« On ne naît pas homme, on le devient ».
Erasme, « De pueris instituendis », « Comment éduquer les enfants » , 1519
Oeuvre intégrale : François Rabelais, Gargantua, 1534
Le XVIe siècle est un siècle très riche et très complexe. Il serait difficile d’appréhender l’œuvre de Rabelais sans connaître ce qui fait la complexité de cette période. Aussi nous commencerons par nous intéresser au contexte historique et social.
Pour comprendre ce qu’il se passe pendant le XVIe siècle il faut remonter un peu plus loin dans l’histoire. De grands événements vont modifier le rapport au savoir, la conception qu’on a du monde et de l’homme…
CONTEXTES : RENAISSANCE & HUMANISME
À l’origine de l’humanisme et de la Renaissance
Invention de l’imprimerie
La découverte de l’imprimerie par Gutenberg. C’est entre 1452 et 1454 qu’est imprimé en série le 1° livre : une Bible. Cette découverte va accélérer la diffusion de la connaissance. Auparavant les livres étaient recopiés et enluminés par les moines, ce qui évidemment était trés long. Par ailleurs les publications étaient sous le contrôle de l’église.
Chute de Constantinople
Lorsqu’en 1453, les Ottomans (les Turcs) prennent la ville de Constantinople (aujourd’hui Istambul), c’est la fin de l’empire byzantin. Cette chute provoque la fuite de nombreux savants qui emporte avec eux leurs savoirs et leurs manuscrits notamment vers l’Italie et qui permettront à l’Europe de redécouvrir l’Antiquité grecque et romaine .
Les érudits de l’époque voudront relire les textes anciens, y compris les textes saints, dans leur version originale, débarrassés des « commentaires » de tous les théologiens du Moyen Âge qui en avaient détourné le sens premier. Ce sont eux que l’on appellera les premiers humanistes.
Les grandes découvertes
C’est aussi l’époque des Grandes découvertes…nouvelles contrées, nouveaux peuples, et donc confrontation à des cultures différentes.
Elles obligent la civilisation européenne à se confronter à d’autres civilisations, d’autres mondes, d’autres peuples aux mœurs très différentes. Et également à se poser la question qui animera tout le siècle : qu’est-ce que l’homme ? (voir la controverse de Valladolid, Montaigne…)
Les humanistes défendent la tolérance envers ces « nouveaux hommes ».
Pour la première fois, l’esclavagisme, le colonialisme, le racisme et l’intolérance sont combattus (cf. Les Essais, Montaigne).
Copernic et l‘héliocentrisme
Nicolas Copernic (1473-1543) est un astronome polonais, également chanoine, médecin et mathématicien, né le 19 février 1473 et mort en 1543
Célèbre pour avoir développé et défendu la théorie de l’héliocentrisme selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil.
Jusque là, on considérait que la terre était immobile et au centre de l’univers, que cela été voulu par Dieu. Cette théorie produira des changements profonds d’un point de vue scientifique mais aussi philosophique et même religieux.
La révolution copernicienne est un bouleversement cosmologique puisque par cette découverte l’homme est obligé d’admettre qu’il n’est pas au centre de l’univers et que notre planète n’a pas un statut particulier dans le système solaire.
Les guerres d’Italie
En 1515, François Ier accède au trône. Il a 21 ans et règnera jusqu’à sa mort en 1547. Des rivalités de pouvoir et de territoire l’opposeront pendant tout son règne à l’empereur Charles Quint. (Rabelais y fait référence dans les guerres pichrocolines[1])
Dés 1515, il poursuit les guerres d’Italie entamées par ces prédécesseurs. La même année, la victoire de Marignan lui apportera une grande renommée. Ainsi, avec les guerres d’Italie (1494-1559), la France de François 1er (re)découvre la Renaissance italienne (Quattrocento[2]), ses trésors artistiques et culturels. Ainsi qu’un mouvement intellectuel né en Italie pendant le quattrocento, l’humanisme. Mouvement qui va s’étendre à l’Europe aux cours des XVe et XVIe siècles.
Mais François 1er est aussi un roi humaniste, un bâtisseur, celui qu’on surnommera « Le père des Lettres et des arts ». Il joue un rôle essentiel dans l’éclosion de la Renaissance française. Il protège les artistes, les accueille…Sa sœur Marguerite de Navarre jouera elle aussi un rôle important.
Ces cinq évènements jouent donc un rôle essentiel dans l’avènement d’un nouveau monde dans lequel l’humanisme occupe une place essentielle. En histoire, on nomme cette période les temps modernes.
[1] Charles Quint a servi de modèle au personnage de Picrochole, dont l’impérialisme est présenté sous un angle parodique au chapitre 33. Par ailleurs, Rabelais fait des allusions aux opérations militaires impériales : le sac de Rome en 1527 (chapitre 33) ; la lutte de Charles Quint contre les Infidèles (chapitre 33) ; la bataille de Pavie à l’issue de laquelle François 1er est battu par les troupes impériales (chapitre 39).
[2] La renaissance italienne, fin du XIVe siècle
Contexte socio-historique
Rabelais nait entre 1483 et 1493… Ces dates correspondent à peu près à ce que l’on considère communément comme la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance.
Politique et Religion
François Ier : Règne 1515-1547
Au XVIe siècle, l’autorité du roi lui vient de Dieu…
Pendant son règne, François Ier renforce le pouvoir royal et crée une Cour somptueuse.
Par l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, il fait de la langue française la langue officielle du royaume.
Influencé par sa sœur Marguerite d’Angoulême, favorable aux idées religieuses nouvelles, François Ier se montre tolérant vis à vis du courant évangéliste[1]et du jeune protestantisme. Mais en 1534, après l’Affaire des placards[2] , commence les persécutions religieuses contre les protestants.
[1] De nombreux humanistes ne souhaitent pas rompre avec la papauté, sont animés d’un désir de réforme sans schisme, mais se déclarent néanmoins hostiles aux abus ecclésiastiques, comme Érasme et Rabelais. Les adjectifs « évangélique » et « évangéliste » apparaissent au début du XVIe siècle et renvoient au chrétien qui « revient à la vérité première de l’Évangile »
[2] Un placard est un avis écrit ou imprimé qu’on affiche publiquement. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, des placards furent apposés à Paris et à Amboise, jusque sur la porte de la chambre royale, par le parti protestant. Ils remettaient en cause certaines pratiques de l’église catholique
1534 est à la fois l’année de parution de Gargantua et l’année de l’affaire des placards. Le roi jusque-là tolérant vis-à-vis des nouvelles idées religieuses entame une politique de répression.
Il interdit l’imprimerie pendant deux semaines, des appels à la dénonciation de protestants sont lancées, des arrestations et surtout la multiplication des bûchers où brûleront certains humanistes. Même Érasme et les évangéliques, qui militaient pour une foi moins intransigeante, finissent par être poursuivis.
Pendant presque tout son règne, François Ier sera en lutte contre Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique[3]. Rabelais y fait référence dans les guerres picrocholines (Gargantua, chapitres 25 à 51 consacrés à la guerre picrocholine)
[3] Saint empire : ensemble de territoires allemands et italiens qui étaient soumis à un empereur d’origine allemande. Il a été fondé au xe siècle et a duré jusqu’en 1806.
François Ier sera aussi un roi mécène, il protégera les artistes et fera venir d’Italie Léonard de Vinci, Benvenuto Cellini. Il fait construire ou transformer de nombreux châteaux (Fontainebleau, Saint-Germain-en-Laye, Chambord). Il attire auprès de lui les nobles qu’il transforme en domestiques de luxe.
A sa mort, son fils Henri II règnera de 1547 à 1559. Si ce roi représente parfaitement la Renaissance française, Henri II poursuit l’œuvre politique et artistique de son père. Il poursuit les guerres d’Italie, en concentrant son attention sur l’empire de Charles Quint qu’il parvient à mettre en échec.
Son règne marque également l’essor du protestantisme qu’il réprime avec davantage de rigueur que son père. Devant l’évolution de la Réforme, Henri II ne parvient pas à régler la question religieuse, qui débouche après sa mort sur les guerres de Religion.
Les règnes suivants, ceux de Charles IX (1560-1574) et Henri III (1574-1589) seront marquées par les guerres de Religion qui opposent catholiques et protestants. En 1572 aura lieu la terrible nuit de la Saint-Barthélémy[4].
[4] Le massacre de la Saint-Barthélemy est le massacre de protestants déclenché à Paris, le 24 août 1572, jour de la saint Barthélemy, prolongé pendant plusieurs jours dans la capitale, puis étendu à plus d’une vingtaine de villes de province durant les semaines suivantes et même les mois suivants.
Les conflits religieux
Un certain nombre d’esprit du XVI° sont choqués par la vie dissolue des papes au Vatican, les abus de l’église, l’oubli du message délivré par les textes sacrés, les pressions exercées sur le pouvoir royal… Cela provoque la naissance du courant évangélique qui apparaît avec Erasme, Rabelais, Marguerite de Navarre ou Lefèvre d’Etaples qui traduit la Bible en français (1530). Pour eux, l’accès aux textes des Evangiles doit être individuel, afin d’éviter toutes les dérives d’un message manipulé. Il s’agit donc de revenir aux textes initiaux.
Née de la même constatation, la Réforme protestante se développe en Allemagne, au début du XVIème siècle, sous l’impulsion d’un moine, Luther (1483-1546), dont les thèses, qui attaquent le comportement d’une partie du clergé, la méconnaissance des textes, seront reprises en France par Calvin (1509-1564) en 1532.
Calvin, lui, prône une austérité extrême : quoi que fasse l’homme, il reste pécheur et seule la grâce de Dieu peut le sauver selon la théorie de la Prédestination. Son ouvrage principal, L’Institution chrétienne (1541), décrit ainsi cette théorie : “Nous appelons Prédestination le conseil éternel de Dieu par lequel il a determiné ce qu’il voulait faire de chaque homme. Car il ne les crée pas tous pareil en condition, mais il ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à l’éternelle damnation”.
L’Église catholique, très puissante, puisque représentante de la première religion en Europe combat ces deux branches dissidentes, en censurant les œuvres jugées scandaleuses, en excommuniant les réfractaires, en pourchassant les hérétiques.
Ces conflits déboucheront sur les guerres de religion entre catholiques et protestants pendant la 2° moitié du XVI°.
La médecine
La médecine a tenu une grande place dans la vie de Rabelais. Dans le Gargantua on trouve les plus récents développements de la pédiatrie et de l’hygiène au service de la pédagogie et d’un nouvel art de vivre.
Il a aussi pratiqué des dissections notamment celle relatée par Etienne Dolet, dans un recueil de poèmes latins: “Carminum Libri Quatuor”, publié en 1538. A l’époque, la dissection était jugée infamante pour un médecin. Mais elle s’inscrit dans une réaction naturelle contre l’ignorance, et les dangers de la séparation de la théorie et de la pratique.
Des personnages soumis à « leurs humeurs »
Les personnages de Rabelais sont déterminés par leur « tempérament » au sens où l’entendait la médecine antique dans la théorie des humeurs (Hippocrate).
Pour Hippocrate et ses contemporains, la nature de l’homme est à l’image de celle de l’Univers. L’Univers est constitué de quatre éléments (air, eau, feu et terre) et de quatre saisons. Tout comme lui, le corps humain est constitué de quatre humeurs.
Les quatre éléments, le Feu, l’Air, l’Eau, et la Terre existent dans le corps humain sous forme d’Humeurs :
La santé du corps et de l’âme dépend de l’équilibre de ces Humeurs.
Le tempérament de l’être humain, ou caractère, est déterminé par la dominance de l’une de ces humeurs. Tout un système de soin en découle.
On rééquilibre l’excès d’une Humeur par des saignées, des purges, des ventouses, des diètes, une certaine alimentation en harmonie avec le tempérament de la personne et de son âge.
Une personne est douée d’un caractère singulier, et d’une prédisposition à réagir, en fonction de son propre « équilibre », observable dans son sang. Créer un personnage comme Gargantua ou Picrochole, c’est d’abord le concevoir comme un être fait de chair et de sang, un être déterminé par son « tempérament » (le mot vient du latin temperamentum, qui signifie « équilibre »).
Le régime de vie peut contribuer au déséquilibre ou à l’équilibre, et la diète imposée à Gargantua par Ponocrates (chapitres 23 et 24) illustre justement une manière de rééquilibrer une « complexion » défectueuse.
Ainsi dans les chapitres sur la naissance et l’éducation de Gargantua, il faudra d’abord le débarrasser de l’excès de phlegme pour en faire un grand roi ! Cette excès pourrait venir de la vie intra-utérine puisqu’avant d’accoucher, Gargamelle a ingurgité des tripes, (estomac et intestin du bœuf comportant des matières fécales en fermentation) Gargantua a pu développer un excédent de phlegme.
Or le portrait-type du phlegmatique par Ambroise Paré fait étrangement penser à Gargantua avant la purge imposée par Ponocrates : Le phlegme rend l’homme endormi, paresseux et gras, ayant trop tôt les cheveux blancs. […] Les phlegmatiques ont l’esprit lourd, grossier et hébété. Ils sont très paresseux et dorment profondément. […] Ils sont insatiables, et ils ont un appétit canin1 quand la pituite2 qui prédomine est de l’espèce qu’on appelle acide. Ils digèrent leurs viandes3 tardivement, dont il s’ensuit qu’ils engendrent une grande quantité d’humeurs froides et pituiteuses4, lesquelles le plus souvent s’amassent dans le boyau nommé « colon ». Celui-ci, par ce moyen, se tend et fait un bruit grenouillant, c’est-à-dire presque semblable aux cris des grenouilles. Et ils ont de grandes douleurs, et il leur semble que les parties souffrantes sont tirées et tendues, dont s’ensuit la colique...
Ainsi au chapitre 11, Gargantua excelle en paresse, ne se réveille que pour boire et manger. Et Rabelais nous dit qu’il est « merveilleusement phlegmatique des fesses ». Il produit moult gaz accompagnés de bruits peu mélodieux : il « barytone du cul » et se « conchie à toutes heures » (chap. 7), parfois même « [chiant] dans sa chemise » (chap. 11).
Toute cette intense activité intestinale aboutit à l’invention du « torche-cul »
C’est par l’ éducation qu’on pourra rééquilibrer sa complexion, et faire de lui un grand roi capable de maitrise….
Contextes littéraire et artistique
Influences de la littérature du moyen âge et du carnaval sur l’oeuvre de Rabelais
La Renaissance
La Renaissance française (XVI°) nait de la renaissance italienne (Quattrocento-XV°).
Elle nait de la redécouverte de la culture antique (philosophie, littérature, sciences, textes saints…) qui a été rendue possible notamment par l’imprimerie, la chute de Constantinople, les grandes découvertes … Au XVI, la Renaissance est un mouvement européen.
L’art va désormais largement chercher son inspiration dans l’Antiquité et les mythes et se détache des sujets propres au Moyen Âge.
Des changements architecturaux
L’architecture défensive du Moyen Âge va laisser place à des châteaux qui privilégient l’esthétique : les meurtrières laissent la place à de longues et grandes fenêtres, les pont-levis et les douves sont remplacés par de magnifiques jardins…
Ainsi, dès 1519, François Ier fait construire le château de Chambord.
La littérature au temps de Rabelais
C’est au XVI° que la langue française est établie comme langue officielle et qu’elle devient la langue littéraire. En poésie, avec les poètes de La Pléiade, dans le roman avec Rabelais ou avec Montaigne.
On ne peut séparer Renaissance et Humanisme.
Le XVIe siècle est marqué par la naissance de la langue française moderne, soutenue par le pouvoir royal de François Ier, qui, avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), donne à cette langue son statut de langue officielle du droit et de l’administration du royaume de France. L’usage du latin commence à décroître, mais les dialectes continuent d’être parlés par la grande majorité de la population en France et ce jusqu’à la Révolution française .
La langue française s’enrichit de mots provenant du grec, du latin et de l’italien (Prés de 2000 mots à l’époque)
Poésie au XVI° : De nouvelles formes pour un esprit nouveau…
Au XVI° , les formes fixes du moyen âge se libèrent.
A l’exception du sonnet qui va connaître un grand succès. Introduit au milieu du XVI°, et largement utilisé, notamment par les auteurs de La Pléiade, il sera l’une des formes les plus employées jusqu’au début du XX°.
Le mouvement de La Pléiade est le plus célèbre du XVI°, il compte des poètes comme Ronsard ou Du Bellay. Les poètes se considèrent comme les interprètes des dieux, comme ceux capables de concevoir les secrets divins et de les révéler au monde.
C’est une vision platonicienne de la poésie. En effet pour le philosophe grec, le poète est un « être inspiré » qui écrit sous l’impulsion d’une inspiration divine.
Ces jeunes poètes se battent pour une poésie en langue française (Et non plus en latin). En 1549, le poète Joachim du Bellay publie Défense et illustration de la langue française. Ils désirent enrichir cette langue, qu’ils jugent pauvre, par des emprunts au latin, au grec et à l’italien et par des néologismes. Rompant avec l’héritage médiéval, ils s’inspirent notamment de l’Antiquité et privilégient les formes de l’ode et du sonnet.
Roman au XVI° : François Rabelais et la naissance du roman moderne
Avec François Rabelais se réalise la synthèse entre la tradition comique carnavalesque du Moyen Age et les nouveaux savoirs de la Renaissance. Sa vie et son œuvre polymorphe, qui donnent à rire et à penser, qui échappent à tout classement, sont le triomphe de la liberté d’esprit.
Ses deux principaux héros littéraires, des géants, père et fils, sont issus de la littérature du Moyen Age.
Avec Gargantua, Rabelais reprend un personnage de la tradition populaire du moyen âge, et lui invente un fils, Pantagruel. Pantagruel (1532) et Gargantua (1534), sont deux chefs-d’œuvre prônant la paix et la tolérance, qui préfigurent le roman moderne. Son œuvre est le reflet de la réflexion humaniste de l’époque.
Elle se compose de cinq livres publiés de 1532 à 1564. Rabelais y reprend les légendes d’une famille de géants et, à travers les aventures de ses personnages Gargantua et Pantagruel, père et fils, exprime ses idées humanistes sur le bonheur, la guerre, l’Église, l’éducation, la politique d’un roi, l’ordre social. Son idée maîtresse est la foi enthousiaste dans la raison et les possibilités humaines. Il trace les traits de l’Homme de la Renaissance.
Littérature d’idée au XVI°
Nicolas Machiavel (1469-1527), Le Prince, 1513 🇮🇹
Né à Florence, Machiavel fait des études de droit puis exerce des fonctions politiques importantes au sein de la République de Florence dans une Italie morcelée en petits états divisés et instables.
Exiler au retour des médicis, il écrit Le Prince pour retrouver leurs bonnes grâces. Il le dédiera à Laurent II de Médicis. Le Prince est une sorte de manuel à l’usage des monarques…pour gouverner et surtout se maintenir au pouvoir.
Pour Machiavel, l’homme n’est pas sociable par nature, il est mauvais.
A la différence de ses contemporains, Machiavel ne décrit pas la nature du gouvernement, mais les moyens de conservation du pouvoir.
Il déconseille l’usage de vertus morales qui conduirait le prince à sa perte. Pour lui, la morale n’a rien à faire en politique. Aussi il considère que celui qui a le pouvoir peut et doit user de tous les moyens nécessaires à la conservation de son pouvoir : la force, la ruse, la violence ou la dissimulation sont utiles si elles le rendent efficace. Le mal est donc un instrument nécessaire en politique. Par ailleurs le prince peut également utiliser la religion pour asseoir son pouvoir et contraindre le peuple.
Néanmoins, l’Etat use de la force, mais dans le but de mettre en place des lois pour le bien du peuple. Machiavel recherche à créer un pouvoir fort destiné à assurer la paix. La politique n’est donc qu’une stratégie.
(D’aprés lemondepolitique.fr)
Érasme 🇱🇺(1469-1536)
Erasme, est un penseur, théologien néerlandais né à Rotterdam en 1469. Au cours de sa vie, il sillonne l’Europe, échangeant (généralement en Latin qui permet à tous les savants européens de se comprendre) avec les érudits de son temps sur tous les sujets.
Comme beaucoup de ses contemporains humanistes, il méprise le Moyen Age et se dit convaincu que toute connaissance de l’homme et du monde est à prendre dans les livres des auteurs antiques. C’est à travers la fréquentation des grands intellectuels de son siècle, avec lesquels il entretiendra de vrais rapports d’amitié, qu’il construit sa pensée et forge sa capacité à débattre.
Pour lui, « On ne nait pas homme, on le devient ». Et l’éducation est donc essentielle. Erasme va d’ailleurs publier plusieurs choses à ce sujet dont Traité sur l’éducation, 1529
En 1509, alors qu’il réside à Londres chez son ami l’humaniste Thomas More, Érasme rédige son plus célèbre ouvrage, Éloge de la folie, satire de la société de son temps, deviendra rapidement un des plus grands livres de son époque. Il le consacrera définitivement comme maître des humanistes, admiré dans l’Europe entière. Dans ce petit ouvrage satirique, la déesse de la Folie prend la parole pour parler des hommes, de manière ironique, en soulignant à quel point elle leur est indispensable… tant ils semblent manquer de raison. C’est une critique virulente de la société.
En 1516, il propose une nouvelle traduction en grec de la Bible, appuyée sur les nouvelles méthodes d’étude des textes que formalisent les humanistes.
Le soleil est un bien commun, offert à tout le monde. Il n’en va pas autrement avec la science du Christ […]. Je suis tout à fait opposé à l’avis de ceux qui ne veulent pas que les lettres divines soient traduites en langue vulgaire pour être lues par les profanes, comme si l’enseignement du Christ était si voilé que seule une poignée de théologiens pouvait le comprendre, ou bien comme si le rempart de la religion chrétienne était fait de l’ignorance où on la tiendrait. Je voudrais que toutes les plus humbles des femmes lisent les Évangiles, lisent les épîtres de saint Paul. Puissent ces livres être traduits en toutes les langues de sorte que les Écossais, les Irlandais, mais aussi les Turcs et les Sarrasins soient en mesure de les lire et de les connaître.
Erasme
L’Europe qu’il souhaite est une Europe qui cherche à se construire dans la paix et la pleine mise en relation des hommes.
Soucieux, comme tout humaniste, de la concorde au sein de l’Église, et malgré ses penchants pour l’Évangélisme, Érasme se garde de prendre radicalement partie pour les idées nouvelles, la future Réforme. Fidèle à ce positionnement de tolérance et de pacifisme, il publie en 1524, un Essai sur le libre arbitre, où il défend l’idée selon laquelle l’homme à la liberté de choisir sa perte ou son salut.
Grand épistolier il entretient une relation avec prés de 600 correspondants parmi les savants, et les têtes couronnées de l’Europe entière et, notamment, avec le souverain le plus puissant de son temps, Charles Quint, Empereur du saint Empire germanique..
Lettre de Rabelais à Erasme
À Érasme,
Salut empressé, au nom de Jésus‑Christ sauveur.Georges d’Armagnac, très illustre évêque de Rodez, m’envoya dernièrement l’Histoire juive de Flavius Josèphe1 sur la prise de Jérusalem et me pria, au nom de notre vieille amitié, de vous la faire remettre à la première occasion, s’il advenait que je rencontrasse un homme de confiance qui allât où vous êtes. J’ai donc saisi avec empressement cette occasion, qui me permet, en outre, mon excellent père, de vous témoigner par quelque bon office, avec quels sentiments de piété filiale je vous honore. Mon père, ai-je dit ! Plus encore ! Je dirais : ma mère, si votre indulgence me le permettait. Car ce que nous voyons arriver chaque jour aux femmes qui nourrissent le fruit de leurs entrailles sans l’avoir jamais vu, et le protègent contre les intempéries de l’air, tout cela vous l’avez éprouvé aussi, vous qui, ne connaissant ni mon visage ni même mon nom, m’avez élevé et abreuvé aux chastes mamelles de votre divine science. Oui, tout ce que je suis, tout ce que je vaux, c’est de vous seul que je le tiens […]. Salut, salut encore, père chéri, père et honneur de la patrie, génie tutélaire des lettres, invincible champion de la vérité […].
Lettre de François Rabelais à Érasme, le 30 novembre 1532.
Thomas More 🇬🇧
Thomas More est le représentant du courant humaniste en Angleterre. Son œuvre Utopia (L’Utopie ou le Traité de la meilleure forme de gouvernement)
parair en 1516. More y décrit un monde idéal où règnent l’ordre et la tolérance.
Le mot « utopie », qui va bientôt entrer dans toutes les langues européennes (pour la France, ce sera en 1532, grâce à Rabelais), est formé à partir du grec eu-topos signifie qu’Utopia est le lieu (topos) du bonheur (eu) tandis qu’ou–topos renvoie à une région imaginaire ; l’utopie est donc nulle part et constitue la perfection de la forme gouvernementale. L’ouvrage de More se présente sous la forme d’un récit de voyage et comporte deux parties.
La première partie est une critique (dystopie) de l’Angleterre de l’époque, concentrée sur les ravages économiques et sociaux suscités par l’introduction brutale de l’élevage massif de moutons dans les campagnes.
La seconde partie est la description du gouvernement idéal de l’île d’Utopie, dont l’organisation et les lois, peu nombreuses et accessibles à tous, résument les espoirs des humanistes d’alors : abolition de la propriété et mise en commun des richesses et des tâches, journée de travail de 6 heures, instauration d’un système moral austère, éducation et loisirs pour tous, refus du luxe, égalité entre les hommes et les femmes, gouvernement confié aux plus âgés et plus sages, vie collective, modestie des besoins et vie proche de la nature, refus de la guerre et des conquêtes, spiritualité fondée sur une divinité naturelle et refus de toute intolérance religieuse…
d’apres un article de la revue Elephant N°
Le 6 juillet 1535, Thomas More, ancien ambassadeur extraordinaire puis chancelier d’Henri VIII d’Angleterre, est décapité sur ordre du roi. Cet ami d’Érasme, catholique fervent meurt de n’avoir pas accepter le schisme (la séparation) d’avec le pape qui a permis à Henri VIII de divorcer de Catherine d’Aragon et de se remarier avec Anne Boleyn.
Guillaume Budé (1467-1540) 🇫🇷
Érasme l’appelait le « Prodige de la France »
Savant en sciences, théologie, jurisprudence, mathématiques, philologie ; mais c’est surtout comme helléniste qu’il est connu. Il porte le titre de Maître de la Librairie du Roy. Il est lié avec Thomas More, Étienne Dolet, Rabelais et surtout Érasme
Etienne Dolet (1509-1546) 🇫🇷
Ecrivain, poète, imprimeur, humaniste et philosophe français.
Il sera l’éditeur de Rabelais.
Érigé en martyr de l’humanisme, il a témoigné toute sa vie d’une rare liberté d’esprit. Il publia dans son imprimerie de Lyon des ouvrages d’érudition (Commentarii linguae latinae, 1536-1538), des almanachs et des satires. La publication du Cato christianus (1538) le fit accuser d’hérésie et d’athéisme, et jeter en prison, où il retourna en 1544. Condamné à mort, il fut pendu et brûlé à Paris, place Maubert, en 1546.(Larousse)
Michel de Montaigne (1533- 1592 ) , Les Essais 1580 🇫🇷
Membre du Parlement puis maire de Bordeaux. La publication de ses Essais en 1580 , illustre cette introspection de l’homme qui cherche à se repositionner par rapport au monde.
L’auteur revendique une écriture très personnelle.
L’essai tel qu’il est pratiqué par Montaigne, est une « tentative »,qui ne se donne pas pour aboutie mais qui, au contraire, revendique un caractère non fini.
Ce qu’il veut montrer dans ses Essais, c’est une pensée en action, une pensée vivante. Montaigne y traite de tous les sujets de son temps et notamment rejette l’ethnocentrisme de son temps, les guerres de religion et défend une éducation moderne et humaniste « une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine ».
Il accorde une importance primordiale à la réflexion, à l’esprit critique, au jugement personnel et à l’ouverture d’esprit. Il entend former de bons citoyens avant tout capables de réfléchir et d’agir selon des valeurs morales, plutôt que des savants. Comme tous les humanistes, il partage l’idée selon laquelle l’évolution du monde et de la société reposent avant tout sur une bonne éducation de la jeunesse, qui doit commencer le plus tôt possible.
En 1572, alors que la France est déchirée par les guerres de religion, et qu’à lieu le massacre de la Saint-Barthélemy, Montaigne se retire sur ses terres, dans sa « librairie », la célèbre bibliothèque dont il a fait orner les poutres de maximes antiques. Il se considère comme un homme âgé (il a à peine 40 ans !), frappé par des deuils : celui de son père à qui il doit d’avoir reçu une éducation humaniste très moderne pour l’époque, et celui de son ami, Étienne de La Boétie . C’est cette année-là qu’il commence la rédaction des Essais qui durera jusqu’à sa mort, vingt ans plus tard.
Le mot « essai » vient du latin exagium, qui signifie « pesée » . Montaigne a pour projet d’examiner tout ce qui l’entoure . : l’amitié, la mort, les Indiens d’Amérique ou l’éducation des enfants…
Le projet autobiographique est annoncé dès la préface : « Je suis moi-même la matière de mon livre. » Il puise ses réflexions non seulement dans les livres mais aussi dans son expérience politique (il a été maire de Bordeaux) et diplomatique (il a mené des missions de rapprochement entre protestants et catholiques) ainsi que dans ses nombreux voyages.
Il meurt en 1592.
Les Essais associent l’intime et de l’universel puisque comme il l’écrit lui-même « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».
Les arts au temps de Rabelais
Dans le domaine des arts, le XVI° siècle s’avère d’une grande richesse : peinture, sculpture, architecture…se déploient dans une variété d’artistes prestigieux parmi lesquels Botticelli (1445-1510), Léonard de Vinci (1452-1519), Raphaël (1483-1520), Michel-Ange (1475-1564), Titien (vers 1488-1576) …
Ce qui favorise en France cet épanouissement culturel, c’est aussi une situation économique très favorable. Au milieu du XVème, se produit une forte croissance économique notamment grâce à l’expansion du commerce extérieur et intérieur. Néanmoins, vers le milieu du XVIe siècle va éclater une crise religieuse profonde qui trouve ses racines dans le mouvement qu’on appellera la Réforme et qui va mettre un frein à cet épanouissement.
Les styles sont très différents en fonction des pays mais on remarque des points communs : une recherche de réalisme, l’utilisation de la perspective, la recherche de lumière, de nouvelles techniques et de nouveaux sujets. Ce sont ces innovations qui marquent la rupture avec l’art du Moyen Âge.
Quelques oeuvres représentatives
Léonard de Vinci, La Dame à l’hermine
Michel-Ange, La chapelle sixtine, 1512 (La création d’Adam)
Le Greco, L’enterrement du Comte d’Orgaz, 1588
Caravage, Judith et Holopherne, 1598
Selon l’historien René Rémond, une « Renaissance » se caractérise par :
- l’apparition de nouveaux modes de diffusion de l’information;
- la lecture scientifique des textes fondamentaux ;
- la remise à l’honneur de la culture antique(littérature, arts, techniques) ;
- le renouveau des échanges commerciaux ;
- les changements de représentationdu monde.
L’Humanisme
Petite définition de l’humanisme
L’humanisme est un mouvement de pensée qui s’est développé́ en Italie pendant la Renaissance et qui s’est développé́ en France à partir du XVIe siècle.
L’humanisme est hérité de l’Antiquité. C’est un mouvement culturel européen qui voit le jour en Italie au XVème siècle.
Par humanisme, on entend une nouvelle conception de l’homme et de l’univers qui, en s’appuyant sur l’étude de l’antiquité gréco-latine, source de la culture occidentale, met l’homme au centre de ses préoccupations et tend vers un épanouissement de ses qualités intellectuelles et morales.
Les humanistes de la Renaissance rejettent les valeurs du Moyen-Age et placent l’homme au centre de leur réflexion. Ils retiennent l’idée antique d’une harmonie nécessaire entre corps et esprit. Ils croient en une nature humaine universelle.
Quelques idées :
- Supériorité de l’homme sur l’animal (l’homme est capable d’acquérir des connaissances, pas l’animal; il est un être moral, pas l’animal).
- Vision anthropocentrique de l’homme : ainsi pic de la Mirandole considère que l’homme est libre et qu’il occupe une place à part dans la nature :
« Ô très haute et très merveilleuse félicité de l’homme, À lui seul est accordé le pouvoir de posséder ce qui lui plaît d’être ce qui lui semble bon ”
L’humanisme a eu deux sens successifs, qui se sont ensuite confondus :
– C’est d’abord la redécouverte de la philosophie, de la littérature, de l’art et des valeurs de l’Antiquité́ classique considérés comme le fondement de la connaissance.
– Au fil des décennies, l’humanisme s’élargit jusqu’à̀ devenir « une foi rationnelle dans la valeur et la dignité de l’homme, un respect civilisé de sa liberté́, un culte militant de sa raison » (Jacques Decour).
De façon générale : Attitude philosophique qui tient l’homme pour la valeur suprême et revendique pour chaque homme la possibilité d’épanouir librement son humanité, ses facultés proprement humaines
Les premiers humanistes
Les premiers humanistes restent dans le sein de la religion chrétienne. Mais ils enseignent le retour à une lecture plus authentique du texte des Écritures (La Bible). Érasme dénonce les superstitions, « les observances charnelles » et trop humaines, bref tout ce qu’il estime n’être que déviation par rapport à l’enseignement du Christ. « On en est arrivé au point que l’essentiel de la religion dépend moins des prescriptions du Christ que des définitions et du pouvoir des évêques ». En fait, ces humanistes refusent les interprétations et réécritures des textes sacrés faites au Moyen-âge qui substituent à la lecture des textes sacrés et à la Parole de Dieu des explications, des analyses et des commentaires proprement humains. Ainsi, la première culture humaniste se veut au service de la religion chrétienne, souhaite sa purification par l’établissement et l’étude des Écritures ; Les humanistes rejettent une religion des dévotions superstitieuses et prône une religion intérieure.
Chez Érasme, Thomas More, Guillaume Budé, cette érudition, cet amour des lettres, sont encore au service de la religion. Même s‟ils sont centrés sur l’homme, c’est sans évincer Dieu. L’humaniste adopte la devise : « Fides quaerens intellectus» (« la foi s’appuyant sur l’esprit »).
Ce n’est que plus tard que la culture humaniste évincera la religion.
Les humanistes du XVI° vont donc refuser les habitudes de pensée de la philosophie du Moyen-âge qui s’était approprié les textes antiques, les avait réinterprétés à son profit. (la scolastique)
Pour les humanistes, l’homme doit s’aider lui-même et faire preuve de synergie, c’est-à-dire que l’homme et dieu sont associés dans l’édification de la destinée de chacun. Il n’y a donc pas de prédestination.
Si l’humanisme se développe dans toute l’Europe c’est bien sûr grâce à l’invention de l’imprimerie quelques décennies plus tôt puisque grâce à elle, il est plus aisé de faire circuler les connaissances mais c’est aussi par les nombreux échanges qu’ont entre eux les intellectuels, les érudits de l’époque, qui voyagent beaucoup et échangent énormément de lettres.
Le mouvement humaniste part de la redécouverte des textes antiques originaux (Antiquité gréco-romaine) que les savants et les érudits qui ont fui Constantinople ont emporté avec eux vers l’Italie. L’Italien Pétrarque (1304-1374) est généralement considéré comme le père fondateur de ce mouvement .
Il y a donc nécessité dans un premier temps de maîtriser parfaitement le latin et le grec. Il y a une réelle soif de connaître les textes antiques qu’ils soient d’ordre philosophique, rhétorique ou littéraire mais aussi religieux .
Mais en même temps, il y a chez les humanistes la volonté d’enrichir les langues vernaculaires afin de les élever au même niveau que le latin. L’Edit de Villers-Cotterêts signé par François Ier impose le français pour les documents administratifs. Sur le plan littéraire, la Pléiade, et notamment du Bellay avec sa Défense et Illustration de la langue française cherche à faire de la langue française un joyau qui n’aurait rien à envier au latin.
Ce qui est assez remarquable dans ce mouvement, c’est qu’il n’est pas du tout circonscrit à la France ou à un État particulier mais qu’il concerne la plupart des états européens.
Humanisme et Religion
Les théologiens voient d’un très mauvais œil la traduction du Nouveau Testament, beaucoup plus fidèle au texte et dans un latin plus correct proposée par Erasme.
Cette traduction aboutit à une critique acerbe et aigue de la lecture traditionnelle du Nouveau Testament : par exemple, Erasme écrit : « Certains déforment ce passage (Matthieu 23, 2) comme s’il fallait obéir à toutes les instructions des évêques ou des supérieurs, même impies à cause de l’autorité de leur charge, alors que le Christ parle de ceux qui enseigneraient droitement la Loi Mosaïque et non de ceux qui prendraient les humains au piège de leurs petites constitutions ».
Ou encore :« Il y a des princes séculiers, les évêques les cardinaux, les pontifes, et ce qui est beaucoup plus grave, ces champions qui portant pour masque l’apparence de la religion, s’occupent des intérêts de leur ventre ».
La traduction nouvelle permet un recentrage sur Jésus Christ et son enseignement, relativisant la puissance des princes de l’église, et ouvre ainsi la voie à la rupture que la naissance du protestantisme va provoquer dans la religion chrétienne
Pour les humanistes, c’est donc à l’homme de trouver sa place dans l’univers. Le savoir ne s’oppose pas à Dieu ; au contraire, c’est sur lui que repose la sagesse humaine et c’est ainsi que l’homme pourra retrouver sa forme originelle, celle voulue par Dieu au début de la Création, avant la Chute..
C’est l’idée défendue par l’Italien Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), pour qui l’homme, au centre de l’univers créé, pouvait quasiment rejoindre la perfection divine en progressant toujours plus dans son savoir. Rabelais, moins extreme, réfléchissait lui aussi à cette question de l’amélioration morale de l’individu : Pantagruel et Gargantua sont en réalité le récit de la formation de géants brutaux et grossiers, peu à peu transformés en sages princes chrétiens, aptes à construire une société pacifique.
ŒUVRE : GARGANTUA, 1534
L’Auteur
François Rabelais naît entre 1483 et 1494 près de Chinon dans le domaine de La Devinière. Son père, avocat, veille à c e que son fils reçoive une bonne bonne éducation.
Dès 1511, Rabelais entre comme novice dans un monastère Franciscain près d’Angers. 1519, il intègre un nouveau monastère, celui des cordeliers de Fontenay-le-Comte, dans lequel il étend sa culture humaniste (notamment en matière de philosophie et de théologie). Il se passionne pour le grec, fréquente un groupe d’humanistes et entretient une correspondance en latin et en grec notamment avec Guillaume Budé. Il étudie le droit. On lui retire ses livres de grec sur ordre de la Sorbonne, qui interdit l’étude de l’Écriture dans les textes originaux.
Aussi en 1525 Rabelais demande et obtient du pape l’autorisation de passer dans l’ordre des Bénédictins dont les règles sont moins strictes.
Puis à partir de 1530, il entreprend des études de médecine à Montpellier
Il publie Pantagruel en 1532, sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier. La même année il exerce la médecine à l’Hôtel-Dieu de Lyon. Dés 1533, l’oeuvre est condamné par la Sorbonne. Mais il obtient la protection de l’évêque de Paris, Jean Du Bellay, futur cardinal qu’il accompagnera en Italie en 1534.
A l’automne 1534, il publie Gargantua au moment où a lieu l’affaire des placards.
Il reçoit en 1537 le grade de docteur en médecine de la faculté de Montpellier et entre au service personnel de Guillaume du Bellay, seigneur de Langey et frère du cardinal Jean du Bellay .Rabelais devient un médecin reconnu.
En 1543, la Sorbonne condamne à nouveau Gargantua et Pantagruel.
En 1546, Rabelais publie le Tiers Livre, suite des aventures de Pantagruel et de son petit compagnon Panurge. L’oeuvre est aussitôt censurée.
François 1er meurt en 1547. Henri II lui succède. Rabelais part à Rome où il accompagne à nouveau Jean du Bellay .
En 1550 , Rabelais obtient du roi Henri II un privilège pour la réimpression de ses ouvrages. Et en 1551, il obtient grâce au cardinal Du Bellay la cure de St-Martin de Meudon, dont il peut toucher le bénéfice sans y séjourner complètement.
En 1552 : Parution du Quart Livre, immédiatement condamné par le Parlement.
Rabelais meurt à Paris en 1553.
Article dans Le Monde, Publié le 21 juillet 2003 à 13h35 par Véronique Mauras
Rabelais l’insolent
Il est, près de Chinon, un pays béni où l’air est plus doux, le soleil plus mielleux, la nature féconde, où les vallons défilent, verdoyants et prospères, piqués de petits bois et de clochers pointus. Un pays de cocagne, dont les collines ourlées de vignes dissimulent en leurs flancs des caves troglodytes aussi vastes que des palais. En ces derniers jours de juin 1543, un homme chemine sur une mule entre champs et prés. Il transpire sous son bonnet carré et son caban, un vêtement à manches longues et pans croisés, inspiré du caftan, qu’il a adopté depuis qu’il a quitté le froc pour apprendre la médecine, il y a quinze ans. Dessous, l’habit est modeste mais propre, le docteur Rabelais prône l’hygiène dans un siècle qui n’en a pas, et se targue d’avoir ainsi fait reculer la mortalité à l’hôtel-Dieu de Lyon. Lui-même n’est plus tout jeune, mais se porte à merveille, grâce à un régime qui s’autorise tout – surtout le vin -, mais, pour faire mentir la légende, avec “juste mesure”. Il est maigre, de taille moyenne, les cheveux poivre et sel, la lèvre moqueuse sous une barbe bien taillée, les yeux bruns, brillants, “magnifiques”, disent ses amis – et les femmes, qui l’apprécient…
A la ceinture, il porte toute sa fortune : une fourchette, curiosité ramenée d’Italie, quelques instruments, herbes et poudres nécessaires à sa pratique, un précieux pot de gingembre vert que lui a offert l’ambassadeur de France à Venise, et des lunettes dernier cri, dotées de verres concaves, sans lesquelles, trop myope, il ne peut lire, ni écrire, ni soigner. Dans un coffre, il a serré les livres dont il ne s’est jamais séparé en vingt ans de pérégrinations, les Aphorismes d’Hippocrate, qu’il a commentés en public à l’issue de ses études médicales, l’Eloge de la folie d’Erasme, son modèle et son maître à penser, l’Utopie de Thomas More, Platon, Sénèque, Lucien, plus le sulfureux ouvrage d’un Polonais inconnu, Nicolas Copernic, qui vient d’être publié à l’insu de l’Eglise et qui circule déjà parmi les lettrés. Combien de temps échappera-t-il à la censure et à l’Inquisition ?
Maître François soupire, il est triste et, pour la première fois, découragé. En mars, ses propres livres ont été censurés par le parlement pour hérésie et, s’il revient dans son “pays de vaches”, ce n’est pas pour voir son frère aîné, qui a hérité des propriétés familiales, mais pour se cacher en attendant que l’orage passe. Qui viendra le chercher à la Devinière, cette grosse métairie où son père, avocat à Chinon, a fait construire il y a un demi-siècle une maternité privée, loin des miasmes de la ville ? Le petit bâtiment à un étage est élégant, avec son toit d’ardoise doucement pentu, son escalier extérieur abrité par un auvent à colonnes, ses chambres dotées de vastes cheminées, de pierres à évier et de coussièges aménagés dans l’épaisseur des fenêtres. Le domaine a son puits privé, des caves immenses où l’on presse le raisin, un jardin de simples où s’alignent pavots, mandragore, safran et camomille. Là, il a grandi, étudié, rêvé. Là, il peut oublier les “cerveaux à bourrelets”, “cafards”, “cagots”, “géants parasites et procéduriers” qui le harcèlent.
Ce n’est pas la première fois que les théologiens le condamnent ; un an après sa publication, en 1532, Pantagruel a déchaîné les foudres de la Sorbonne, la puissante faculté parisienne qui veille sur le respect de la doctrine. Accusé d’obscénité – en sus de l’apostasie -, il s’en est tiré de justesse grâce à l’un de ses anciens condisciples, Jean du Bellay, diplomate et évêque de Paris, qui l’a emmené fort à propos à Rome au titre de
médecin. Les esprits calmés, la bienveillance de François Ier et de sa sœur, Marguerite de Navarre, lui ont permis de reprendre son poste à l’Hôtel-Dieu de Lyon.
Le succès inattendu de Pantagruel, écrit pour se défouler – plus de 4 000 exemplaires vendus -, lui avait fait “pousser des géants dans la tête”, et il a récidivé, deux ans plus tard, avec La Vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel. Malgré son apparence de grosse farce, sa démesure, les précautions prises dans la préface et l’usage d’un pseudonyme, il est vrai transparent (Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais), ce second roman, brocardant les “sorbonnagres”, les moines, l’enseignement scolastique, les juges et la plupart des institutions a failli lui coûter très cher.
La parution suivait de peu l’affaire des “placards”, une bravade des réformistes qui avait fait basculer le roi du côté des bourreaux. Des bûchers s’étaient allumés à Paris et à Rouen, six hérétiques avaient eu la langue percée, 200 avaient été bannis.
Cette fois, Rabelais n’a dû son salut qu’à la fuite précipitée. Quittant l’hôpital sans préavis, en février 1535, il a trouvé asile chez son premier protecteur, Geoffroy d’Estissac, évêque de l’abbaye bénédictine de Maillezais, un érudit amateur de jardins, qui l’avait déjà recueilli en 1524, lorsqu’il n’était encore qu’un jeune moine révolté par l’inculture des dominicains. Puis, l’alerte passée, il a réussi à rejoindre Jean du Bellay, en partance pour Rome, lequel l’a de nouveau pris dans sa suite, protégé et fait revenir en grâce. Rabelais a même obtenu l’absolution du pape pour son apostasie1 et l’autorisation d’exercer la médecine tout en réintégrant l’ordre des bénédictins à titre de chanoine séculier.
Depuis, il a vécu grâce à l’appui de ses protecteurs, le succès de ses livres et ses talents de médecin – dûment appréciés par ses contemporains qui le classaient parmi les dix meilleurs praticiens du monde. Il a parcouru la France et l’Italie, poussé par une soif de connaissance, d’expériences, inextinguible. A Rome, il a herborisé pour Geoffroy d’Estissac – à qui il envoyait des graines de salades, de melon, de haricots inconnus en France -, il s’est passionné pour l’architecture et l’art antique. Il a rencontré la plupart des grands esprits de l’époque ou correspondu avec eux, Guillaume Budé, Erasme, Clément Marot ; il a vu Michel Ange peindre son Jugement dernier et Pierre Lescot construire le Louvre. Il a dirigé la première dissection publique à Lyon. A Paris menacé par les troupes de l’Empire, en 1536, il a assisté aux préparatifs du siège, et à Aigues-Mortes, en 1538, à la réconciliation de François Ier et de Charles Quint ; à Turin, il a aidé le gouverneur Guillaume du Bellay, frère de Jean, à administrer le Piémont. Partout il a observé, des coulisses, les intrigues et la politique du temps, dont il a régalé ses amis et lecteurs, au prix d’incessants démêlés avec les autorités. Il est célèbre. Mais seul, sans le sou et de plus en plus menacé.
Jusqu’ici, son optimisme invétéré, sa foi en l’homme et en Dieu, sa boulimie de culture, son humour et son indépendance l’ont tenu debout, marchant toujours vers de nouvelles aventures. Mais, en ce printemps 1543, il est désemparé. La situation des humanistes n’est pas brillante. En prêchant le retour aux sources antiques, la responsabilité de l’homme face à Dieu, en critiquant la décadence de l’Eglise romaine, les superstitions, les pèlerinages, le culte des reliques, ils ont favorisé la montée des hérétiques, sans pour autant rallier leur
camp. Longtemps ils ont cru que l’Eglise romaine saurait se réformer de l’intérieur et ont œuvré pour une réconciliation. Mais la répression s’est alourdie.
En 1542, le pape a ranimé l’Inquisition romaine, suivant l’exemple de l’Espagne. En France, François Ier a définitivement choisi son camp : Clément Marot et Robert Estienne, entre autres, ont dû s’exiler à Genève, d’où Calvin dirige la Réforme française. Erasme est mort, fidèle à sa religion, fidèle à ses idées, Budé aussi, Thomas More a été décapité par Henri VIII après avoir refusé le schisme anglican.
Suspecté de sympathies hérétiques par les catholiques et de libertinage par les protestants, Rabelais ne sait plus sur qui s’appuyer. Deux de ses protecteurs, Geoffroy d’Estissac et Guillaume du Bellay, sont morts au début de l’année. Il s’est fâché avec son ami, l’éditeur Etienne Dolet, qui a publié une édition non remaniée de Gargantua alors qu’il avait pris la précaution d’en expurger les termes trop provocateurs. En vain, puisqu’il figure désormais sur la liste des auteurs interdits. A l’époque, ce n’est pas une figure de style : l’imprudent Dolet finira sur le bûcher pour avoir bravé les censeurs une fois de trop.
L’âge d’or de la Renaissance est fini. Des années terribles se préparent. Rabelais le pressent-il ? Sur son lit de mort, Guillaume du Bellay a fait des prédictions qui l’ont troublé. Lui qui s’est toujours moqué des astrologues et des diseurs d’avenir, jusqu’à publier des “pronostications” pastiches – “cette année, les aveugles ne verront que bien peu, les sourds entendront mal, les riches se porteront un peu mieux que les pauvres…” -, il s’est pris à douter et prépare un “vrai” almanach pour l’année 1534. La question du mariage le tracasse aussi. Il n’a jamais respecté ses vœux de chasteté ; bon vivant, il a même eu à Paris deux enfants qu’il a fait légitimer par le pape, et, à Lyon, un troisième, mort en bas âge. Mais il veut rester prêtre, et catholique. De tout cela, il a envie de faire une troisième épopée où, sous couvert de bouffonnerie, il pourra exposer ses réflexions sur le génie humain.
Le risque est énorme, mais il le prendra, et ce sera le Tiers Livre, ce “merveilleux Tiers Livre”, écrira Anatole France, “le plus riche, le plus beau peut-être”. Le plus lu au cours du siècle suivant, où il inspirera directement Molière (Le Mariage forcé) et Racine (Les Plaideurs). Craignant le pire, Rabelais a pris des précautions. Revenu miraculeusement en cour en 1545, grâce à l’appui d’amis proches du souverain malade – qu’il aurait soigné -, il a obtenu un privilège royal pour la publication et s’est bien gardé d’attaquer directement le clergé. Pourtant, la Sorbonne déclarera le roman, à peine sorti, “farci d’hérésies diverses”, et Maître François, une fois de plus, devra fuir, à Metz cette fois, une ville d’empire où il ne craint pas les poursuites, puis de nouveau à Rome.
Jusqu’à sa mort, à Paris, en 1553, dans des circonstances mystérieuses, il ne cessera de jouer une épuisante et dangereuse partie de cache-cache avec les autorités, alternant provocations, cavales et retours en grâce.
A Rome, il a encore écrit le Quart Livre, sorte d’odyssée burlesque à la poursuite de la “dive bouteille”. Il en a profité pour éborgner les mœurs de la papauté et aussi, pour faire bonne mesure, le “démoniaque Calvin, imposteur de Genève”. Il n’a pas eu le temps de finir la suite, le Cinquième Livre, qui sera publié sous son nom dix ans après sa mort, sans doute à partir de ses notes, par un admirateur anonyme.
Il faut lire Rabelais transcrit en langue moderne pour en apprécier la truculence, l’imagination, la hardiesse, l’intelligence, bref, le génie, à l’égal de Cervantes ou de Shakespeare. Chaque page
est une mine. Maître François, qui parlait l’italien, le latin, le grec, l’hébreu, l’arabe et de nombreux patois, qui avait étudié la théologie, le droit, la médecine, l’architecture, la botanique, l’archéologie, l’astronomie, et se passionnait pour toutes les découvertes d’un siècle qui en était riche, a nourri le français de quelque 800 mots, verbes ou adjectifs – algèbre, bastion, frise, escorte, gymnastique, bénéfique, indigène, frugal, chahuter, etc. -, et de dizaines d’expressions comme les “moutons de Panurge”, “prendre de la bouteille” ou “l’habit ne fait pas le moine”, pour ne citer que les plus “célèbres” (un autre de ses mots).
Il a inventé l’anagramme, le calembour et la première contrepèterie, “à Beaumont le Vicomte” ; le livre de poche et le pastiche. Outre Molière et Racine, il a inspiré les plus grands, La Fontaine (abondamment), Balzac, qui le parodiera dans ses Contes drolatiques, Anatole France, qui lui consacrera une biographie, Céline, Alfred Jarry, etc.
Quant à Gargantua, Pantagruel et Panurge, ils ont fait le bonheur des illustrateurs, Gustave Doré en tête, avant d’orner les bistrots et tavernes de France. Par la faute de Ronsard, qui lui a consacré une fort méchante épitaphe, on l’a souvent assimilé à ses héros. A tort. Maître François n’était pas un bouffon obèse ni un moine paillard ou un ivrogne, mais un aventurier de la connaissance, curieux, sceptique, lucide, qui aimait rire et déguisait ses critiques en farces pour éviter le bûcher. Un insolent.
Véronique M’auras
Présentation de l’œuvre
En 1532, Rabelais sous le pseudonyme de Alcofribas Nasier fait paraître les aventures du géant Pantagruel.
Deux ans plus tard, il publie les aventures de son père, Gargantua.
Gargantua est publié en 1534 à Lyon puis il sera réédité plusieurs fois jusqu’à l’édition définitive de 1542.
Le roman a d’abord subi les foudres de la Sorbonne puis jusqu’au XIXe siècle, malgré son immense succès, il a mauvaise réputation.
Le classicisme, au 17e, dans sa recherche de pureté et de perfection, ne semble pas avoir apprécié les ambiguïtés qui font la richesse du roman. Voici ce qu’en dit La Bruyère dans Les Caractères (1688 : « Rabelais […] est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption. »
Il faut globalement attendre le milieu du XXe siècle pour qu’on rende à Rabelais la profondeur de son œuvre : « Sous l’ “éclat de rire énorme” du grand satirique se dissimulent les visées les plus audacieuses. Le masque de la folie n’est qu’un moyen dont il a usé pour lancer à travers le monde les vérités et les négations qu’il était impossible de faire entendre autrement. » Abel Lefranc, 1953
Mais c’est surtout à partir des années 1970 que la modernité de l’œuvre de Rabelais est reconnue. Oeuvre ouverte, qui continue à nous étonner, et nous interroger.
La naissance de l’œuvre
En 1532, Rabelais, alors étudiant en Médecine, publie sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier (anagramme de François Rabelais), à Lyon un livre intitulé Pantagruélique (récit qui mêle, dans la tradition populaire,le ton de la farce et de l’épopée). C’est un succès immédiat.
Et en 1534 Rabelais récidive en publiant l’histoire de Gargantua, père de Pantagruel. Néanmoins, avant la publication de Gargantua en 1534, plusieurs textes anonymes ont déjà mis en scène le géant Gargantua, par exemple les Grandes et Inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua (1532) (probablement écrite par Rabelais lui-même).
Ce livre aux aspects grossiers à certains égards, toujours farcesque, est avant tout un livre d’humaniste qui s’interroge sur l’éducation, la politique, l’organisation de la société.
Le genre- les genres de l’œuvre
Une origine populaire :
Dans les années 1530, il existe une littérature populaire assez proche de la tradition orale qui circule sous forme de livrets. L‘un d’entre eux s’intitule Grandes et inestimables Cronicques du grant et enorme géant Gargantua. Ce géant vit dans un univers fabuleux et réalise des prouesses avant d’être transporté au pays des fées par Morgane et Mélusine.
Ainsi Rabelais s’inscrit dans une tradition populaire
Influence carnavalesque
Le rire carnavalesque se veut libérateur face aux contraintes politiques et religieuses.
Le carnaval est le seul moment où le rire peut se moquer de l’autorité de l’ordre établi le pouvoir sans en subir les conséquences. C’est un moment de renversement de ce qui est institué. Le monde carnavalesque refuse la hiérarchie, ridiculise le pouvoir ; il permet l’existence d’un monde double : le monde sérieux est le monde de la subversion de ce monde sérieux. : « Dans ce système, le roi est le bouffon, élu par l’ensemble du peuple, tourné en dérision par ce même peuple, injurié, battu ». (voir l’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge est sous la renaissance M Bakhtine)
Dans Gargantua, dès le prologue on assiste à ce renversement : l’auteur s’adresse aux « buveurs très illustre, et vous, vérolés très précieux » et en même temps très sérieusement reprend les propos des rails sur les Silènes d’Alcibiade. Ce prologue nous invite justement à voir derrière l’apparence grossière, le propos sérieux est à découvrir derrière le rire, « la substantifique moelle ».
La scène du torche-cul, au-delà de ses effets parodiques, semble ainsi à la fois relever d’une subversion et d’une transgression généralisées, et dans le même temps permet de refonder un nouvel idéal sur les ruines du monde carnavalisé.
Peut-on parler de "roman" ?
Au milieu XVI° siècle, le roman en prose en est à ses balbutiements et n’a pas de place réelle dans la culture littéraire alors que le théâtre et la poésie sont des genres nobles.
Aussi, Pantagruel et Gargantua, n’entrent pas au moment de leur parution sous le terme de roman, mais ils reprennent les codes du roman de chevalerie , en les parodiant.
A cette époque, le roman et surtout le roman en prose est encore très nouveau.
Gargantua puise donc à la fois dans le roman de chevalerie (comme par exemple Lancelot, chevalier du roi Arthur) et la chanson de geste (batailles épiques dans les guerres picrocholines) mais aussi dans la farce… De plus, Rabelais indique dans son Prologue que le lecteur va lire une « chronique ». Or la chronique depuis le moyen-âge consignait des faits illustres d’une communauté pour qu’ils ne soient pas oubliés.
Gargantua est aussi inspiré par l’influence des grands humanistes européens, notamment par l’Éloge de la folie d’Érasme. Ou par Utopia de Thomas More dont Rabelais se souviendra pour décrire l’organisation parfaite de l’abbaye de Thélème.
Rabelais mélange donc les genres littéraires (romans de chevalerie, épopées, récitsfolkloriques). Mais il réutilise et inverse ces genres. par la parodie, et le rire . Et il promet à son lecteur une « substantifique moelle », une connaissance très précieuse qu’il faudra aller chercher, derrière ce rire.
Ainsi, comme dans les récits de chevalerie, Gargantua commence avec la généalogie quasi mythologique du héros puis raconte son enfance et son éducation, et enfin le héros doit faire ses preuves au combat. Au terme de ce parcours, le chevalier fonde une abbaye pour prouver sa vertu religieuse .
C’est bien le parcours de Gargantua mais au départ on a un géant grotesque (et non un beau et preux chevalier) et à la fin, on a bien une abbaye mais qui inverse toutes les règles !
Un narrateur envahissant
Un narrateur envahissant
Maître Alcofribas Nasier (anagramme de François Rabelais) est donc le narrateur de ce récit.
Il se qualifie d’« abstracteur de quinte essence », c’est à dire l’alchimiste. Attention, Alcofribas n’est pas Rabelais.
La structure de l’oeuvre
- Avis aux lecteurs
- Prologue
- Puis 3 grandes parties (58 chapitres)
1° partie
- Ch 1-2 Généalogie de G. qui fait de lui un pers mythique
- 3 -6 Naissance de Gargantua par l’oreille…aprés 11 mois de gestation
- CH 7-14 Gargantua élevé comme un enfant roi, sans régles, puis lorsque son père s’apercoit de son intelligence, il est confié à des précepteurs sophistes
- 16-22 Voyage de Garg. à Paris, Beauce, Pisse sur les parisiens, vole les cloches de ND…
- Ch 23-24 Education humaniste par Ponocrates
2° partie
- 25-37 Histoire de la guerre Picrocholine dont les raisons sont absurdes (histoire de brioches). Garg revient de Paris. Victoire
- 38-41 Retour de Gargantua/ Fête/ trés satirique sur les moines
- Ch 42-51 Récit de la guerre et de la victoire de Gargantua
3° partie
- 52-57 Gargantua décide de récompenser Frére Jean en construisant une abbaye idéale, l’abbaye de Thélème
- 58 Un poème trés obscur remanié , enigme à résoudre…
Le rire rabelaisien
Le rire dans le Gargantua utilise des procédés qui existaient par exemple dans les fabliaux au Moyen Âge : goinfrerie, moine déluré, buveur, registre grivois et scatologique… procédés très courants dans la littérature populaire depuis le Moyen Âge.
On a en permanence 2 registres récurrents :
- Le burlesque = traiter une matière noble de façon triviale et basse
- L’héroï-comique = traite de manière élevée une matière triviale ou modeste
Ce roman fonctionne donc comme le carnaval, la « fête des fous » : les valeurs et les positions sont inversées, ou du moins sérieusement remises en question.
L’écriture rabelaisienne exploite diverses variétés de comique, à commencer par le comique gigantal, qui passe par les jeux sur la disproportion entre le géant et les humains (cf. ch 38 pèlerins mangés en salade)
Le comique de mots est également très présent, grâce aux néologismes parfois particulièrement expressifscomme « rataconniculer » (chap. 3, p. 43). On trouve de nombreux jeux de mots et calembours : par exemple au chapitre 5, « Chantons, buvons, entonnons (…). Où est mon entonnoir ? », où le jeu de mot repose sur laressemblance entre « entonner » qui signifie « chanter » mais aussi « mettre en tonneau », à l’aide d’un « entonnoir » (p. 48).
Rabelais détourne des proverbes, par exemple quand il transforme « l’appétit vient en mangeant » en « la soif s’en va en buvant » (chap. 5, p. 51). Il s’amuse aussi et surtout à inventer des étymologies fantaisistes ou à livrerdes récits expliquant de façon plaisante l’origine de tel ou tel nom (la Beauce ou Paris lors du voyage deGargantua à la capitale).
Le comique carnavalesque, lié à la représentation du « bas corporel ». La sexualité et la scatologie sont très présents au fil du texte : la naissance de Gargantua pendant les ennuis intestinaux de sa mère, le chapitre dutorche-cul (chap. 13), les divers moments où le géant urine (sur les Parisiens, sur les pèlerins…).
La parodie : l’auteur reprend des éléments de la réalité en les renversant et en les dévalorisant.
La satire : elle s’adresse donc à l’intelligence du lecteur et revêt une dimension critique. Rire distancié qui repose sur la dérision, la raillerie ou la contestation.
Par conséquent, le rire peut être cathartique et libérateur : en riant de l’autre, nous rions de nous-mêmes. C’est ce qui fait fonctionner la comédie.
Quoi qu’il en soit, le rire, se définit par rapport à une norme ; il est affranchissement et transgression.
Au chapitre 11 , Alcofribas Nasier expose l’adolescence du héros éponyme en réduisant le jeune noble à une forme d’animalité. Le jeune enfant, cédant à ses pulsions, ne songe qu’à « boire, manger et dormir ; à manger, dormir et boire ; à dormir, boire et manger. »
Avant que l’éducation du « petit paillard » ne soit prise en charge par le précepteur humaniste, le narrateur insiste sur le comique des repas lors desquels nourriture et répugnance vont de pair : Gargantua « morvait dans sa soupe, […] se lavait les mains dans le potage » (ch. 11), il s’assied à table « en pissant donc un plein urinoir » (ch. 21) et « quatre de ses gens lui jetaient dans la bouche, l’un après l’autre, sans discontinuer, de la moutarde à pleines pelletées. » L’onomastique suggérait déjà le goût du personnage pour la nourriture, Gargantua signifiant, comme son père le révèle, « quelle grande bouche tu as ».
Au chapitre 20, Ponocrates et Eudémon, spectateurs de la harangue verbeuse du sophiste maître Janotus de Bragmardo, « s’esclaffèrent de rire si profondément, qu’ils crurent en rendre l’âme à Dieu ».
Selon Démocrite, le rire est l’unique réponse à donner à l’universelle folie des hommes : « Je ne ris que d’un seul objet, l’homme plein de déraison, vide d’œuvres droites, puéril en ses desseins », dit-il au médecin Hippocrate venu l’observer.
Les thèmes dans l’œuvre
Le gigantisme
- Le nom de Gargantua porte en lui l’ensemble des caractéristiques du gigantisme. (comme celui de Grandgousier)
- Le nom, ici, rappelle à la fois la dimension hors-norme du personnage, mais surtout le caractère démesuré, quasi infini, de sa goinfrerie.
- Gigantisme physique : le nouveau-né pousse un « cri horrible » à la naissance ; pour le nourrir, il faut 17 900 vaches
- il est pourvu de dix-huit mentons (l’embonpoint était considéré comme signe de santé, et non d’obésité. Mais l’on se « contentait » en général de deux ou trois mentons…), et il faut une charrette à bœufs pour le transporter !
- Gigantisme des appétits : plus que sa taille, c’est sa goinfrerie qui fait de lui un être démesuré. Son premier cri est « A boire ! », ce qui enchante son père au lieu de l’inquiéter ! ; tous les éléments de gigantisme touchent d’abord à sa voracité : le géant est d’abord quelqu’un qui mange et/ou boit. D’où l’insistance sur les quantités astronomiques de lait, et surtout de vin, dont il est abreuvé dès son plus jeune âge – au point de le rendre quelque peu incontinent !
- Prolifération carnavalesque du corps : prolifération de la nourriture, du vin, et de leur corollaire, la merde. Laquelle n’est nullement dévalorisée, mais au contraire glorifiée, dans l’inversion du « haut » et du « bas » typique du Carnaval
« Il estoy merveilleusement phlegmaticque des fesses […] au seul son des pinthes et flaccons il entroyt en ecstase, comme s’il goustoyt les joyes de paradis.«
L’onomastique
Le terme onomastique vient du grec ὀνομαστική « art de dénommer », l’onomastique est une discipline ayant pour objet l’étude des noms propres.
Le choix des noms que Rabelais donne à ses personnages ne doit rien au hasard. Voici quelques-uns des noms des principaux personnages :
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La satire religieuse
Le point de vue de Rabelais sur les « sorbonnards »
Dans Gargantua, on retrouve l’opposition entre les évangélistes et les théologiens de la Sorbonne : Si Grandgousier, Pornocrates et Frère Jean incarnent la sagesse évangélique[1], Picrochole et les « Sorbonnards » incarnent les « sorbonicoles » en tous genres.
Rabelais critique une conception qui fonde la religion sur la crainte de Dieu plutôt que sur l’amour de Dieu. L’utilisation des litanies, des pèlerinages, des prières machinales et non comprises… aboutissent à ce que les croyants confondent foi et superstition (cf. Candide comment on fit un bel autodafé).
Par la satire, Rabelais reproche à la Sorbonne de détourner et rendre obscur l’enseignement du Christ. Les noms même des théologiens sont là pour en témoigner : ainsi le prénom du 1er précepteur de Gargantua, Thubal signifie « confusion ».
[1] de nombreux humanistes ne souhaitent pas rompre avec la papauté, sont animés d’un désir de réforme sans schisme, mais se déclarent néanmoins hostiles aux abus ecclésiastiques, comme Érasme et Rabelais. les adjectifs « évangélique » et « évangéliste » apparaissent au début du xvie siècle et renvoient au chrétien qui « revient à la vérité première de l’Évangile »2
Rabelais et le point de vue évangélique
En accord avec son maitre, Erasme, Rabelais invite le lecteur à ne pas pratiquer mécaniquement la prière, qui doit être un moment de dialogue avec Dieu. C’est pour cette raison que les offices et les cloches seront bannis de Thélème, puisque « la plus grande sottise du monde était de se gouverner au son d’une cloche » (chapitre 52).
Il faut donc que les croyants puissent avoir accès à la lecture des textes sacrés, aux Évangiles, sans intermédiaire.
Par ailleurs, Rabelais rejette l’idée de prédestination et lui préfère l’adage : « Aide-toi et le Ciel t’aidera ». L’homme doit se réaliser par l’action en synergie avec Dieu et ne pas tout attendre de la prière.
L’évangélisme de Rabelais est avant tout un christianisme intériorisé. Et non une foi passive. Rabelais fait donc la satire des croyants, dont la foi a été remplacée par de vulgaires croyances populaires.
Les institutions religieuses faussent les rapports de l’homme à Dieu.
Usant de la parodie, Rabelais dénonce en s’en moquant l’absurdité des vœux et la vie oisive des moines.
De même, les humanistes s’interrogent beaucoup sur la place de Dieu dans le monde. S’ils acceptent volontiers de voir en lui un créateur, ils considèrent néanmoins l’homme comme sa création la plus importante : il vient juste après Dieu et doit de ce fait se montrer digne de lui. Aussi, aux yeux des intellectuels de l’époque, Enfin, la pratique religieuse ne doit pas supplanter l’intérêt pour les sciences.
La médecine
La médecine a tenu une grande place dans la vie de Rabelais. A 36 ans il entame des études de médecine à Montpellier. Il restera longtemps médecin à l’Hopital-Dieu de Lyon.
Dans le Gargantua on trouve les plus récents développements de la pédiatrie et de l’hygiène au service de la pédagogie et d’un nouvel art de vivre.
Rabelais a aussi pratique des dissections notamment celle relatée par Etienne Dolet, dans un recueil de poèmes latins: “Carminum Libri Quatuor”, publié en 1538. A l’époque, la dissection était souvent jugée infamante pour un médecin. Mais elle s’inscrit dans une réaction naturelle contre l’ignorance, et les dangers de la séparation de la théorie et de la pratique.
Des personnages soumis à « leurs humeurs »
Les personnages de Rabelais sont déterminés par leur « tempérament » au sens où l’entendait la médecine antique dans la théorie des humeurs (Hippocrate).
Pour Hippocrate et ses contemporains, la nature de l’homme est à l’image de celle de l’Univers. L’Univers est constitué de quatre éléments (air, eau, feu et terre) et de quatre saisons. Tout comme lui, le corps humain est constitué de quatre humeurs.
Les quatre éléments, le Feu, l’Air, l’Eau, et la Terre existent dans le corps humain sous forme d’Humeurs :
La santé du corps et de l’âme dépend de l’équilibre de ces Humeurs.
Le tempérament de l’être humain, ou caractère, est déterminé par la dominance de l’une de ces humeurs. Tout un système de soin en découle.
On rééquilibre l’excès d’une Humeur par des saignées, des purges, des ventouses, des diètes, une certaine alimentation en harmonie avec le tempérament de la personne et de son âge.
Une personne est douée d’un caractère singulier, et d’une prédisposition à réagir, en fonction de son propre « équilibre », observable dans son sang. Créer un personnage comme Gargantua ou Picrochole, c’est d’abord le concevoir comme un être fait de chair et de sang, un être déterminé par son « tempérament » (le mot vient du latin temperamentum, qui signifie « équilibre »).
Le régime de vie peut contribuer au déséquilibre ou à l’équilibre, et la diète imposée à Gargantua par Ponocrates (chapitres 23 et 24) illustre justement une manière de rééquilibrer une « complexion » défectueuse.
Ainsi dans les chapitres sur la naissance et l’éducation de Gargantua, il faudra d’abord le débarrasser de l’excès de phlegme pour en faire un grand roi ! Cette excès pourrait venir de la vie intra-utérine puisqu’avant d’accoucher, Gargamelle a ingurgité des tripes, (estomac et intestin du bœuf comportant des matières fécales en fermentation) Gargantua a pu développer un excédent de phlegme.
Or le portrait-type du phlegmatique par Ambroise Paré fait étrangement penser à Gargantua avant la purge imposée par Ponocrates : Le phlegme rend l’homme endormi, paresseux et gras, ayant trop tôt les cheveux blancs. […] Les phlegmatiques ont l’esprit lourd, grossier et hébété. Ils sont très paresseux et dorment profondément. […] Ils sont insatiables, et ils ont un appétit canin1 quand la pituite2 qui prédomine est de l’espèce qu’on appelle acide. Ils digèrent leurs viandes3 tardivement, dont il s’ensuit qu’ils engendrent une grande quantité d’humeurs froides et pituiteuses4, lesquelles le plus souvent s’amassent dans le boyau nommé « colon ». Celui-ci, par ce moyen, se tend et fait un bruit grenouillant, c’est-à-dire presque semblable aux cris des grenouilles. Et ils ont de grandes douleurs, et il leur semble que les parties souffrantes sont tirées et tendues, dont s’ensuit la colique...
Ainsi au chapitre 11, Gargantua excelle en paresse, ne se réveille que pour boire et manger. Et Rabelais nous dit qu’il est « merveilleusement phlegmatique des fesses ». Il produit moult gaz accompagnés de bruits peu mélodieux : il « barytone du cul » et se « conchie à toutes heures » (chap. 7), parfois même « [chiant] dans sa chemise » (chap. 11).
Toute cette intense activité intestinale aboutit à l’invention du « torche-cul » qui glorifie le plaisir anal.
C’est par l’ éducation qu’on pourra rééquilibrer sa complexion, et faire de lui un grand roi capable de maitrise….
La réflexion politique et l’Utopie
Le prince idéal
Le système féodal du Moyen Âge a produit une société profondément inégalitaire. Les humanistes de la Renaissance interrogent cette société et imaginent les transformations qu’elle devrait subir.
Ils défendent la laïcisation de la monarchie, jusqu’ici qualifiée « de droit divin ». Ils s’interrogent sur ce que serait un gouvernement idéal et le profil du bon prince.
Voir Le Prince de Machiavel et l’Utopie de Thomas More
En 1516, Thomas More (anglais) a publié Utopie. Il décrit la vie idéale des habitants de l’ile du même nom. Sur cette ile, un régime communautaire permet à chacun de conserver sa liberté.
Avec l’abbaye de Thélème Rabelais nous peint des êtres qui vivent libres et heureux. Leur bonheur est aussi bien individuel que collectif ,
La règle est « Fais ce que voudras » qu’il ne faut néanmoins pas interpréter comme un appel à la satisfaction individuelle
Grandgousier puis son fils Gargantua représentent les figures du prince idéal.
Avant de se décider à la guerre, Grandgousier a tout fait pour l’éviter. Et il ne s’y résout que pour que le pays retourne le plus tôt possible à la paix. Gargantua suivra les traces de son père il faut ramener son armée avec sagesse, rétablir la paix et ne pas écouter les conseillers cupides…
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L’utopie, la cité ideale
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Politique et guerre
Ce court traité est dédié à Charles de Habsbourg, le futur Charles Quint, alors âgé de 16 ans et qui va devenir roi d’Espagne sous peu. Érasme y prône une philosophie politique radicalement opposée à celle de Machiavel : le prince doit avant tout maintenir la paix.
La guerre cause d’un seul coup le naufrage de tout ce qui est bon et fait déborder la mer de tous les maux réunis. Aucune calamité n’est plus tenace. De la guerre naît la guerre ; d’une guerre sans gravité naît une guerre importante ; d’une guerre simple naît une guerre double ; d’une guerre enfantine naît une guerre sérieuse et sanglante. Une guerre née ailleurs se propage comme une peste dans les environs et même au loin […]. Un bon prince n’accepte jamais aucune guerre, excepté quand, après avoir tout tenté, il ne peut l’éviter par aucun moyen. Si nous étions dans ces dispositions-là, il n’y aurait pour ainsi dire jamais de guerre nulle part. Enfin si cette peste ne peut vraiment être évitée, que le prince s’attache, du moins, à la faire avec un minimum d’inconvénients pour les siens, en versant le moins possible du sang chrétien et qu’il la termine le plus vite possible […]. Que le prince vraiment chrétien réfléchisse à la différence qu’il y a entre l’homme, être né pour la paix et l’amour, et les bêtes sauvages nées pour la rapine et la guerre.
Érasme, Éducation du prince chrétien, 1516
- Parodie du genre épique
La guerre picrocholines qui oppose Gargantua à Picrochole est présenté comme une épopée bouffonne. C’est par le rire que râblé nous pousse à nous interroger ici encore.
Les combats y sont décrits comme de véritable carnage avec des précisions chirurgicales effrayantes.
La dérision est à son comble : les motifs de la guerre autour d’une histoire de brioche…la réduise à une querelle sans réel intérêt.
Pourtant derrière la dérision carnavalesque, la satire est bien présente. La distanciation comique n’empêche pas de dénoncer la cruauté.
Rabelais condamne cette fureur guerrière qui n’épargne ni homme ni femme ni enfants.
C’est l’occasion de voir à l’œuvre un personnage paradoxal, Frère Jean des Entommeurs,(moine qui ne se contente pas de prières et processions) .
Il est dans la démesure. Il se montre impitoyable envers les ennemis et semble éprouver un certain plaisir à découper les corps et à achever ses ennemis. Frère Jean devient l’anti-moine par excellence, et non pas un héros épique.
Dans ces chapitres sur la guerre, s’opposent aussi le pacifisme de Grandgousier à l’impérialisme de Picrochole.
Ils sont l’occasion pour Rabelais de poser une réflexion politique :
D’abord le souverain se doit de protéger son peuple. C’est ce que fait Grandgousier qui veut « secourir et garantir [s]es pauvres sujets. La raison le veut ainsi. » (Chapitre 28). Et c’est aussi pourquoi il demande le retour de son fils , lui rappelant le devoir de tout suzerain : « force m’est de te rappeler pour protéger les gens et les biens qui te sont confiés par droit naturel ».
Mieux encore, après la guerre, Grandgousier a prévu un hôpital pour les blessés et rembourse les civils des dommages qu’ils ont subis ! En s’autorisant un anachronisme, on peut dire que c’est un roi éclairé.
Grandgousier est un roi pacifique et pacifiste, contrairement à Picrochole, personnage colérique et impérialiste (figure de Charles Quint rappelons-le). Humaniste, le père de gargantua considère la guerre comme un fléau. C’est l’absolu dernier recours.
Ce qu’il cherche à faire avant tout, c’est d’éviter la guerre, d’apaiser son adversaire. « Mon intention n’est pas de provoquer, mais d’apaiser ; ni d’assaillir, mais de défendre ; ni de conquérir, mais de garder mes fidèles sujets et mes terres héréditaires sur lesquelles est hostilement entré Picrochole, sans cause ni raison, poursuivant chaque jour sa furieuse entreprise et ses excès intolérables pour des personnes libres. » écrit-il à son fils au Chapitre 29.
Face aux débordements de Picrochole, Grandgousier se révèle être un bon roi car il est généreux et clément, même à l’égard des agresseurs.
De plus, pour Rabelais, le roi doit être instruit pour avoir assez de clairvoyance dans ses choix. Ainsi il évitera les mauvais conseillers contrairement à Picrochole.
Enfin, par l’intermédiaire de son personnage Gargantua, Rabelais prône discrètement l’idéal platonicien du roi philosophe : l’héritier de Grandgousier se plaît en effet à citer le livre V de La République de Platon au chapitre 45 : « les républiques seront heureuses quand les rois philosopheront, ou quand les philosophes règneront. »
Le langage
La principale caractéristique de l’écriture de Rabelais est son inventivité.
Un certain nombre de néologismes apparaissent dans Gargantua, notamment d’origine grecque ( comme « philologue », « automate », « hippodrome », « gymnaste »), qui sont encore en usage de nos jours, et qui apparaissent donc pour la première fois en français au sein du roman.
Il utilise également des termes parfois rares ou archaïques, qui déroutaient les lecteurs et lectrices de son époque, ou au contraire courant voire vulgaires.
Tous les niveaux de langue sont représentés dans cette œuvre dont le lexique est très varié, empruntant à divers domaines, dont certains très spécialisés, comme l’anatomie. Ce rapport à la langue signale aussi l’inscription dans un contexte particulier (voir la Défense et Illustration de la langue française de Du Bellay en 1549). Il s’agit de constituer le français en langue savante, à l’égal du latin. C’est l’un des grands combats des humanistes.
Carte heuristique de synthèse
La question de l’éducation
Video Lumni sur Rabelais & l’éducation
Gargantua pose, comme Pantagruel, la question de l’éducation. Il ne faut pas l’oublier, Gargantua est un géant mais c’est aussi un futur roi. Or, pour les humanistes, l’éducation du prince est une question sérieuse.
Au début du roman Gargantua semble ne posséder aucune des qualités que l’on est en droit d’attendre d’un prince qui sera un jour le représentant de Dieu sur Terre…
Petit rappel de l'éducation au Moyen âge
Petit rappel :
Au moyen âge, l’enfant ne jouissait pas de beaucoup de droits. La tendance était au dressage.
Les châtiments et une discipline extrême tenaient lieu de principes pédagogiques. On considérait que l’ esprit de l’enfant était une cire molle sur laquelle il fallait inscrire ce qui lui fallait connaître.
Érasme, moine et figure intellectuelle majeure de l’époque, se penche sur cette question et publie en 1530 un traité sur l’Éducation : La Civilité puérile. Il rejette les méthodes brutales et abêtissantes et revendiquent la formation d’esprits libres : on peut lire dans son livre la Déclamation (1529) : « Ce genre de formation (les châtiments corporels dans l’enseignement : coups, sévices, supplices), d’autres l’approuvent, moi, je ne pousserai jamais à faire ainsi quiconque voudra que son enfant soit éduqué dans un esprit libéral [?] Il est vrai que la méthode ordinaire est plus économique car il est plus facile à un seul de contraindre plusieurs par la crainte que d’en former un seul dans la liberté. Mais ce n’est rien de grand de commander à des ânes ou à des bœufs. C’est former des êtres libres dans la liberté qui est à la fois difficile et très beau. Il est digne d’un tyran d’opprimer des citoyens dans la crainte, les maintenir dans le devoir par la bienveillance, la modération, la sagesse, cela est d’un roi » .
Influencé par Érasme, Rabelais à son tour traite de cette thématique, mais de façon polémique puisqu’il oppose dans son Gargantua, deux méthodes pédagogiques : celle de la scolastique et celle des humanistes.
Pour comprendre les points de vue d’Érasme, de Rabelais ou de Montaigne, il faut d’abord comprendre ce qu’était l’éducation scolastique.
L’enseignement, ou pour employer les termes de l’époque, « l’institution des enfants » est l’une des grandes préoccupations de nombreux écrivains humanistes qui veulent en finir avec la scolastique médiévale et presque tous composèrent des ouvrages pédagogiques. Et presque tous enseignèrent y compris Rabelais (il enseigna la médecine).
Il faut pour les humanistes donner au jeune prince les meilleures connaissances possibles qui puissent le rendre apte à comprendre et maîtriser les enjeux de son temps.
Erasme dans sa Méthode pour étudier (1511) et son discours Sur la nécessité de former les enfants (1529), a cherché à rénover le cursus éducatif pour former, sinon l’homme du futur, en tout cas un individu qui soit parfaitement aux prises avec son époque. Sur le plan politique, le roi François Ier a les mêmes envies de réforme de l’éducation. Si l’humanisme est la promesse de la rénovation de l’homme par le savoir qu’il peut avoir sur lui-même, le nerf de la guerre est là : proposer enfin une « bonne éducation » qui permette de faire grandir les enfants en sagesse, au lieu de les étouffer.
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L’éducation scolastique
Le terme de « scolastique », et son dérivé « schola », provient du grec « scholê » au sens d’oisiveté, de temps libre, d’inactivité, qui a donné le verbe « scholazô », qui plus tard a pris le sens de « tenir école, faire des cours ».
Ne l’interprétez pas comme une justification du fait qu’à l’école on ne fait rien !😜
Ce qui explique cette idée d’oisiveté c’est qu’au Moyen Âge, il n’y avait que les religieux qui avaient le loisir d’étudier.
Au moyen âge et au début du 16e, les universités et l’enseignement sont étroitement liés à l’église. Et les représentations que l’on a du monde et du corps sont aussi en lien avec cette conception religieuse tirée de la Bible des Septante, traduite du grec en latin, accessible uniquement aux lettrés.
Pendant le long cursus que représentent les 14 à 20 ans nécessaires à l’obtention d’un doctorat es-lettres en Sorbonne, l’enseignement se scinde en Trivium , grammaire et la dialectique (rhétorique et logique) et en Quadrivium qui approfondit les 4 arts dits « mathématiques » : arithmétique, musique, géométrie, astronomie.
La vision scolastique du monde et de l’homme :
Le monde est clos, limité, le système de Ptolémée[1] perdure, et appuie l’idée de la Genèse que Dieu s’est tout spécialement investi sur notre monde qu’il a créé en 7 jours et auquel il a donné des lois intangibles. La terre est située au centre de l’univers, et l’homme, créature importante puisque créée à l’image de Dieu se trouve avoir une place prééminente ici-bas.
La scolastique et le corps
La scolastique considère le corps comme un ennemi de l’âme. Sa vision est assez proche de ce qu’en dit l’académicien dans le Gorgias de Platon (493a2) : « le corps est pour nous un tombeau ».Il est aussi une entrave à la pensée. L’esprit doit ainsi châtier ou du moins contrôler ce corps peccamineux[2] pour accéder au Vrai. S’il y a « éducation du corps »,elle vise à le dominer.
En effet le corps est vu comme celui qui entraine au désir, à la jouissance. Il est considéré comme diabolique[3] , diabolique en ce qu’il sépare l’âme d’avec le divin. Il faut donc l’ignorer, l’occulter voire l’opprimer. C’est ce qui se produira dans l’éducation scolastique qui de ce fait rejettera toute « éducation physique ».
L’éducation scolastique n’admet aucune évolution puisque elle est fondée sur des dogmes, des préceptes divins. C’est cette représentation de l’éducation scolastique que Rabelais moquera (ch. 15 &16) à travers les premiers précepteurs de Gargantua Maître Thubal Holoferne puis Josselin Bridé.
[1] Géocentrisme de Ptolémée : la Terre est le centre de l’univers, immobile de lieu (par an) et de position (par jour) : les changements des saisons et de jour et nuit se font donc par mouvements extérieurs à la Terre.
[2] Peccamineux : relatif au péché, enclin au péché
[3] Diabolique : dia-ballein = séparer)
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L'éducation scolastique de Gargantua (ch.21 et 22)
Impressionné par l’intelligence précoce de son fils après son exposé sur le torche cul, Grandgousier décide de l’éduquer. Il le confie d’abord à un théologien (sophiste) du nom de Thubal Holopherne , puis, une fois celui-ci mort, à Josselin Bridé , « un autre vieux tousseux ».Ceux-ci vont permettre à Rabelais de faire la satire d’un enseignement inefficace .
- Auprés de son 1er précepteur, « un grand docteur sophiste, nommé Maître Thubal Holoferne »il apprend l’alphabet pendant cinq ans et trois mois, et peut même le réciter à l’endroit et à l’envers !
- Puis, pendant treize ans, six mois et deux semaines, lecture d’ une grammaire latine , quelques ouvrages moraux, de politesse, en usage dans les écoles. Tous ces ouvrages sont ensuite patiemment recopiés par Gargantua qui apprit ainsi à écrire.
- Puis pendant dix-huit ans et onze mois: Etude d’un ouvrage de grammaire, le De Modis Significandi et des commentaires s’y rapportant. Là aussi, il le savait par cœur à l’endroit, à l’envers, et était capable de prouver à sa mère que « de modis significandi non erat sciencia », autrement dit que les différents modes du signifié ne signifiaient rien !
- Enfin, durant seize ans et deux mois. Le Maître enseigna le « comput » (le calendrier)
Cette première éducation dura donc prés de cinquante quatre ans. Elle cesse avec la mort du maitre mort en « l’an mil quatre cent et vingt, de la verolle que lui vint », (ce qui le situe avant l’invention de l’imprimerie).
Rabelais dénonce ici sur un savoir livresque, appris par cœur, sans grand intérêt et qui surtout, ne permettant pas de développer l’esprit critique et la réflexion… l’onomastique participe à la critique, avec des noms d’auteurs tels que « Tropditeux » (« qui parle trop »), « Faquin » ou « Brelinguand » (« maître Lecon »).
L’éducation du corps
- Les seules activités physiques pratiquées dans la journée avaient lieu entre huit et neuf heures du matin, et consistaient en ce qu’il « gambadait, sautait, se roulait » dans son lit ( XXI).
- Courir le guilledou après le repas (Rabelais, 1534, ch. XXII)
- L’après-midi, il se divertissait devant une table de jeux. Cartes et dés étaient le support de quelque deux cent dix sept jeux consciencieusement répertoriés (Rabelais, 1534, ch. XXII), et taxés « d’entassement obsédant et sans limites de jeux de hasard imbéciles»
- Pas d’exercice physique intégré dans le programme d’éducation du jeune Gargantua sous l’autorité des « sorbonnards » scolastiques. La critique est acerbe , ironique, et montre un monde scolastique où le corps est oublié, et dans lequel une « éducation physique » est impensable.
- Ces personnages ridicules mais dangereux représentent le pouvoir théologique et l’ éducation scolastique. Ils font partie de tous ces maîtres qualifié de « Sorbonnagres », « Sorbonnards », ou « Sorbonnicoles »
Cette éducation toujours aussi inefficace fit qu’à la fin de ce demi-siècle d’éducation « Gargantua devint aussi sage qu’il n’était auparavant » et surtout que son père le trouvait « « fou, niays, tout resveux et rassoté ». Ces années n’ont donc servi à rien…
C’est aussi et surtout une forte remise en cause des méthodes pédagogiques employés qui se résume à l’apprentissage par cœur, à la répétition… Et des capacités absurde comme réciter à l’envers tout un livre de grammaire. Cette éducation apparaît donc comme inutile voire nocive puisqu’elle pousse à la paresse, entretient la bêtise, ignore l’hygiène du corps et de l’esprit.
Les chapitres XXI & XXII sont satiriques et comiques. Il s’agit de tourner en dérision l’éducation médiévale et ceux qui la délivrent. Le ton est différent pour présenter l’éducation humaniste.
Changement radical
Le contraste entre les deux formes d’enseignement, scolastique et humaniste, prend toute sa mesure au chapitre XV, avec la confrontation avec Eudemon.
Gargantua a étudié pendant 52 ans, pourtant, il ne pourra rivaliser avec un enfant de 12 ans ! Et il va « pleurer commeune vache » !
Eudémon est alors le parfait opposé de Gargantua. Elevé selon les méthodes modernes ce jeune garçon sait se présenter de façon avenante, tenir des propos élégants, et se conduit avec aisance et agrément en société.
Le contraste est flagrant et Grandgousier va en tirer la leçon !
L’éducation humaniste
L’humanisme cherchera à libérer l’esprit mais aussi le corps qui ne sera plus systématiquement considéré comme pervers. Cette vision négative du corps n’est pas compatible avec l’idée humaniste qui veut (héritage de l’Antiquité) privilégier l’action de l’homme sur lui-même et sur le monde qui l’entoure .
Et le premier moyen d’y parvenir sera de (re)traduire tous les textes antiques à partir de leurs originaux. Cette idée est essentielle pour comprendre l’humanisme. Tout part de là.
D’abord la Bible, puis tous les auteurs grecs.
Pendant mille ans de moyen-âge, ces textes étaient devenus une série de commentaires au service de la religion. Et ils n’étaient plus traduits puisque les théologiens scolastiques avaient décidé que le grec était « une langue satanique » et en avait interdit l’apprentissage.
Ainsi, le rapport au corps change parce que le rapport au monde et à Dieu change.
On passe de la vision moyenâgeuse du monde à la conception nouvelle de l’univers : Le monde géocentré de Ptolémée, fini et immobile va laisser place à celui de Galilée et Copernic, c’est-à-dire à un monde mobile, héliocentrique et infini. Et donc, ces découvertes vont remettre en cause le dogme de la création divine immédiate, parfaite et définitive (dum deus putat, fit mundus : au même instant où Dieu l’a pensé, il a crée le monde).
Or si Dieu crée un monde en perpétuel changement, alors, nous avons à nous construire aussi quotidiennement, à nous inventer chaque jour. Plus précisément, l’éducation ne pourra plus être l’application univoque et immuable d’un dogme constitué une fois pour toutes. Gargantua aura donc à expérimenter, expérimenter encore et encore …
Ces bouleversements de la pensée vont aussi influer sur la médecine avec la naissance de l’anatomie appliquée : On expérimente à présent sur le cadavre de l’homme avec Vésale, ce qui jusque-là était mal accepté voire interdit. Cela permettra de grands progrès et notamment la découverte par William Harvey de la circulation sanguine.
Le point de vue de Rabelais
Rabelais partage l’idée d’Erasme selon laquelle « on ne naît pas homme on le devient » ; et c’est par l’éducation que cela est possible.
Gargantua confié à de mauvais précepteurs, devient fainéant et stupide, alors même qu’il a des dispositions (chapitre du Torche cul). Alors que grâce à l’enseignement de Pornocrates, il deviendra un bon prince et un homme digne de ce nom.
Ainsi, Érasme propose, dans son De pueris instituendis (1528) (cf doc complémentaire), un vaste programme d’enseignement libéral destiné à aider ses contemporains à devenir des hommes grâce à l’exercice de leur raison. Il estime notamment que l’élève, plutôt que de se contenter d’apprendre par le biais des livres, doit expérimenter les choses « en vrai » et qu’il est nécessaire qu’il accumule le plus de savoirs possible, à la manière d’une encyclopédie, afin de posséder une connaissance universelle et totale du monde. C’est ce que fera Gargantua dans l’épisode du torche cul.
Bien sûr l’éducation humaniste proposé à Gargantua est de l’ordre de l’impossible… Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que les géants de Rabelais ne sont pas des individus. Ce sont des modèles collectifs qui contiennent toutes les aspirations humanistes de l’époque.
Dans la célèbre lettre de Gargantua à Pantagruel (Pantagruel, 1532) (voir doc compl), Gargantua incite son fils à devenir un « abîme de science », autrement dit à maîtriser toutes les connaissances de l’époque : les langues anciennes, les arts libéraux, l’histoire naturelle, le droit civil, l’art de la guerre, la médecine, les écrits bibliques et les textes des auteurs gréco-romains… autant de matières auxquelles il convient encore d’ajouter l’exercice physique, conformément au principe défendu par bon nombre humanistes, « Mens sana in corpore sano » (« Un esprit sain dans un corps sain »).
Devant l’échec retentissant de l’éducation de son fils, Grangousier va faire appel à Ponocrates qui emploie de nouvelles méthodes.
L’originalité de Rabelais est d’avoir confronté ces deux types d’éducation radicalement opposés. (ch.21-22 pour les « sophistes » et 23-24 pour les humanistes)[1].
Il s’agit d’éduquer un jeune prince qui aura la responsabilité de gouverner son royaume. Aussi le ton change, il devient tout à fait sérieux et le registre est celui de l’éloge exalté. Le vocabulaire trivial cède sa place à un vocabulaire sérieux et soutenu. Il n’y a plus ni grossièretés ni effets comiques.
[1] Voir aussi lettre de Gargantua à Pantagruel, chapitre VIII de Pantagruel. Et ch. De l’abbaye de Thélème
Avant de commencer sa nouvelle éducation, sous la direction de Ponocrates, Gargantua doit faire un voyage à Paris.
Ce voyage à Paris va progressivement rapproché Gargantua de Ponocrates. La relation entre Gargantua et Ponocrates est construite sur un schéma de l’échange (totalement absente avec ses autres précepteurs ) , qui suscite, chez l’élève, le désir d’apprendre : « Après cela il souhaita de tout son cœur se livrer à l’étude en s’en remettant à Ponocrates. »
Ce dernier veut d’abord se rendre compte des ravages de la mauvaise éducation chez son élève, mesurer l’étendue du mal avant d’administrer le remède.
Ainsi les chapitres 21 et 22 s’opposent aux chp 23 et 24 : l’ensemble forme ainsi un diptyque antithétique.
Un nouveau programme éducatif :
La « première » éducation de Gargantua : sommeil en excès, nourritures grasses, surabondantes et venant prolonger l’effet néfaste des tripes, désordre des gestes et de l’hygiène…avait entretenue « la complexion phlegmatique » du géant.
C’est pourquoi la deuxième éducation du géant commence par l’absorption d’une purge à base d’hellébore (une plante qui était présumée soigner la folie), afin de « le laver de toute l’altération et des perverses habitudes prises par son cerveau ».
Cette « remise à zéro » effectuée, il est possible d’entamer une « rééducation ».
Pornocrates (« le travailleur ») est donc chargé de reprendre l’éducation de Gargantua.
Il décide d’agir à la façon d’un médecin.
D’abord une observation attentive des symptômes aboutit à un diagnostic : celui-ci souffre d’une ignorance crasse, malgré les années d’études accomplies.
Il va donc appliquer un remède capable de libérer Gargantua de toute l’éducation ancienne : on va le purger avec de l’ellébore d’Anticyre[1]. (Érasme développe l’idée de la « purge à l’hellébore » : hujus herbae ad levanda mentis et capitis vitia, à savoir que cette plante soulage l’esprit et les vices de la tête). Ainsi corps et esprit sont purifier et ce lavage de cerveau va permettre de travailler sur un sujet « vierge » de toute influence néfaste précédente.
[1] l’hellébore est une plante utilisée depuis l’Antiquité comme purgatif puissant, notamment pour purger la bile noire. Il fut également prescrit par certains médecins comme remède contre la folie. Le plus fameux des hellébores était celui que l’on recueillait à Anticyre, ville du golfe crisséen en Grèce, que l’on disait avoir des vertus thérapeutiques supérieures. L’hellébore de Rabelais n’est pas cité comme médication contre la folie, mais plutot comme un moyen de purifier l’esprit des doctrines et connaissances passées.
L’éducation donnée par pornocrates repose sur cinq piliers : éducation dans la joie, respect du corps, savoir encyclopédique, apprentissage ludique et tourné vers la vie
Dans un premier temps, la fréquentation de la compagnie de personnes savantes doit lui donner envie d’apprendre de belles choses. Nous rapprocherons ce point de vue adopté par Ponocratês de celui d’Érasme : « Car la véritable aptitude à parler correctement s’acquiert de la meilleure façon en en parlant et en vivant avec ceux qui parlent purement ».
En effet, l’apprentissage de la maîtrise et de l’art de la parole constitue un enjeu fondamental.
Avec pornocrates, fini les temps morts. Tous les moments de la journée sont l’occasion d’exercer son corps et son esprit.
L’emploi du temps de Gargantua
L’enseignement de Ponocrates s’oppose d’abord à celui des sophistes dans la gestion du temps.
Un emploi du temps dynamique et rythmé remplace celui des sophisyes.
L’immobilisme du corps et de l’esprit est définitivement banni : Gargantua « ne perdait pas une heure de la journée, mais consacrait au contraire tout son temps aux lettres et aux études libérales ».
Le temps de la journée est démesurément agrandi :
- Réveil à 4 h du matin
- Coucher repoussé après l’étude du ciel en pleine nuit, avant de récapituler l’enseignement de la journée et de prier Dieu.
Le repas gargantuesque est remplacé par une diète raisonnée : ce moment devient une activité d’éveil et d’instruction : « parlant pendant les premiers mois de l’efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau …. » ; « C’est la vraie diététique, prescrite par l’art de la bonne et sûre médecine » .
Le temps est dédoublé, les activités se déroulent de façon simultanée : « Pendant qu’on le frictionnait, on lui lisait quelque page des saintes Ecritures » ; «Cela fait, il était habillé, peigné , coiffé et parfumé et, pendant ce temps, on lui répétait les leçons de la veille. »
Le jeu lui-même est devenu un moyen de s’instruire : « sur ce , on apportait des cartes, non pas pour jouer, mais pour apprendre mille petits amusements et inventions nouvelles qui relevaient tous de l’arithmétique. ».
Même l’excursion dans la campagne est l’occasion de récitations, de poèmes à écrire : « Ils examinaient les arbres et les planes et en dissertaient en se référant aux livres des Anciens qui ont traité ce sujet… » .
Évidemment Rabelais joue aussi sur l’exagération puisque toutes les activités de Gargantua, même les plus intimes sont en quelque sorte rentabilisées : « Puis il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là , son précepteur répétait ce qu’on avait lu et lui expliquait les passages les plus obscurs et les plus difficiles. »
Tout ce que Gargantua apprend est vérifié, repris à plusieurs moments de la journée :
A la fin de la journée, un examen réflexif résume l’ensemble des activités : « Puis, avec son précepteur, Gargantua récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriciens, tout ce qu’il avait lu, vu, su, fait et entendu au cours de toute la journée. ».
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la musique est une des disciplines centrales de cet enseignement, dans la mesure où elle joue du temps : « Après, ils se divertissaient en chantant sur une musique à quatre ou cinq parties ou en faisant des variations vocales sur un thème. » .
L’apprentissage de l’autonomie –
Si ses premiers précepteurs ont essayé de le rendre simplement plus savant en lui farcissant la tête de lectures inutiles, Ponocrates veut aller beaucoup plus loin en lui apprenant plus généralement à vivre de manière autonome. Comme le dit frère Jean au terme de la guerre picrocholine, il ne saurait « gouverner autrui » celui qui ne sait « se gouverner lui-même » (chap. 52). Se gouverner implique donc au préalable de se débarrasser de la surabondance d’humeur phlegmatique.
A terme, cette éducation aura réussi puisque le géant aura développé du goût et de l’obstination pour ses études, maîtrisera enfin ses excréments (symptôme majeur du déséquilibre phlegmatique).
Gargantua sera devenu autonome, maître de lui-même, comme en témoigne la dernière évocation du chapitre 24 : ils « bâtissaient plusieurs petits engins automates, c’est-à-dire qui se meuvent eux-mêmes. »
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Une éducation réussie :
Après avoir fait purger Gargantua pour lui faire oublier tout ce que lui avaient appris les sophistes , Ponocrates « l’introduisait dans les cénacles de gens de science du voisinage »
Or on apprend que son savoir dépasse très vite celui des médecins : « Il n’y avait pas alors un seul médecin qui sût la moitié de ce qu’il avait retenu . »
Devant ses connaissances en arithmétique , « Tunstal l’anglais , qui avait écrit d’abondance sur le sujet, confessa que, comparé à gargantua, il n’y comprenait que le haut-allemand. » .
D’autre part,Gargantua se mesure physiquement à autrui : « Il jouait aux barres avec les plus forts » .
Enfin, le savoir antique est rendu vivant par la parole échangée.
Un personnage , nommé Anagnostes, est affecté à la lecture de la bible ( 195), livre la parole de Dieu. Or, dans la perspective du mouvement évangélique, et contrairement à l’optique des théologiens qui accordaient la prééminence à leurs commentaires sur le texte biblique lui-même, il suffit que cette parole divine soit lue pour en comprendre le message, la vérité et la permanence.
Cette éducation symbolise donc l’idéal d’un savoir global. Le but est de mettre l’élève en relation avec le monde qui l’entoure , et non lui donner un savoir exclusivement livresque . Le savoir humaniste forme des êtres humains impliqués dans la société et plus largement dans le monde créé par dieu.
Une éducation réussie :
Après avoir fait purger Gargantua pour lui faire oublier tout ce que lui avaient appris les sophistes , Ponocrates « l’introduisait dans les cénacles de gens de science du voisinage »
Or on apprend que son savoir dépasse très vite celui des médecins : « Il n’y avait pas alors un seul médecin qui sût la moitié de ce qu’il avait retenu . »
Devant ses connaissances en arithmétique , « Tunstal l’anglais , qui avait écrit d’abondance sur le sujet, confessa que, comparé à gargantua, il n’y comprenait que le haut-allemand. » .
D’autre part,Gargantua se mesure physiquement à autrui : « Il jouait aux barres avec les plus forts » .
Enfin, le savoir antique est rendu vivant par la parole échangée.
Un personnage , nommé Anagnostes, est affecté à la lecture de la bible ( 195), livre la parole de Dieu. Or, dans la perspective du mouvement évangélique, et contrairement à l’optique des théologiens qui accordaient la prééminence à leurs commentaires sur le texte biblique lui-même, il suffit que cette parole divine soit lue pour en comprendre le message, la vérité et la permanence.
Cette éducation symbolise donc l’idéal d’un savoir global. Le but est de mettre l’élève en relation avec le monde qui l’entoure , et non lui donner un savoir exclusivement livresque . Le savoir humaniste forme des êtres humains impliqués dans la société et plus largement dans le monde créé par dieu.
1.1.1.1 Comparaison des deux éducations
Le parallèle entre les deux journées de Gargantua sous deux régimes d’études différents permet de dégager les idées fondamentales de l’éducation humaniste, et de déterminer ce qui est nouveau par rapport à la formation scolastique.
Réalisme ou anti-formalisme, encyclopédisme, souci du corps, voici le triptyque qui pourrait définir l’éducation conçue par les humanistes.
Sur le plan de la connaissance « intellectuelle »
- Tous les savoirs sont mis en lien à des situations concrètes. En cela, les humanistes ouvrent la voie aux pédagogies dites nouvelles.
- L’autorité seule du maître ne fait plus loi absolue. Gargantua n’intériorise aucune information qui ne soit discutée et mise à l’épreuve des faits. Le prince se rend chez les artisans eux-mêmes, pour voir « Comment on tireoit les métaux, ou comment on fondoit l’artillerie, ou allait voir les lapidaires, orfèvres, et tailleurs de pierres » (Gargantua, XXIV). Il fréquente les paysans, les fabricants, les artistes. Aucune activité du royaume ne doit lui être étrangère. Tous les événements de la vie quotidienne, des plus triviaux jusqu’aux plus nobles sont prétextes à enseignements .
- Dimension encyclopédique du savoir : rien de ce qui est cosmique ne doit s’ignorer. Le monde clos est dépassé ; l’univers infini s’ouvre à l’étude. On en revient à l’idéal antique du sage grec, dont la science englobait tous les domaines.
Du côté du corps :
- Le corps doit travailler autant que l’esprit. (Début d’un intérêt pour des activités non-militaires comme le jeu de paume, le jeu de balle à la main ou au pied, la course à pied, les haltères, la natation) qui ont pour but de fortifier le corps ou de l’éduquer.
- Le souci du corps dans le but de dominer la bête qui se trouve tapie en nous.
Le tyran Picrochole, comme son nom l’indique (en grec : celui qui a la bile amère), n’a pas su apprivoiser sa violence, n’a agi qu’en suivant ses émotions, et a mené son royaume à la ruine. Grandgousier et Gargantua, en revanche, en bons princes, ayant forgé puis apprivoisé force et caractère en même temps, ont tenté de transiger, et c’est seulement lorsque tous les autres moyens de faire la paix ont échoué que ces géants se sont résignés à la guerre.
- Hygiène : le médecin Rabelais rappelle d’abord les règles élémentaires de la diététique, puis de la propreté : on se lave, on se peigne, on se parfume, on change de linge lorsqu’on a transpiré. C’est une préoccupation renouvelée de l’antiquité (filiation entre Hippocrate, Galien et la médecine de la Renaissance).
- Activités physiques. Rabelais institue une véritable éducation physique, complémentaire de l’instruction, par laquelle les exercices corporels bien que délassants, sont devenus formateurs. Ils ne s’opposent plus à une éducation intellectuelle. Ils la complètent et la favorisent ».
- C’est la poursuite du développement harmonieux de l’individu dans toutes ses dimensions, établissant des normes corporelles
Deux éducations, deux sortes de prince :
Deux éducations, deux sortes de prince :
L’éducation que Gargantua a reçu de Ponocrates l’a sauvé du phlegme, « des fesses molles » qu’il avait auparavant. Elle lui a permis de ne plus être l’enfant prostré et pleurant, face à Eudémon .Elle a fait de lui un prince équilibré et savant.
Cette éducation va lui permettre de sauver le monde, aux prises avec un Picrochole rongé par la colère.
Picrochole, lui est un roi qui ne sait pas maitriser ses humeurs (cf Ch. Médecine)
Son nom signifie en grec « bile amère » ; or l’amertume est attribuée par la tradition médicale à la « cholère ». Il est sous l’emprise de cette humeur tyrannique qui va faire de lui un tyran. La parole et les conseils, qui sont au cœur de toute éducation et que ce dernier va recevoir de son entourage, vont exacerber son déséquilibre, au lieu de le contenir et de le guérir (chap. 33).
Il va déclencher une guerre pour une histoire de brioches !
« Instituer » (éduquer) l’homme demande une éducation, parce que comme l’écrit au même moment Erasme, « on ne nait pas homme, on le devient ».
Lectures suivies
Sur les 58 chapitres de Gargantua, certains sont incontournables.
En technologique, vous devez maitriser les chapitres 11à 24. Mais vous ne pouvez le faire que si vous connaissez l’ensemble de l’œuvre. Néanmoins, vous pouvez « sauter » certains chapitres…(ceux qui sont barrés)
Aux lecteurs
Prologue de l’auteur
- De la généalogie et des origines de Gargantua
- Les fanfreluches antidotées trouvées en un monument antique
- Comment Gargantua fut onze mois porté dans le ventre de sa mère
- Comment Gargamelle étant grosse de Gargantua mangea une grande quantité de tripes
- Les propos des bien ivres
- Comment Gargantua naquit de façon bien étrange
- Comment son nom fut donné à Gargantua et comment il avalait le vin
- Comment on vêtit Gargantua
- Les couleurs et livrée de Gargantua
- Ce que signifient les couleurs blanche et bleue
- De l’adolescence de Gargantua
- Des chevaux factices de Gargantua
- Comment Grandgousier découvrit l’esprit merveilleux de Gargantua par l’invention d’un torche-cul
- Comment Gargantua fut instruit par un sophiste en lettres latines
- Comment Gargantua fut confié à d’autres pédagogues
- Comment Gargantua fut envoyé à Paris, et comment l’énorme jument qui l’y porta anéantit les mouches bovines de la Beauce
- Comment Gargantua fit un cadeau de bienvenue aux Parisiens, et comment il prit les grosses cloches de l’église Notre-Dame
- Comment Janotus de Bragmardo fut envoyé pour recouvrer de Gargantua les grosses cloches
- La harangue de maître Janotus de Bragmardo à Gargantua pour recouvrer les cloches
- Comment le sophiste emporta son drap, et comment il eut un procès contre les autres maîtres
- Les études de Gargantua, selon la discipline de ses précepteurs sophistes
- Les jeux de Gargantua
- Comment Gargantua fut éduqué par Ponocrates de telle manière qu’il ne perdait pas une heure dans la journée.
- Comment Gargantua employait le temps quand l’air était pluvieux
- Comment fut causée entre les fouaciers de Lerné et les habitants du pays de Gargantua la grande querelle, à l’origine des grandes guerres
- Comment les habitants de Lerné par le commandement de Picrochole leur roi assaillirent au dépourvu les bergers de Gargantua
- Comment un moine de Seuillé sauva le clos de l’abbaye du saccage des ennemis
- Comment Picrochole prit d’assaut la Roche-Clermault et le regret et la difficulté qu’eut Grandgousier à entreprendre une guerre
- La teneur de la lettre que Grandgousier écrivit à Gargantua
- Comment Ulrich Gallet fut envoyé auprès de Picrochole
- Le discours solennel fait par Gallet à Picrochole
- Comment Grandgousier pour acheter la paix fit rendre les fouaces
- Comment certains gouverneurs de Picrochole par un conseil précipité le mirent en extrême péril
- Comment Gargantua quitta la ville de Paris pour secourir son pays et comment Gymnaste rencontra des ennemis
- Comment Gymnaste tua en souplesse le capitaine Tripet et d’autres gens de Picrochole
- Comment Gargantua démolit le château du Gué de Vède, et comment ils passèrent le gué
- Comment Gargantua en se peignant faisait tomber de ses cheveux les boulets d’artillerie
- Comment Gargantua mangea six pèlerins en salade
- Comment le moine fut fêté par Gargantua, et les beaux propos qu’il tint en soupant
- Pourquoi les moines sont retirés du monde, et pourquoi les uns ont le nez plus grand que les autres 41. Comment le moine fit dormir Gargantua, son livre d’heures et son bréviaire
- Comment le moine donna du courage à ses compagnons, et comment il se suspendit à un arbre
- Comment Picrochole entra en escarmouche avec Gargantua. Et comment le moine tua le capitaine Tiravant, et puis fut prisonnier chez les ennemis
- Comment le moine se défit de ses gardes, et comment l’escarmouche de Picrochole fut défaite
- Comment le moine ramena les pèlerins et les bonnes paroles que leur dit Grandgousier
- Comment Grandgousier traita humainement Touquedillon fait prisonnier
- Comment Grandgousier mobilisa ses légions, et comment Touquedillon tua Hâtiveau, puis fut tué sur ordre de Picrochole
- Comment Gargantua assaillit Picrochole dans la Roche-Clermault et défit son armée
- Comment Picrochole fut malchanceux dans sa fuite et ce que fit Gargantua après la bataille
- La harangue que Gargantua fit aux vaincus
- Comment les vainqueurs Gargantuistes furent récompensés après la bataille
- Comment Gargantua fit bâtir pour le moine l’abbaye de Thélème
- Comment fut bâtie et dotée l’abbaye des Thélémites
- Inscription mise sur la grande porte de Thélème
- Comment était le manoir des Thélémites
- Comment étaient vêtus les religieux et religieuses de Thélème
- Comment étaient réglés les Thélémites dans leur mani
- Énigme prophétique
L’avis au lecteur et le prologue doivent retenir votre attention. Pour les autres textes, voir ci-dessus.
AVIS AU LECTEUR
Dizain en décasyllabes qui accueille le lecteur au seuil de l’ouvrage ;
Apostrophe « Amis lecteurs » crée une communauté entre auteur et lecteurs autour d’une adhésion au pantagruélisme.
Demande au lecteur une certaine attitude, un état d’esprit paisible et tolérant. « Dépouillez-vous de toute passion » Qu’il laisse de côté tout préjugé qui condamnerait d’avance l’ouvrage, comme si Rabelais voulait prévenir la polémique avec ses adversaires en affirmant pureté de ses intentions. « Il ne contient ni mal ni corruption » : façon d’affirmer lien de son texte avec vertu et esprit religieux.
– Puis propos se centre sur le rire, trois fois répété et ses vertus, unique ambition revendiquée par Rabelais, reprenant finalement citation d’Aristote « rire est le propre de l’homme ».Aspect physiologique du rire comme expression du bien être et ses bienfaits analysés au XVIème siècle ; rien de plus utile que le rire., qui apparaît constructif et non destructeur par son voisinage avec affirmation esprit religieux du livre.. Vivre joyeux. d’ailleurs précepte évangélique aussi bien qu’adjectif pantagruélique par excellence, façon de concilier bien-être du corps et une forme d’élévation spirituelle de l’âme.
– Rabelais semble considérer le rire comme une sorte de devoir de l’écrivain face à la communauté de ses lecteurs que le chagrin « mine et consume ». Antithèse entre « rire » et « larmes » suggère à la fois qu’il considère lucidement tristesse et misère de toutes sortes de la condition humaine tout en les refusant. Rire, ou faire rire, est donc un choix de conception de la vie et de l’écriture tout à la fois.
Avis qui affirme importance du lecteur, comme disciple de l’auteure que confirme le Prologue, mais de façon autrement plus complexe et ambiguë
LE PROLOGUE
Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux, car c’est à vous, non aux autres, que je dédie mes écrits, Alcibiade, dans un dialogue de intitulé le Banquet, faisant l’éloge de son précepteur Socrate, sans conteste le prince des philosophes, déclare entre autres choses qu’il est semblable aux silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boites, comme celles que nous voyons à présent dans les boutiques des apothicaires, sur lesquelles étaient peintes des figures drôles et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes batées, boucs volants, cerfs attelés, et autres figures contrefaites à plaisir pour inciter les gens à rire (comme le fut Silène, maître du Bacchus). Mais à l’intérieur on conservait les drogues fines, comme le baume, l’ambre gris, l’amome, la civette, les pierreries et autres choses de prix. Alcibiade disait que Socrate leur était semblable, parce qu’à le voir du
dehors et à l’évaluer par l’aspect extérieur, vous n’en auriez pas donné une pelure l’oignon, tant il était laid de corps et d’un maintien ridicule, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, le comportement simple, les vêtements d’un paysan, de condition modeste, malheureux avec les femmes, inapte à toute fonction dans l’état ; et toujours riant, trinquant avec chacun, toujours se moquant, toujours cachant son divin savoir. Mais en ouvrant cette boite, vous y auriez trouvé une céleste et inappréciable drogue : une intelligence plus qu’humaine, une force d’âme merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans égale, une égalité d’âme sans faille, une assurance parfaite, un détachement incroyable à l’égard de tout ce pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent. Et en admettant que le sens littéral vous procure des matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas s’y arrêter, comme au chant des sirènes, mais interpréter à plus haut ses ce que hasard vous croyiez dit de gaieté de cœur.
Avez-vous jamais crocheté une bouteille ? Canaille ! Souvenez-vous de la contenance que vous aviez. Mais n’avez-vous jamais vu un chien rencontrant quelque os à moelle ? C’est, comme dit Platon au livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous l’avez vu, vous avez pu noter avec quelle dévotion il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence il entame, avec quelle passion il le brise, avec quel zèle il le suce. Qui le pousse à faire cela ? Quel est l’espoir de sa recherche ? Quel bien en attend-il ? Rien de plus qu’un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est plus délicieux que le beaucoup d’autres produits, parce que la moelle et un aliment élaboré selon ce que la nature a de plus parfait, comme le dit Galien au livre 3 Des Facultés naturelles et IIe de L’Usage des parties du corps. A son exemple, il vous faut être sages pour humer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers à la poursuite et hardis à l’attaque. Puis, par une lecture attentive et une méditation assidue, rompre l’os et sucer la substantifique moelle, c’est-à-dire – ce que je signifie par ces symboles pythagoriciens – avec l’espoir assuré de devenir avisés et vaillants à cette lecture. Car vous y trouverez une bien autre saveur et une doctrine plus profonde, qui vous révèlera de très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant sur notre religion que sur l’état de la cité et la gestion des affaires.
Prologue de l’Auteur Prologue 1532
Très illustres et très valeureux champions, gentilshommes et autres, qui volontiers vous adonnez à toutes occupations nobles et honorables, vous avez naguère vu, lu et su les Grandes et Inestimables Chroniques de l’énorme géant Gargantua ; comme de vrais croyants et en hommes de goût, vous y avez ajouté foi, et vous y avez maintes fois pris votre passe-temps avec les honorables dames et demoiselles, leur en faisant de beaux et longs récits, lorsque vous n’aviez rien de précis à vous dire, ce qui vous rend bien dignes de grandes louanges et de mémoire sempiternelle.
Et j’ai grand désir que chacun laisse son travail personnel, ne se soucie pas de ses occupations et oublie ses propres affaires, pour vaquer entièrement à ces récits, sans avoir l’esprit détourné ni occupé en autre lieu, jusqu’à ce qu’il les sache par cœur, afin que, si d’aventure l’art de l’imprimerie disparaissait, ou bien au cas où tous les livres périraient, chacun pût dans l’avenir les enseigner clairement à ses enfants, et les donner comme de la main à la main à ses successeurs et à ses survivants, ainsi qu’une tradition
sacrée, car on en tire plus de fruit que ne le pensent peut-être un tas de gros outrecuidants tout couverts de croûtes, qui comprennent ces petites joyeusetés encore moins que Raclet ne comprend les Institutes.
J’ai connu un bon nombre de grands et puissants seigneurs qui allaient courir la grosse bête ou chasser les canes ; s’il leur arrivait de ne pas rencontrer la bête sur les brisées ou si le faucon se mettait à planer, en voyant la proie s’enfuir à tire-d’aile, ils étaient bien contrits, comme vous le comprenez facilement ; mais leur seul refuge pour reprendre cœur, et pour ne pas se
morfondre, était de se remettre en mémoire les inestimables faits de Gargantua.
Il y en a d’autres dans le monde (ce ne sont pas des fariboles) qui, en proie à de violents maux de dents, après avoir dépensé tous leurs biens en médecins sans en tirer le moindre profit, n’ont pas trouvé de remède plus expédient que de mettre les Chroniques entre deux beaux linges bien chauds et de les appliquer à l’endroit de la douleur, les saupoudrant d’un peu de poudre de perlimpinpin.
Mais que dirai-je des pauvres vérolés et goutteux ? Oh ! combien de fois les avons- nous vus, au moment où ils étaient bien enduits et abondamment graissés, où leur visage reluisait comme le verrou d’un saloir, où les dents leur tressaillaient comme les touches d’un clavier d’orgue ou d’épinette quand on joue dessus, et où le gosier leur
écumait comme celui d’un verrat que le vautrait a acculé contre les toiles ! Que faisaient-ils alors ? Toute leur consolation était de se faire lire une page de ce livre, et nous en avons vu qui se donnaient à cent pipes de vieux diables au cas où, lorsqu’on les tenait dans les limbes, ils n’auraient pas senti, ni plus ni moins que les femmes en couches quand on leur lit la vie de sainte Marguerite, un soulagement manifeste à la lecture de ce livre.
N’est-ce rien, cela ? Trouvez-moi un livre, en quelque langue, en quelque discipline et science que ce soit, qui ait telles vertus, telles propriétés et prérogatives, et je paierai une chopine de tripes. Non, Messieurs, non. Il est hors pair, incomparable et sans égal. Je le maintiens jusques au feu exclusivement. Et ceux qui voudraient maintenir le contraire, appelez-les dupeurs, prédestinateurs, imposteurs et suborneurs.
Il est bien vrai que l’on trouve certaines propriétés occultes en certains livres de haute futaie, au nombre desquels l’on compte Vide-Pots, Roland furieux, Robert le Diable, Fierabras, Guillaume sans peur, Huon de Bordeaux, Montevieille et Matabrune ; mais ils ne sont pas comparables à celui dont nous parlons. Les gens ont bien reconnu par expérience infaillible le grand profit et la grande utilité que l’on tire de cette Chronique Gargantuine : car en deux mois il en a été vendu par les imprimeurs plus qu’on n’achètera de Bibles en neuf ans.
Voulant donc, moi, votre humble esclave, accroître encore plus vos passe-temps, je vous offre à présent un autre livre du même acabit, si ce n’est qu’il est un peu plus objectif et digne de foi que l’autre. Car ne croyez pas (si vous y ne voulez pas vous égarer sciemment) que j’en parle comme les Juifs parlaient de
la Loi. Je ne suis pas né en une telle planète et il ne m’est jamais arrivé
de mentir, ou d’affirmer quelque chose qui ne fût pas véritable. J’en
parle comme un gaillard onocrotale, que dis-je ? comme un crotte-
notaire des amants martyrs, et croque-notaire des amours :Nous
témoignons de ce que nous avons vu.
Il s’agit des horribles faits et prouesses de Pantagruel, aux gages de qui j’étais depuis l’instant que je fus hors de page jusqu’au moment présent, où il m’a donné congé de venir visiter mon pays à vaches, pour savoir si j’avais quelque parent de vivant.
Aussi, pour mettre fin à ce prologue, tout comme je me donne à cent mille paniers de beaux diables, corps et âme, tripes et boyaux, au cas où je mente d’un seul mot dans toute l’histoire, pareillement, que le feu saint Antoine vous brûle, que le haut mal vous chavire, que la crise foudroyante, le chancre vous courent aux trousses, que la chiasse sanglante vous vienne, que Le feu vénérien attrapé au ricrac. Aussi menu que poil de vache, Encore renforcé par le vif argent Vous entre dans le fondement ; et comme Sodome et Gomorrhe, puissiez-vous tomber en soufre, en feu et en abîme au cas où vous ne croiriez pas fermement tout ce que je vous raconterai en cette présente Chronique !
Définition générale :
Prologue : Introduction, discours préliminaire d’un ouvrage où l’on expose le sujet, servant parfois d’avertissement ou de dédicace.
Rabelais présente délibérément son texte de manière paradoxale : une œuvre à la fois superficielle et risible, mais aussi profonde et emplie du savoir le plus élevé.
Plan du passage
1. Il faut aller au-delà du grotesque des apparences (du début jusqu’à « avec légèreté »).
2. Le chien et son os, un modèle à suivre (de « N’avez-vous jamais débouché de bouteilles ? » à « de l’Utilité des parties du corps humain »).
3. Un appel au lecteur (de « Suivant l’exemple du chien » jusqu’à la fin).
Ouverture du prologue
Se caractérise par son caractère irrévérencieux. Il s’adresse ainsi aux lecteurs de façon familière, vulgaire. Dans son écriture même, le prologue associe le vocabulaire savant (voire pédant), médical, ludique : cette association annonce le mélange des styles dans le livre lui-même.
Ainsi, ce prologue rend compte de la philosophie du « Vivez joyeux » déjà présent dans l’avis aux lecteurs :
« Mieux vaut rire que larmes,
Parce que rire est le propre de l’homme. »
Donc dès l’ouverture, le roman de Rabelais inverse les valeurs. Le lecteur idéal est un partisan de l’excès d’alcool et de sexe ! “Buveurs très illustres, et vous, vérolés très précieux »
Eloge à Socrate et Platon
Tout d’abord, Rabelais exploite la métaphore des Silènes, qui sont des boîtes peintes avec des figures grotesques, mais à l’intérieur desquelles se trouvent des drogues capables de guérir.
Les références à l’Antiquité sont fréquentes dans la littérature des humanistes (voir cours sur Humanisme). Mais ici l’éloge à Platon et Socrate est un peu paradoxal.
La laideur exterieure de Socrate, comparé au satyre Silène, fait dire à Alcibiade Par contre son être intérieur est valorisé “:
Sur Socrate : « on n’en aurait pas donné une pelure d’oignon tellement il était laid de corps et ridicule dans son maintien »
« une intelligence plus qu’humaine, une vertu merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans pareille, un contentement certain, une assurance parfaite »
Opposition exterieur/interieur
Rabelais cherche à montrer au lecteur qu’il ne faut pas se fier à l’apparence des choses. Il faut comme avec les boites de Silène, comme avec Socrate, ou comme le chien avec son os, aller chercher “la substantifique moelle.
« À son exemple (le chien avec son os à moelle) il vous convient d’être sage pour flairer, sentir et estimer ces beaux livres si excellents, d’être légers à la poursuite et hardis à la rencontre. Puis, par une curieuse leçon et une méditation fréquente, vous pourrez rompre l’os et sucer la substantifique moelle – c’est-à-dire comme je l’entends par ces symboles pythagoriques – avec l’espoir certain d’être adroits et attentifs pour cette lecture, car en celle-ci vous trouverez un bien autre goût et une doctrine plus obscure, qui vous révélera de très hauts sacrements et des mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion que l’état politique et la vie économique. »
CONCLUSION
Donc le prologue invite à lire Gargantua en cherchant le sens caché derrière le rire, la grivoiserie, la grossièreté du propos parfois
« C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est écrit. Alors, vous saurez que la drogue contenue dedans est d’une valeur bien autre que ce que promettait la boîte, c’est-à-dire que les matières ici traitées ne sont pas aussi folâtres que le titre le prétendait. »
Ces premières pages nouent donc un pacte de lecture : l’« auteur » demande à son lecteur, dont il se moque mais qu’il flatte en même temps, de ne pas se limiter au sens littéral du texte. Au contraire, le lecteur, tel le chien évoqué par Platon, doit « rompre l’os et sucer la substantifique moelle » : « Si vous l’avez vu, vous avez pu noter avec quelle dévotion il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence il l’entame, avec quelle affection il le brise, avec quel zèle il le suce. »
Lectures linéaires
Textes présentés à l’oral du bac
Lecture n° 1 Ch 13 Torche-cul
— Il n’y a pas besoin de se torcher le cul, dit Gargantua, tant qu’il n’y a pas de souillure. La souillure ne peut pas y être si l’on n’a pas chié. Il nous faut donc chier avant de nous torcher le cul.
— Oh ! dit Grandgousier, que tu as du bon sens, petit garçonnet ! Ces prochains jours, je te ferai passer docteur dans la gaie science des conteurs, par Dieu ! car tu as beaucoup de raison pour ton âge. Aussi, poursuis ce propos torcheculatif, je t’en prie. Et, par ma barbe ! au lieu d’une barrique, tu en auras soixante fûts, je parle de ce bon vin breton, qui n’est pas produit en Bretagne, mais dans ce bon pays de Verron[1] .
— Je me torchai ensuite, dit Gargantua, avec un couvre-chef, un oreiller, une pantoufle, une gibecière, un panier, mais oh quel déplaisant torche-cul ! puis avec un chapeau. Et notez que des chapeaux, les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres en taffetas, les autres en satin. Le meilleur de tous est celui à poil, car il nettoie très bien la matière fécale.
« Puis je me torchai avec une poule, un coq, un poulet, avec la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un pigeon, d’un cormoran, avec un sac d’avocat, un capuchon de moine, une coiffe, un leurre[2] [Note_189].
Mais, pour conclure, je dis et je maintiens qu’il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveté, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et croyez-m’en sur mon honneur. Car vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur de ce duvet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est communiquée au boyau du cul et aux intestins, jusqu’à parvenir à la région du cœur et du cerveau. Et ne croyez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux, qui sont dans les Champs Élysées, soit due à l’asphodèle, ou à l’ambroisie, ou au nectar, comme disent les vieilles d’ici. Elle est, à mon avis, due à ce qu’ils se torchent le cul avec un oison, et telle est l’opinion de Maître Jean d’Écosse.
[1] « Pays de Verron : région entre le confluent de la Loire et de la Vienne et Chinon. »
[2] « Leurre : morceau de cuir dont on se servait en fauconnerie pour rappeler les oiseaux. »
CORRIGE
Lecture n°2 ch 14 Rabelais, Gargantua, chap.XIV « Comment Gargantua fut instruit par un sophiste en lettres latines. »
Chapitre 15
Alors, Eudémon, demandant la permission au vice-roi, son maître, le bonnet à la main, le visage ouvert, la bouche vermeille, les yeux assurés et le regard posé sur Gargantua avec une modestie juvénile, se tint debout, et commença à louer et à magnifier premièrement la vertu et les bonnes mœurs de Gargantua, deuxièmement son savoir, troisièmement sa noblesse, quatrièmement sa beauté corporelle, et, en cinquième, il l’exhortait doucement à révérer son père en toute circonstance, lequel prenait tant de soin à bien le faire instruire. Enfin, il le priait de bien vouloir le garder comme le moindre de ses serviteurs, car il ne requérait rien d’autre des cieux pour le présent, sinon que de lui complaire autrement par quelque service agréable. Le tout fut prononcé par lui avec des gestes si appropriés, une prononciation bien distincte, une voix si éloquente et un langage si élégant et en bon latin, qu’il ressemblait plus aux Gracchus, Cicéron ou Paul Émile[1] du temps passé qu’à un jouvenceau de ce siècle.
Mais Gargantua se mit à pleurer comme une vache et il se cachait le visage avec son bonnet, et il ne fut pas possible de tirer de lui une seule parole, pas plus qu’on ne tire un pet d’un âne mort.
Son père en fut si courroucé qu’il voulut occire Maître Jobelin. Mais Des Marais l’en garda par une belle remontrance qu’il lui fit, si bien que sa colère se modéra. Alors il commanda que Maître Jobelin fût payé de ses gages et qu’on le fît bien boire comme un sophiste, et de fait, qu’il allât à tous les diables.
— Au moins, disait-il, aujourd’hui, il ne coûterait guère à son hôte, si d’aventure il mourait ainsi, saoul comme un Anglais.
Une fois Maître Jobelin parti de la maison, Grandgousier chercha avec le vice-roi quel précepteur on pourrait procurer à Gargantua, et il fut décidé entre eux qu’on confierait cet office à Ponocrates[2] , précepteur d’Eudémon, et que tous ensemble ils iraient à Paris, pour savoir ce qu’étudiaient les jouvenceaux de France en ce temps.
[1] « Gracchus, Paul Émile : hommes d’État romains réputés comme orateurs. »
[2] « Ponocrate signifie grand et fort. »
CORRIGE
Lecture n°3 : Comment Gargantua fut éduqué par Ponocrates de telle manière qu’il ne perdait pas une heure dans la journée.
Chapitre 23
Gargantua s’éveillait donc à environ quatre heures du matin. Pendant qu’on le frottait, on lui lisait quelques pages de la divine écriture hautement et clairement, avec une prononciation adaptée à la matière. À cette lecture était affecté un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnoste[1] . Selon le propos et l’argument de cette leçon, souvent il s’adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le Bon Dieu, car la lecture montrait sa majesté et ses jugements merveilleux.
Puis il allait dans les lieux secrets se débarrasser des digestions naturelles. Là, son précepteur répétait ce qui lui avait été lu, lui exposant les points les plus obscurs et les plus difficiles.
En revenant, ils considéraient l’état du ciel : était-il tel qu’ils l’avaient remarqué le soir précédent, et dans quels signes entraient le soleil et la lune, pour cette journée.
Ceci fait, il était habillé, peigné, coiffé, accoutré et parfumé, et pendant ce temps, on lui répétait les leçons du jour précédent. Lui-même les récitait par cœur, et il y rattachait quelque cas pratique concernant l’homme. Quelquefois, ils développaient ces cas pendant deux ou trois heures, mais généralement ils cessaient dès qu’il était tout à fait habillé.
Puis pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture.
Ceci fait, ils allaient dehors, toujours discutant à propos de la lecture faite, et ils se dirigeaient vers la Bracque[2] ou aux prés, et ils jouaient à la balle, à la paume, à la pile trigone[3] , gentiment, s’exerçant le corps comme ils s’étaient exercés l’âme auparavant.
Tous leurs jeux étaient libres, ils laissaient la partie quand cela leur plaisait et cessaient ordinairement dès qu’ils suaient, ou étaient las. Alors, ils étaient très bien essuyés et frottés, changeaient de chemise et, doucement en se promenant, allaient voir si le déjeuner était prêt. Là en attendant, ils récitaient clairement et éloquemment quelques phrases retenues de la leçon.
Cependant, Monsieur l’Appétit venait, et opportunément, ils s’asseyaient à table.
Au commencement du repas, on lui lisait une histoire plaisante des prouesses anciennes, jusqu’à ce qu’il ait bu son vin.
Alors (si bon semblait) on continuait la lecture, ou ils commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlant, durant les premiers mois, de la vertu, des propriétés, de l’efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines, et de leur préparation. Et de cette façon, il apprit en peu de temps tous les passages concernant ces sujets chez Pline, Athénée, Dioscoride, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien, Polybe, Héliodore, Aristote, Élien et autres. Pour les propos qu’ils tenaient, ils faisaient souvent, pour en être plus sûrs, apporter les livres de ces auteurs à table. Et si bien et si complètement, il retint dans sa mémoire les choses dites, qu’alors il n’y avait pas de médecin qui sut la moitié de ce qu’il savait.
Après, ils devisaient des leçons lues le matin, et, complétant leur repas par de la confiture de coings, ils se curaient les dents avec une tige de lentisque, se lavaient les mains et les yeux avec de l’eau fraîche, et rendaient grâces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la magnificence et de la bénignité divines. Ceci fait, on apportait des cartes, non pas pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes avaient trait à l’arithmétique.
[1] « Anagnoste signifie lecteur en grec. »
[2] « La Bracque était l’ancien nom de la place de l’Estrapade. C’est aussi le nom d’une salle de jeu de paume du faubourg Saint-Marceau. »
[3] « Pile trigone : jeu de balle à trois où les joueurs se plaçaient en triangle. »
CORRIGE
Lecture n°4 : Montaigne, Essais, Livre I, chap. 26, "Sur l'éducation des enfants", 1595
Que (le précepteur) fasse tout passer par le (filtre d’) étamine[1], qu’il ne loge rien dans la tête (de son élève) par pure autorité et en abusant de sa confiance ; que les principes d’Aristote ne soient pas pour lui des principes, pas plus que ceux des Stoïciens et des Epicuriens.
Qu’on lui expose cette diversité de jugements : il choisira s’il peut ; sinon il demeurera, entre eux, dans le doute .
Il n’y a que les sots qui soient sûrs et déterminés[2]
Che non men che saper dubbiar m’aggrada.[3]
(Car non moins que savoir, douter m’est agréable.)
Car s’il adopte les idées de Xénophon[4] et de Platon[5] par son propre jugement, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. 2 propositions construites de façon anaphorique :
Celui qui suit (simplement) un autre, ne suit rien. Il ne trouve rien, et même il ne cherche rien.
“Non sumus sub rege ; sibi quisque se vindicet.”[6]
(“Nous ne sommes pas sous un roi ; que chacun dispose de lui-même.”)
Qu’il sache ce qu’il sait, au moins.
Il faut qu’il s’imbibe de leurs façons de sentir et penser, non qu’il apprenne leurs préceptes et qu’il oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il sache se les approprier.
La vérité et la raison sont communes à chacun et n’appartiennent pas plus à celui qui les a dites pour la première fois qu’à celui qui les a dites après. Ce n’est pas plus selon Platon que selon moi puisque lui et moi le comprenons et le voyons de la même façon.
Les abeilles “pillotent”[7] (7) de-cà de-là les fleurs, mais après, elles en font le miel qui est entièrement leur ; ce n’est plus du thym ni de la marjolaine :
de même les emprunts faits à autrui ,il les transformera et fondra ensemble pour faire un ouvrage entièrement sien, à savoir son jugement.
[1] Tissu fin filtrant certains liquides
[2] Qui ne changent pas d’avis.
[3] Citation de Dante, premier grand poète de langue italienne (XIVème siècle)
[4] Philosophe et historien grec (Vème siècle av. J.-C.)
[5] Philosophe grec (Vème siècle av. J.-C.)
[6] Citation du philosophe romain Sénèque (Ier siècle ap. J.-C.)
[7] Butinent
Parcours „La bonne éducation“
Documents complémentaires
Document 1 : Erasme
Les arbres naissent arbres, même ceux qui ne portent aucun fruit ou des fruits sauvages ; les chevaux naissent chevaux, quand bien même ils seraient inutilisables ; mais les hommes, crois-moi, ne naissent point hommes, ils le deviennent, par un effort d’invention.
Les hommes primitifs, qui menaient dans les forêts, sans lois et sans règles, une vie de promiscuité et de nomadisme, ressemblaient davantage à des bêtes qu’à des êtres humains. C’est la raison qui fait l’homme, et elle n’a point de place là où tout s’accomplit au gré des passions. Si la beauté faisait l’homme, les statues elles aussi seraient comptées dans le genre humain. [… ]
C’est une jolie réponse que fit Diogène, si je ne m’abuse, qui se promenait sur la place publique grouillante de monde, portant en plein midi une lanterne. Comme on lui demandait ce qu’il pouvait bien chercher : «Je cherche un homme », répondit-il. Il savait bien qu’il y avait foule en ces lieux, mais une foule d’animaux, et non point d’hommes. Le même Diogène avait réuni un jour une assemblée, et de la position élevée qu’il occupait, s’écriait : « Hommes, venez ici ! » Et comme une foule compacte s’était déjà rassemblée, et qu’il ne disait rien d’autre que : « Hommes, venez ici ! », il y eut des protestations de colère : «Mais nous sommes là, nous autres hommes ! Parle, si tu as quelque chose à dire ». Alors lui : «Ce sont des hommes que je veux voir autour de moi, et non pas vous, qui êtes tout ce que l’on veut, sauf des hommes!», et il les chassa avec son bâton.
Il est très vrai, assurément, qu’un homme qui n’a reçu aucune instruction, ni en philosophie ni en aucune science, est une créature bien inférieure aux bêtes brutes. Car les animaux obéissent seulement à leurs passions naturelles, tandis que l’homme, s’il n’est formé aux lettres et aux préceptes de la philosophie, se laisse emporter par des passions plus que sauvages. Aucun animal n’est plus sauvage ou plus malfaisant que l’homme qui est mené par l’ambition, la cupidité, la colère, l’envie, l’amour des richesses ou la luxure. […] La présence d’un esprit humain dans un corps de bête ne serait-elle pas regardée comme un monstrueux prodige ? Comme nous lisons que ce fut le cas chez Circé, où des hommes furent transformés par des breuvages magiques en lions, en ours, en pourceaux, tout en conservant une intelligence d’homme […]. Et pourtant un esprit bestial dans un corps humain est une monstruosité plus étonnante ; et c’est d’une telle progéniture que se satisfont la plupart des hommes qui passent aux yeux du commun comme à leurs propres yeux pour être fort sages !
Document 2 : Michel de Montaigne, Essais, livre I, chapitre 26, "De l'institution des enfants", 1580-1588
Extrait 1 :
Pour tout ceci, je ne veux pas qu’on emprisonne ce garçon. Je ne veux pas qu’on l’abandonne à l’humeur mélancolique d’un furieux maître d’école. Je ne veux pas corrompre son esprit à le tenir à la géhenne et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix. Ni ne trouverais bon, quand par quelque complexion solitaire et mélancolique, on le verrait adonné d’une application trop indiscrète à l’étude des livres, qu’on la lui nourrît ; cela les rend ineptes à la conversation civile, et les détourne de meilleures occupations. Et combien ai-je vu de mon temps d’hommes abêtis par téméraire avidité de science ? Carnéade s’en trouva si affolé, qu’il n’eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ni ne veux gâter ses mœurs généreuses par l’incivilité et barbarie d’autrui. La sagesse française a été anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenait de bonne heure, et n’avait guère de tenue. À la vérité, nous voyons encore qu’il n’est rien si gentil que les petits enfants en France ; mais ordinairement ils trompent l’espérance qu’on en a conçue, et, hommes faits, on n’y voit aucune excellence. J’ai ouï tenir à gens d’entendement, que ces collèges où on les envoie, de quoi ils ont foison, les abrutissent ainsi.
Au nôtre, un cabinet, un jardin, la table, et le lit, la solitude, la compagnie, le matin et le vêpre, toutes heures lui seront unes, toutes places lui seront étude : car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des mœurs, sera sa principale leçon, a ce privilège, de se mêler partout. […]
Les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienséance extérieure, et l’entregent, et la disposition de la personne se façonne quant et quant à l’âme. Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme; il n’en faut pas faire à deux. Et comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l’un sans l’autre, mais les conduire également, comme un couple de chevaux attelés à même timon.
Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants »
Extrait 2 :
Pour un enfant de maison noble qui recherche l’étude des lettres, non pour le gain (car un but aussi vil est indigne de lagrâce et de la faveur des Muses; d’autre part il concerne les autres et dépend d’eux), ni autant pour les avantages extérieurs que pour les siens propres et pour qu’il s’enrichisse et s’en pare au-dedans, moi, ayant plutôt envie de faire de lui un homme habile. qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soucieux de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine et qu’on exigeât chez celui-ci les deux qualités, mais plus la valeur morale et l’intelligence que la science, et je souhaiterais qu’il se comportât dans l’exercice de sa charge d’une manière nouvelle.
On ne cesse de criailler à nos oreilles d’enfants, comme si l’on versait dans un entonnoir, et notre rôle, ce n’est que de redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais que le précepteur corrigeât ce point de la méthode usuelle et que, d’entrée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la piste2, en lui faisant goûter les choses, les choisir et lesdiscerner d’elle- même, en lui ouvrant quelquefois le chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas3 faisaient d’abord parler leurs disciples, et puis ils leur parlaient. « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. »4
Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, juger aussi jusqu’à quel point il doit se rabaisser pours’adapter à sa force. Faute d’apprécier ce rapport, nous gâtons tout: savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avecune juste mesure, c’est l’une des tâches les plus ardues que je connaisse; savoir descendre au niveau des allures puériles du disciple et les guider est l’effet d’une âme élevée et bien forte. Je marche de manière plus sûre et plus ferme en montantqu’en descendant.
Quant aux maîtres qui, comme le comporte notre usage, entreprennent, avec une même façon d’enseigner et une pareillesorte de conduite, de diriger beaucoup d’esprits de tailles et formes si différentes, il n’est pas extraordinaire si, dans toutun peuple d’enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui récoltent quelque véritable profit de leur enseignement.
Qu’ils ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de la leçon qu’il lui a faite, mais de lui dire leur sens et leur substance, et qu’il juge du profit qu’il en aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais par celui de sa vie. Ce que l’élève viendra apprendre, qu’il le lui fasse mettre en cent formes et adaptées à autant de sujets différents pour voirs’il l’a dès lors bien compris et bien fait sien, en réglant l’allure de sa progression d’après les conseils pédagogiques dePlaton3.
Regorger6 la nourriture comme on l’a avalée est une preuve qu’elle est restée crue et non assimilée. L’estomac n’a pas faitson œuvre s’il n’a pas fait changer la façon d’être et la forme de ce qu’on lui avait donné à digérer.
Livre l, chapitre XXVI, « Sur l’éducation des enfants “, adapté et traduit du français du XVIe siècle par A. Lanly © éd.Champion, 1989.
- Un homme capable de bien juger.
- Le mot piste évoque l’apprentissage,
- Penseur et philosophe grec qui
- Citation latine : « l’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent s’instruire » phrase de Cicéron, Denatura deorum, l,
- désigne le maître.
- Régurgiter.
Document 3 :Emmanuel Kant , Réflexions sur l’éducation, 1803
Emmanuel Kant est un philosophe allemand (1724-1804)
L’homme est la seule créature qui soit susceptible d’éducation. Par éducation on entend les soins que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l’instruction avec la culture. (…)
La discipline nous fait passer de l’état animal à celui d’homme. Un animal est par son instinct tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris d’avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l’homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct, et il faut qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas immédiatement capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours des autres. (…)
Il n’y a personne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse, ne soit capable d’apercevoir dans l’âge mûr en quoi il a été négligé, soit dans la discipline, soit dans la culture. Celui qui n’est point cultivé est brut ; celui qui n’est pas discipliné est sauvage. (…)
Un des principes que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d’éducation, c’est qu’on ne doit pas élever les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après un état meilleur, possible dans l’avenir, c’est-à-dire d’après l’idée de l’humanité et de son entière destination. Ce principe est d’une grande importance. Les parents n’élèvent ordinairement leurs enfants qu’en vue du monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient au contraire leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état en pût sortir dans l’avenir.
Document 4 : Lettre de Monsieur Germain à Albert Camus
Peu après avoir reçu le Prix Nobel de Littérature, Albert Camus écrit à son instituteur Louis Germain une lettre de remerciement :
19 novembre 1957
Cher Monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.
Je vous embrasse, de toutes mes forces.
Albert Camus
Document 5 :ALBERT JACQUARD, MON UTOPIE Extraits du chapitre «La cité où tout est école».
Le système éducatif peut donc être défini comme le lieu où l’on enseigne et où l’on pratique l’art de la rencontre.
Hélas, à la question : «Pourquoi vas-tu à l’école ?», la réponse est trop souvent bien éloignée de cette évidence. La plus paradoxale est : «Parce que c’est obligatoire», la plus désespérante : «Pour préparer la vie active».
Par quelle aberration notre société présente-t-elle ce cadeau oomme une obligation , oomme une corvée à laquelle il faudrait se soumettre ? Songeons aux enfants africains ; ceux qui ont la chance de disposer d’une école et marchent plusieurs kilomètres chaque jour pour bénéficier de son apport ont une autre idée de cette «obligation». Sans le savoir, ils ont le même regard que celui qu’avaient les Grecs pour qui l’école était désignée par le mot skholé ; ce mot évoquait une condition affranchie des occupations et des soucis, il signifiait l’exemption du travail. L’ «obligation scolaire» ne devrait pas être comprise comme imposant aux enfants d’aller à l’école, mais comme imposant à leur entourage, et en premier lieu à leur famille, de les aider à bénéficier de son enseignement.
Quant à l’évocation de la «vie active», elle entraine le pire des contresens. Certes, chacun doit participer durant son parcours de vie aux activités que nécessitent les métabolismes de la société, mais une part seulement de ce parcours, une part dont on peut espérer qu’elle va être peu à peu réduite, est consacrée à la production et à la répartition des biens, c’est-à dire à l’économie.
Il faut affirmer en toute occasion : la fonction du système éducatif n’est pas de fournir à ce Moloch qu’est le système économique les femmes et les hommes compétents dont il prétend avoir besoin. Son objectif est de participer à une tâche autrement décisive : aider chacun à devenir lui-même rencontrant les autres.
L’expression «vie active » est d’ailleurs trompeuse car elle admet que seule peut être considérée oomme active la période de notre vie prise en compte par les économistes dans leur calcul du produit national brut ; comme si un collégien ne manifestait pas autant d’activité qu’un chef de bureau, comme si ses journées n’étaient pas aussi saturées d’événements, de problèmes à résoudre, de choix à faire , comme si le cartable du premier n’était pas aussi révélateur d’activités vitales que l’attaché-case du second.
Admettre que l’enfance serait consacrée à préparer cette période dite active, c’est réduire la vie humaine à une série d’attentes emboitées les unes dans les autres comme les étages d’une fusée. L’école maternelle n’aurait alors pour fonction que de préparer à l’écoleprimaire, l’école primaire de préparer au collège, le collège de préparer au lycée, le lycée de préparer au bac, et ainsi de suite jusqu’à la retraite qui prépare à … Non, merci !
Extrait 2
«Réussir» est devenu l’obsession générale dans notre société, et cette réussite est mesurée par notre capacité à l’emporter dans des compétitions permanentes. Il est pourtant clair que la principale performance de chacun est sa capacité à participer à l’intelligence collective, à mettre en sourdine son je et à s’insérer dans le nous, celui-ci étant plus riche que la somme des je dans laquelle l’attitude compétitive enferme chacun. Le drame de l’école est d’être contaminée par cette attitude de lutte permanente, qui est à l’opposé de sa finalité.
pp. 180-181
Document 6 :Edouard Louis, en finir avec Eddy Bellegueule
Edouard Louis, en finir avec Eddy Bellegueule
La bonne éducation
Mes parents veillaient à me donner une bonne éducation, pas comme les racailles et les Arabes des cités. La vanité que ma mère en tirait : Mes enfants sont bien élevés, je les dresse bien, pas comme les voyous ou – et je ne sais d’où lui venaient ces informations, peut-être des propos que lui tenait son père, ancien combattant de la guerre d’Algérie – Mes enfants sont bien élevés, pas comme les Algériens, tu sais ce sont les pires les Algériens, quand tu regardes bien ils sont beaucoup plus dangereux que les Marocains ou les autres Arabes.
Sans cesse assuré par ma mère de ma supériorité sur les Arabes ou nos voisins extrêmement pauvres, ce n’est qu’après avoir quitté le collège que j’ai pu me rendre compte que j’étais moins privilégié que je ne l’avais imaginé. Je savais, avant cela, qu’il existait des mondes bien plus favorisés que le mien. Les bourgeois que mon père insultait, l’épicière du village ou les parents de mon amie Amélie. J’y pensais même régulièrement. Mais tant que je n’avais pas été directement confronté à l’existence de ces autres mondes, que je n’y avais pas été plongé, ma connaissance était restée à l’état d’intuition, de fantasme.
Je le découvrirai plus tard, notamment en discutant avec mes anciens enseignants – les enseignants du collège, impuissants, abattus par la façon qu’avaient les parents du village d’élever leurs enfants, et qui en parlaient en salle des professeurs Et le petit Bellegueule, il a des capacités mais s’il continue comme ça à ne pas faire ses devoirs, à être absent aussi fréquemment, il ne s’en sortira pas.
J’appartenais au monde de ces enfants qui regardent la télévision le matin au réveil, jouent au football toute la journée dans les rues peu fréquentées, au milieu de la route, dans les pâtures qui s’étendent derrière leur maison ou en bas des blocs, qui regardent la télévision, encore, l’après-midi, le soir pendant des heures, la regardent entre six et huit heures par jour. Au monde de ces enfants qui passent des heures dans les rues, le soir et la nuit, à zoner. Mon père me prévenait – maladroit quand il s’agissait d’aborder les questions scolaires – que je pouvais faire ce que je voulais mais que je devrais toujours en assumer les conséquences Tu sors quand tu veux, tu rentres à l’heure que tu veux mais si le lendemain tu es fatigué à l’école, c’est de ta faute. Si tu veux jouer au grand tu vas jusqu’au bout, quand les enfants d’instituteurs, du médecin ou des gérants de l’épicerie étaient astreints à rester chez eux pour faire leurs devoirs. Il lui arrivait à de multiples reprises dans une même semaine de me demander si mes devoirs étaient faits. Peu lui importait la réponse, comme ma mère qui m’interrogeait sur ma journée au collège. Sa question, ce n’était pas lui qui la posait mais un rôle qui le dépassait, parfois, contre sa volonté, l’acceptation ou plutôt l’intériorisation du fait qu’il valait mieux, qu’il était plus légitime de bien faire ses devoirs pour un enfant.
Toutes les sorties tournaient autour de l’arrêt d’autocar, qui était le centre de la vie des garçons. Nous y passions nos soirées, à l’abri du vent et de la pluie. Il me semble qu’il en a toujours été ainsi : les garçons à l’adolescence se retrouvaient chaque soir, là, pour boire et discuter. Mon frère et mon père étaient passés par là, et en retournant au village j’y ai vu les garçons qui n’avaient pas huit ans quand je suis parti. Ils avaient pris la place que j’avais occupée quelques années auparavant ; rien ne change, jamais.
Les discussions interminables jusqu’au bout de la nuit : toujours les histoires du village, comme un monde qui n’existait que pour lui-même, étranger à toute connaissance de l’extérieur, de l’ailleurs, les blagues, les boîtes aux lettres que nous cassions à coups de pied juste pour le plaisir, Jeanine, la vieille femme qui habitait en face de l’arrêt du car, qui appelait les gendarmes quand nous étions trop bruyants et nous qui l’insultions salope, vieille connasse, avant de nous enfuir en courant. Nous achetions des packs de bière et nous buvions jusqu’à vomir, en filmant ces scènes avec les téléphones portables.
Je me souviens, très jeune, dès treize ans, quatorze ans, d’avoir été confronté à des pertes de connaissance, des comas éthyliques. Devoir appeler les secours, maintenir sur le côté un de mes copains pour éviter qu’il ne se noie dans son propre vomi. Quand c’était à moi que cela arrivait, les lendemains de soirée arrosée (nous disions Vivement la cuite de samedi), je me réveillais dans l’une des tentes plantées dans les pâtures autour du village la veille par nos soins, les vêtements rigidifiés par le vomi séché qui les recouvrait, un sac de couchage sale à l’odeur à peine descriptible à cause de la nourriture renvoyée par mon estomac malade, le ventre douloureux et la boîte crânienne harcelée par des pulsations, comme si le cœur et les poumons se trouvaient le temps d’une journée à la place du cerveau. Les copains me disaient en riant que j’avais échappé de peu à la mort, j’aurais pu me noyer dans mon vomi, avaler ma langue.
Je m’appliquais à me rapprocher le plus possible des garçons pour apaiser mes parents. « En vérité, je m’ennuyais beaucoup en leur compagnie. Et il n’était pas rare que je dise à ma mère lorsque je m’absentais que je partais jouer avec eux : je rejoignais en fait Amélie. L’un de mes jeux préférés consistait à la maquiller, l’affubler de rouge à lèvres et de tout un tas de poudres différentes. J’ose à peine m’imaginer l’effroi qui aurait saisi mes parents s’ils l’avaient su. J’éprouvais ce besoin de les rasséréner, de faire en sorte qu’ils cessent de se poser des questions que je voulais voir disparaître.
Des bagarres ponctuaient ces soirées. Dans l’arrêt de bus s’ajoutaient aux litres de bière du whisky bon marché et du pastis. Les festivités se prolongeaient jusqu’au bout de la nuit, jusqu’au lever du jour, du temps pour rien, pour attendre que le temps passe ou plutôt qu’il vienne. L’arrêt de bus, lui aussi en briques rouges, tagué Nicke la police, A more les salle pédé.
Les bagarres étaient monnaie courante, les filles comme les garçons se battaient – essentiellement les garçons, et pas seulement sous l’emprise de l’alcool (presque tous les jours dans la cour du collège ; les enfants se regroupaient autour des deux adversaires – parfois plus – et hurlaient à pleine voix le nom de celui qu’ils supportaient).
L’une d’elles a éclaté un jour entre Amélie et moi. Une dispute d’enfants. Ses parents avaient une situation plus confortable que les miens, pourtant pas vraiment des bourgeois : une mère employée à l’hôpital et un père technicien chez EDF. Amélie m’avait dit ce jour-là pour me blesser – elle savait qu’en disant cela elle y parviendrait – que mes parents étaient des fainéants. Je me rappelle cette dispute avec la précision des événements que l’on crée dans sa vie à partir de souvenirs qui auraient pu être insignifiants, banals. Et puis, des mois, des années après, selon ce que l’on devient, ils prennent du sens.
Je l’ai frappée. Je l’ai saisie par les cheveux et j’ai claqué sa tête contre la tôle du car du collège qui stationnait là, avec violence, comme le grand roux et le petit au dos voûté dans le couloir de la bibliothèque. Beaucoup d’enfants nous voyaient. Ils riaient et m’encourageaient, Vas-y défonce-la, défonce-lui la gueule. Amélie qui pleurait me suppliait d’arrêter. Elle hurlait, gémissait, implorait. Elle m’avait fait comprendre qu’elle appartenait à un monde plus estimable que le mien. Tandis que je passais du temps à l’arrêt de bus, d’autres enfants comme elle, Amélie, lisaient des livres offerts par leurs parents, allaient au cinéma, et même au théâtre. Leurs parents parlaient de littérature le soir, d’histoire – une conversation sur Aliénor d’Aquitaine entre Amélie et sa mère m’avait fait pâlir de honte –, quand ils dînaient.
Chez mes parents nous ne dînions pas, nous mangions. La plupart du temps, même, nous utilisions le verbe bouffer. L’appel quotidien de mon père C’est l’heure de bouffer. Quand des années plus tard je dirai dîner devant mes parents, ils se moqueront de moi Comment il parle l’autre, pour qui il se prend. Ça y est il va à la grande école il se la joue au monsieur, il nous sort sa philosophie.
Parler philosophie, c’était parler comme la classe ennemie, ceux qui ont les moyens, les riches. Parler comme ceux-là qui ont la chance de faire des études secondaires et supérieures et, donc, d’étudier la philosophie. Les autres enfants, ceux qui dînent, c’est vrai, boivent des bières parfois, regardent la télévision et jouent au football. Mais ceux qui jouent au football, boivent des bières et regardent la télévision ne vont pas au théâtre.
Je formulais mes plaintes auprès d’Amélie quant à ma mère qui ne s’occupait pas assez de moi, contrairement à la sienne. Je n’étais pas à même de voir que la mère d’Amélie n’avait pas le même métier, le même statut, n’avait pas des conditions de vie aussi rudes. Qu’il était plus difficile pour ma mère de me consacrer du temps et, par là, de l’amour.
D’autres fois, c’est vrai, l’indifférence de ma mère me rassurait. Quand je rentrais du collège, elle aurait pu facilement voir mes traits tirés, comme des rides. Mon visage semblait ridé à cause des coups qui me vieillissaient. J’avais onze ans mais j’étais déjà plus vieux que ma mère.
« Je sais, au fond, qu’elle savait. Pas une compréhension claire, plutôt quelque chose sur quoi elle peinait à mettre des mots, qu’elle ressentait sans être capable de l’exprimer. Je craignais qu’un jour elle ne se mette à formuler toutes ces questions qu’elle accumulait – malgré son silence – depuis des années. De devoir lui répondre, lui parler des coups, lui dire que d’autres pensaient la même chose qu’elle. J’espérais qu’elle n’y pensait pas trop et qu’elle finirait par oublier.
Un matin avant de partir pour le collège elle m’avait dit Tu sais Eddy, tu devrais arrêter de faire des manières, les gens se moquent de toi derrière ton dos, moi je les entends, puis tu devrais t’aérer le cerveau, voir des filles. Elle l’avait dit, comme mon père, partagée entre le désarroi, la honte, l’agacement. Elle ne pouvait pas s’expliquer pourquoi je n’allais pas séduire de jeunes filles, comme mon père l’avait fait des années auparavant, en boîte de nuit ou aux bals dans la salle des fêtes du village.
« À partir de douze ans je me suis rendu en boîte de nuit avec quelques copains le samedi soir pour – selon ce que je disais à mes parents, que je répétais afin qu’ils saisissent les motivations fictives de ces sorties – y rencontrer des jeunes filles. Mon père, moins dupe que je ne l’espérais, voyait bien que je ne lui présentais pas les filles qu’il aurait été logique que je rencontre dans ces lieux. Il s’interrogeait sur ma passivité quand mon frère, lui, ramenait chaque mois des jeunes femmes chez nous, faisait les présentations et projetait fiançailles, mariage, enfants.
(Un privilège réservé aux garçons. Quand ma sœur a présenté, au retour du bal, son deuxième compagnon à mes parents – après avoir quitté le premier –, ils lui ont dit que ce n’était pas possible. Elle ne pouvait pas ramener un autre garçon à la maison étant donné que tout le village l’avait déjà vue avec un autre Après, tu comprends, c’est pas qu’on veut pas, on a rien contre lui et il est bien gentil, mais tu peux pas ramener des garçons comme ça tout le temps. On dit ça pour toi, « mais les autres gens ils vont dire, c’est sûr et certain, ils vont dire que t’es une salope.)
Si mes parents étaient en butte à l’incompréhension face à mon comportement, mes choix, mes goûts, la honte se mêlait souvent à la fierté quand il était question de moi. Mon père n’en disait rien mais ma mère me racontait Faut pas lui en vouloir, tu sais, c’est un homme et les hommes ça dit jamais ses sentiments. Il confiait à ses copains de l’usine qui me le rapportaient Mon fils travaille bien à l’école, il est intelligent et peut-être même que c’est un surdoué. Il est intelligent, il va faire de grandes études et surtout (c’est ce qui le rendait le plus heureux), surtout, mon fils il va devenir riche. Lui qui détestait, il le disait, les bourgeois presque autant que les Arabes ou les juifs, il souhaitait me voir passer de l’autre côté.
En rentrant du collège je le trouvais dans la pièce commune affalé sur sa chaise et buvant son verre de pastis en regardant la télévision. La télévision trop forte, ses ronflements quand il s’endormait devant, les injures à ma mère si elle passait devant l’écran. Toujours la même position : les jambes étendues et les mains posées sur son ventre. Ma grande sœur : Avec ses mains sur son gros ventre on dirait une femme enceinte. La pièce avait une odeur de graisse à cause des frites qu’y préparait ma mère – le plat préféré de mon père Moi j’aime bien la bouffe d’homme qui tient bien à l’estomac, pas comme dans les trucs de bourges où plus c’est cher moins t’en as dans l’assiette. Ce n’était pas simplement le plat préféré de mon père mais aussi l’un des rares plats dont il se nourrissait et dont nous nous nourrissions puisque c’était lui qui décidait de la composition des repas. Même si ma mère faisait comme si c’était elle qui décidait, elle se trahissait quand elle me disait J’aimerais bien me faire des haricots ou des salades de temps en temps mais ton père il va criser. Les repas étaient faits uniquement de frites, de pâtes, très occasionnellement de riz, et de viande, des steaks hachés surgelés ou du jambon achetés au supermarché hard-discount. Le jambon n’était pas rose, mais fuchsia et couvert de gras, suintant.
Une odeur de graisse, donc, de feu de bois et d’humidité. La télévision allumée toute la journée, la nuit quand il s’endormait devant, ça fait un bruit de fond, moi je peux pas me passer de la télé, plus exactement, il ne disait pas la télé, mais je peux pas me passer de ma télé.
Il ne fallait pas, jamais, le déranger devant sa télévision. C’était la règle lorsqu’il était l’heure de se mettre à table : regarder la télévision et se taire ou mon père s’énervait, demandait le silence, Ferme ta gueule, tu commences à me pomper l’air. Moi mes gosses je veux qu’ils soient polis, et quand on est poli, on parle pas à table, on regarde la télé en silence et en famille.
À table, lui (mon père) parlait de temps en temps, il était le seul à en avoir le droit. Il commentait l’actualité Les sales bougnoules, quand tu regardes les infos tu vois que ça, des Arabes. On est même plus en France, on est en Afrique, son repas Encore ça que les boches n’auront pas.
Lui et moi n’avons jamais eu de véritable conversation. Même des choses simples, bonjour ou bon anniversaire, il avait cessé de me les dire .À mon anniversaire il m’offrait quelques cadeaux, sans une parole. Et je ne m’en plaignais pas, je ne voulais pas qu’il me parle. Il m’expliquait d’un air faussement décontracté qui cachait mal la gêne de devoir le dire Tu attendras le début du mois qu’on a les allocations familiales pour te faire ton cadeau. T’es né le 30 octobre, à la fin du mois, c’est pas de chance.
J’ignorais tout de lui et surtout de son passé, les seules informations que je possédais m’étaient données par ma mère.
Tous les soirs, ses copains arrivaient vers dix-huit heures avec des bouteilles de pastis. Mon père ne travaillait plus. Un matin – ou un soir, je n’en suis plus sûr –, il était parti, comme d’habitude, à l’usine. Il avait emporté sa gamelle, la nourriture que ma mère préparait la veille et qu’elle mettait dans un Tupperware pour le lendemain. Mon père mangeait dans sa gamelle, comme les animaux. Ce jour-là l’usine a appelé ma mère : Le dos de votre mari s’est soudainement bloqué, il a eu les larmes, pourtant on le connaît bien Jacky, ce n’est pas une petite nature, mais là vraiment il criait de douleur. Puis la voix « du médecin (ou celle de mon père directement) Votre mari a porté des poids beaucoup trop lourds à l’usine, pendant beaucoup trop de temps. Il aurait fallu s’en rendre compte avant, prendre les précautions nécessaires. (Mais vous savez, Jacky aime pas les médecins, il s’en méfie toujours, il refuse de prendre des médicaments, comme son beau-frère hémiplégique.) Son dos est abîmé, complètement broyé, les disques écrasés. Il va devoir arrêter le travail pour une période indéterminée. Ma mère : Mais on va perdre de l’argent si il est au chômage ?
Mon père est revenu le soir même et pendant plusieurs jours il est resté allongé. Parfois ses cris couvraient le son de la télévision et celui des pleurs des enfants de la voisine. Ma mère : C’est la voisine, elle sait pas élever ses gosses celle-là.
Il pensait devoir arrêter le travail quelque temps, quelques semaines tout au plus. Les semaines sont vite devenues des mois et les mois des années, mes parents parlaient de longue maladie, fin de droits, plus de chômage, revenu minimum, RMI. Ma mère m’a finalement dit que Oui, il pourrait reprendre le travail ton père si il voulait, mais tu vois bien que ce qu’il aime, c’est boire des bouteilles de pastis tous les soirs devant la télé avec ses copains. Il faut que tu comprennes ça Eddy, ton père il est alcoolique, il retournera plus au travail.
Après plusieurs années sans travail, mon père a été confronté aux rumeurs du village, provenant des femmes à la sortie de l’école ou devant l’épicerie Jacky, c’est un fainéant, ça fait quatre ans qu’il travaille pas, il est même pas foutu de nourrir sa femme et ses gosses. Regardez comme sa maison est négligée, les volets qui se décrochent, la peinture de la façade écaillée, et son grand fils alcoolique qu’il arrive pas à calmer.
Mes parents se braquaient, ils refusaient de prêter attention aux ragots. Ma mère me confiait qu’elle n’avait que faire de ces rumeurs Moi les faux-culs du village je les emmerde, je m’en occupe pas, qu’elles se mêlent de leur cul les autres bonnes femmes. Mon père avait bien tenté de trouver à nouveau du travail mais il s’était découragé après avoir essuyé une centaine de refus « Il continuait à inviter ses copains tous les soirs qui ramenaient deux litres de pastis, parfois plus, pour trois, et plus les mois passaient, plus l’ivresse était difficile à atteindre. Mon père et ses copains en avaient conscience Oh maintenant j’ai plus de pastis dans les veines que de sang.
Je rentrais du collège à la nuit tombée tous les vendredis soir. Je faisais du théâtre dans un groupe formé par mon professeur de français : mon père, plus que dépassé par mon intérêt pour le théâtre, en était fortement agacé et refusait souvent de prendre la voiture pour venir me chercher après le cours, maugréant Personne t’oblige à faire tes conneries de théâtre. Je parcourais les quinze kilomètres qui me séparaient de chez moi à pied, marchant à travers champs pendant des heures, la boue et la terre qui s’accumulaient sous mes chaussures jusqu’à les faire peser plusieurs kilos. Les champs qui semblaient ne jamais prendre fin, comme on dit, à perte de vue, les animaux qui les traversaient pour se rendre d’un bosquet à un autre.
Ces soirs où je rentrais plus tard que d’habitude, les copains de mon père étaient déjà là. Ils se resservaient du pastis . Ils se resservaient du pastis, déclamant chaque fois On va pas repartir sur une jambe et ma mère qui rétorquait Vous avez tellement picolé que c’est pas sur une ni sur deux jambes que vous allez repartir, c’est sur dix comme des pieuvres. Toujours la fumée des cigarettes et du poêle à bois qui obscurcissait la pièce, l’épaisseur de la fumée qui tamisait la lumière. Ma mère : Fume ça c’est de la bonne. La télévision. Mon père et ses copains, Titi et Dédé, regardaient quotidiennement le même programme. Les commentaires sur les femmes qui participaient à l’émission pour réaffirmer leur virilité entre hommes Putain elle est bonne celle-là, j’aimerais bien me la faire, la sauter, ma mère irritée Ah ceux-là ils pensent qu’à ça. Un soir, tandis que je rentrais du collège, ils ont changé de chaîne. Ils ne le faisaient que très rarement, fidèles qu’ils étaient à leur programme, La Roue de la fortune. Ils disaient quand l’émission allait débuter Notre émission, Vite ça va
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