son côté, Zola fait vivre à sa protagoniste exactement ce sentiment d’intense lassitude traduit, tout comme dans la toile de Manet, par une certaine atonie : Gervaise, dont le « visage, pourtant, gardait une douceur enfantine […], avançait ses mains potelées » ,Zola. Et ses « regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d’existence » .
L’apparente évanescence, tant littéraire que picturale, témoigne de l’instantanéité de la scène : le momentané et la spontanéité sont perceptibles chez les deux artistes.
Edgar Degas, Les Repasseuses
Zola et certains impressionnistes ont exploré d’autres milieux ouvriers.
Ainsi, au cours du roman, Gervaise fait l’acquisition d’une blanchisserie dans laquelle elle travaille en compagnie d’autres femmes. Le tableau intitulé Les Repasseuses semble répondre admirablement à un des passages de L’Assommoir où Gervaise, entourée de ses employées, s’active dans son commerce.

Dans Les Repasseuses, Degas a tenté de reproduire les effets de mouvements, d’ambiance et de chaleur sur des sujets et leur environnement.
Les tons de bleu utilisés pour représenter la lumière diffusent un éclairage tamisé par des draperies suspendues, qu’on voit à l’arrière, qui répandent leurs reflets clairs dans la pièce et sèment une atmosphère empreinte d’ambiguïté. Le bleu, généralement associé à une couleur froide, est ici imprégné de chaleur, laquelle est induite par la luminosité et la réflexivité des draperies.
Dans sa scène du lavoir, Zola travaille aussi cet effet de réflexion du blanc qui se transforme en bleu :
« À cette heure, le soleil tombait d’aplomb sur la devanture, le trottoir renvoyait une réverbération ardente, dont les grandes moires dansaient au plafond de la boutique; et ce coup de lumière, bleui par le reflet du papier des étagères, mettait au-dessus de l’établi un jour aveuglant, comme une poussière de soleil tamisée dans les linges fins. […] les pièces qui séchaient en l’air étaient raides”. Zola
Non seulement Zola s’emploie ici à appliquer en littérature une technique impressionniste, mais il attribue à ses descriptions des connotations qui parlent des personnages ou de leur tempérament.
Un des extraits de L’Assommoir, qui se déroule dans la blanchisserie acquise par Gervaise, donne à Zola l’occasion de travailler le mouvement et la fugacité. Dans sa globalité, la scène du lavoir emploie souvent des tactiques impressionnistes, mais la description de Gervaise, qu’on peut associer au personnage de gauche sur la toile, confirme la justesse du rapprochement avec Les repasseuses tout en se parant d’instantanéité :
« […] la camisole glissée des épaules, elle avait les bras nus, le cou nu […] et elle levait les bras, sa gorge puissante de belle fille crevait sa chemise […] , les yeux noyés […] , la bouche ouverte, suffoquant […] , Zola.
En plus de la lumière, diffusée et reflétée par le linge, les deux artistes ont exploré, dans leur scène respective, d’autres effets spécifiques aux blanchisseries. Degas cherche à faire ressortir l’aspect cadencé et constant des mouvements de va-et-vient du personnage de droite : les contours flous, l’ombre déposée en lignes fines sur la jupe et la position du personnage expriment le mouvement. Il en saisit aussi la fatigue et l’effort physique, qui sont perceptibles par la posture de la travailleuse : le dos courbé, les épaules remontées et les bras tendus afin que le poids de son corps l’aide à aplanir impeccablement le tissu.
Zola rend lui aussi la position et le mouvement du labeur : « [elles] se penchaient, toutes à leur besogne, les épaules arrondies, les bras promenés dans un va-et-vient continu » (Zola, 2000, p. 192) et « Clémence, appuyée fortement sur l’établi, les poignets retournés, les coudes en l’air et écartés, pliait le cou dans un effort; et […] ses épaules remontaient avec le jeu lent des muscles » Zola.
Auguste Renoir, La balançoire
Une page d’amour, est un roman rédigé dans le but d’exprimer le beau et le pur.
S’appliquant à y dépeindre des scènes de bonheur et de gaieté, il en fait un ouvrage épousant assez fidèlement l’esprit des toiles de Renoir, qui, lui-même, peignait uniquement ce qui plaisait à ses yeux.
La Balançoire peut, de toute évidence, être liée à la scène du jardin dans laquelle Hélène, personnage principal d’Une Page d’amour, incarnerait la jeune femme de la toile. Elle est debout sur une balançoire et
« … les bras élargis et se tenant aux cordes […] elle portait une robe grise, garnie de nœuds mauves. Et, toute droite, […] on la voyait, […] un peu sérieuse, avec des yeux très clairs dans son beau visage muet […], elle entrait dans le soleil, dans ce blond soleil pleuvant comme une poussière d’or. Ses cheveux châtains, aux reflets d’ambre, s’allumaient […] tandis que ses nœuds de soie mauve luisaient sur sa robe blanchissante. […] Elle semblait ne pas se soucier des deux hommes qui étaient là. Zola
Dans La Balançoire, la toilette de la jeune femme se pare d’une densité matérielle réalisée par l’utilisation de contours difficilement repérables, ce qui permet de reproduire le mouvement et la fluidité propres à certains textiles.
Zola se sert d’une autre méthode pour explorer le mouvement et la texture de la robe : il les exprime en utilisant une comparaison qui suscite chez son lecteur la sensation du toucher et la reconnaissance de la matière qui compose le vêtement : « ses jupons avaient des bruits de drapeau » Zola . Cette comparaison à un objet textile reconnu à la fois pour son aspect lisse et sonore offre au lecteur la possibilité d’identifier une étoffe satinée et luisante qui ressemble à de la soie ou du satin.
Si les peintres impressionnistes reproduisent la réalité avec leur subjectivité, Zola passe par la perception des personnages, leur tempérament, pour dépeindre ses scènes, ce qui lui permet d’incorporer à ses descriptions une partie de l’intériorité et des particularités de ses protagonistes.
Ainsi, dans le roman, la scène du jardin est focalisée par Jeanne, l’enfant unique d’Hélène, petite fille éprise de sa mère et facilement émerveillée par l’environnement. Ce procédé permet à Zola de magnifier la scène : « Jeanne en extase […] regardait sa mère » ; « [elle] lui apparaissait comme une sainte, avec un nimbe d’or, envolée pour le paradis » , « avec sa pureté de statue antique » .
De son côté, Renoir, par l’angle du point de vue et les positions respectives des deux personnages masculins, place le spectateur à l’intérieur de la scène : celui du fond donne l’impression de regarder l’observateur, donc de l’incorporer dans le tableau, tandis que celui du devant offre son dos (choix de pose assez peu conventionnel) et participe ainsi de la position arrière de la prise de vue.
Chacun à leur façon, les deux artistes introduisent le regard et l’incitent à prendre part à la scène dépeinte. Celle-ci n’en est, finalement, que plus vivante, spontanée et mouvante.
Ce déplacement de la focalisation et la relativisation de l’importance du sujet, tant du point de vue pictural que littéraire, permet aux artistes de laisser filtrer leurs particularités, leur technique : « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. » (Zola, cité par Leduc-Adine, 1991, p. 18)
Chacun à leur façon, mais avec une grande cohésion, ils ont contribué à ce que l’art devienne un espace libre et créatif dans lequel la contrainte académique rigide n’est plus un gage d’excellence. Ils ont fait naître un courant revendicateur qui s’inscrivait au sein même des enjeux de la modernité.
Désormais, le monde ouvrier trouvait sa place dans la représentation picturale et littéraire.
D’après « Du naturalisme pictural à l’impressionnisme zolien »,Revue Postures, http://revuepostures.com/fr/articles/lachapelle-7
