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Videos explicatives sur oeuvre intégrale des Cannibales
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L’AUTEUR
Michel de Montaigne est né en Dordogne en 1533 dans une famille de riches commerçants bordelais récemment anoblis, les Eyquem.
Son père soigne l’éducation du jeune Michel : son précepteur ne doit s’adresser à lui qu’en latin, si bien qu’à six ans Montaigne maîtrise cette langue et le parle mieux que le français ! Il poursuit ses études à Bordeaux, au collège de Guyenne, puis embrasse une carrière juridique.
A 22 ans, il succède à son père au parlement de Bordeaux. Mais le grand évènement de la vie de Montaigne, c’est sa rencontre e 1557, avec Etienne de la Boétie, lui aussi magistrat au parlement de Bordeaux. Une forte amitié liera les deux jeunes gens. Malheureusement La Boétie meurt en 1567, probablement de la peste. Cette amitié est résumée par Montaigne en ces mots fameux « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
Depuis 1562, la France est ravagée par les guerres de religion qui ne s’achèveront qu’ en 1598 avec les l’Édit de Nantes (Henri IV)
Marié en 1565, il perd sa fille en 1568 et son père. Il démissionne alors de la vie politique et se retire sur ses terres. Il traduit alors l’œuvre de Raymond Sebond et publie les œuvres de son ami La Boétie : Discours de la servitude volontaire
Son héritage lui permet de vivre de ses rentes. Néanmoins, il continue à jouer ponctuellement un rôle de négociateur ou fait la guerre lorsque le Roi fait appel à lui. Mais pour l’essentiel, il se consacre à l’administration de son domaine. Il décide alors d’aménager une bibliothèque dans une tour de son château. C’est là, dans cette célèbre tour-bibliothèque qu’il lit, étudie et commence à rédiger les Essais, dès 1572, année du massacre de la Saint-Barthélemy. Il a alors trente-neuf ans, et ce travail ne s’achèvera qu’à sa mort vingt ans plus tard, en 1592.
Les deux premiers livres des Essais sont publiés en 1580 puis de 1580 à 1581 il effectue un voyage de plusieurs mois en Europe : Suisse, Allemagne, Italie mais, élu maire de Bordeaux, il rentre sur l’ordre du roi.
Il restera maire de Bordeaux de 1581 à 1585
En 1586, il fuit devant la peste qui gagne toute la région. Voici ce qu’en dit l’écrivain S. Zweig :
“En 1585, le deuxième mandat de Montaigne comme maire de Bordeaux aurait dû toucher à sa fin, et il aurait dû prendre glorieusement congé, avec discours et honneurs. Mais le destin ne veut pas pour lui d’une si belle issue. Il a tenu bon, avec énergie et courage, aussi longtemps que la ville était menacée par la guerre civile, qu’avaient rallumée les huguenots et les ligues. Il a organisé l’armement de la ville, veillé jour et même nuit avec les soldats et préparé la défense. Mais c’est devant un autre ennemi, la peste, qui atteint Bordeaux cette année-là, qu’il prend la fuite et abandonne la ville. Pour sa nature égocentrique, la santé passe avant tout. Il n’est pas un héros, et ne s’est jamais prétendu tel. Nous ne pouvons plus nous représenter ce que signifiait la peste à cette époque. Nous savons seulement qu’elle était partout le signal de la fuite, pour Erasme comme pour tant d’autres. Dans la ville de Bordeaux, dix-sept mille personnes meurent en moins de six mois, la moitié de la population. Qui a une voiture, un cheval, prend la fuite, seul reste le menu peuple. La peste apparaît même dans la maison de Montaigne. Il se décide donc à l’abandonner. Tous se mettent en chemin, sa vieille mère Antonietta de Louppes, sa femme et sa fille.”

Il retrouve son chateau dévasté par les pillards et la maladie. Il consacre ses dernières années à achever et perfectionner les Essais, qui rencontrent un grand succès du vivant même de son auteur.
Et voici que l’incroyable arrive. Une jeune fille à peine plus âgée que la plus jeune de ses filles, qu’il vient de marier, Marie de Gournay, issue d’une des plus grandes familles de France, se prend de passion pour les livres de Montaigne. Elle l’aime, elle l’idolâtre, elle trouve son idéal en lui. Dans quelle mesure cet amour n’est pas allé seulement à l’écrivain, mais aussi à l’homme, voilà qui reste difficile à établir, comme toujours en pareil cas. Mais Montaigne va souvent la retrouver, séjourne quelques mois auprès d’elle, dans le château familial aux environs de Paris, elle devient sa “fille d’alliance”, et il lui confie son plus précieux héritage: l’édition de ses Essais après sa mort.”(S. Zweig)
Il meurt à cinquante-neuf ans dans son château en Dordogne, en 1592.
L’OEUVRE
Les Essais (généralités)
Il faut lire les Essais comme Montaigne les a écrits : dans un joyeux désordre !
Le titre est un pluriel qui signale l’indépendance des chapitres entre eux. Ils n’ont la plupart du temps rien à voir avec le précédent ou le suivant et comme l’écrivait Montaigne lui-même, les Essais sont faits de « sauts et gambades ».
C’est un livre discontinu parce qu’il est le reflet d’une pensée en mouvement, qui ne se contraint pas mais au contraire laisse libre cours aux associations, aux digressions.
De ce fait la composition des Essais est difficile à définir. Montaigne laisse venir à lui les sujets et les traitent au fil des chapitres en fonction de l’intérêt qu’il leur trouve. Il n’y a donc pas à proprement parler de structure.
Montaigne aborde des sujets très divers qui vont les plus quotidiens et des plus simples comme le cheval…. Au plus complexes avec souvent une dimension philosophique, comme la mort, l’éducation ou la relativité des coutumes.
Par ailleurs, du vivant de Montaigne il y a eu plusieurs éditions des Essais (dont la rédaction a duré près de 20 ans) et à chaque fois, l’auteur revenait sur ce qu’il avait déjà écrit, l’annotait, le complétait.
Le livre dans son époque
Montaigne écrit les essais pendant le siècle de la Renaissance. Ce siècle est fortement influencé par la redécouverte de l’Antiquité et ses grands auteurs. La littérature de l’époque fait sans cesse référence à ces auteurs et les citent. Montaigne ne fait pas exception. Si son texte est novateur à bien des égards et qu’il se détache des contraintes de l’époque, l’influence antique par contre est très présente.
Et de la renaissance est aussi celui de l’humanisme. Or depuis Copernic, on sait que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse ; cette découverte modifie la vision que l’homme a de lui dans le cosmos. La révolution copernicienne est aussi une révolution de la place de l’homme.
Cette découverte remet en cause les dogmes de l’église et pousse les intellectuels à douter, à s’interroger. Un nouveau sujet apparaît dans les préoccupations humanistes : l’homme.
Et c’est bien sur lui que Montaigne s’interroge dans les Essais à travers sa propre personne et sa propre expérience. Il dit qu’il veut se peindre lui-même et qu’il est lui-même « la matière de son livre » : c’est bien l’homme qui est au centre des Essais
La Genèse des Essais
Après la traduction de Raimond Sebond et la publication des œuvres de son défunt ami La Boétie, Montaigne se « trouve vide » et il papillonne sans but précis. Il cherche l’ordre mais en même temps il ne peut ni ne désire renoncer à son goût de la dispersion, à son vagabondage parmi les livres et les idées.
C’est de cette tension entre des exigences différentes liées à sa nature profonde qu’est née la forme de l’essai, conciliation de divergences.
L’écriture des Essais durera une vingtaine d’années (1572-1592). Il invente un genre. En effet, c’est Montaigne qui a donné le nom d’Essais à son livre. Il a choisi une métaphore juste car il n’a pas voulu classer son œuvre dans des formes existantes. L’essai est né avec Montaigne et atteint sa perfection dès le début. « Le genre est né à son sommet », ce qui est exceptionnel en littérature. Montaigne vit à une époque où la littérature est une littérature d’imitation, il faut toujours un texte d’inspiration. Or Montaigne va instituer une œuvre de penseur-lecteur. C’est donc un livre hétérogène où se mêlent pensées personnelles et notes de lecture. A propos de ses Essais, Montaigne parle de « marqueterie mal jointe »
Montaigne accompagne la technique de l’essai, de l’adjectif « naturel » : L’essai n’est pas une forme empruntée (même si Sénèque, Plutarque, et bien d’autres l’ont nourri,) c’est une forme qui convient à la nature psychologique profonde de son auteur : « Mes conceptions et mon jugement ne marche qu’à tastons, chancelant, bronchant et chopant […] Et entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à ma fantaisie et n’y employant que mes propres et naturels moyens »(…) (I, 26). Dans un style « à sauts et à gambades » Montaigne s’éloigne du modèle rhétorique Cicéronien avec de grandes phrases et donne une parole vive, et moderne.
Dans la courte introduction qu’il adresse Au lecteur, Montaigne nous dit : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée… Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et artifice : car c’est moi que je peins… Je suis moi-même la matière de mon livre... »
Et au chapitre XVII du livre II,: « Le monde regarde toujours vis-à-vis ; moi, je renverse ma vue au dedans : Je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soi ; moi je regarde dedans moi. Je n’ai affaire qu’à moi. Je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte… Moi, je me roule en moi-même. » c’est sans doute le 1er pacte de lecture de la littérature
Mais ce projet de se peindre serait un sot projet, pour employer l’expression de Pascal, si Montaigne avait prétendu nous intéresser uniquement lui-même. Ce qui fera écrire à Voltaire « Le charmant projet qu’il a eu de se peindre, car en se peignant, il a peint la nature humaine !
En effet, la forme ouverte des essais permet à Montaigne d’examiner les incertitudes et les contradictions de la société dans laquelle il vit ainsi que ses propres incertitudes intimes. C’est un questionnement incessant. « Essayer », c’est « peser » et le mot « essai » que Montaigne choisit vient du latin exagium qui désigne la balance qui renvoie à la notion d’équilibre entre expérience du monde et de soi et réflexion.
Genre et postérité des Essais
Aujourd’hui, l’essai est une forme si répandue, qu’il ressemble à une catégorie fourre-tout dans laquelle on peut trouver aussi bien des critiques historiques, économiques, politiques, des autobiographies, des vulgarisations … Difficile de s’y retrouver.
Pourtant l’essai est une forme souple qui permet justement de se détacher des contraintes d’un genre.
Dans l’essai, l’énonciation c’est le « je » mais un « je » complexe. : le pacte autobiographique n’est pas celui de l’autobiographie ni de la fiction.
L’essai est un espace de liberté qui interroge la relation entre littérature et pensée et qui échappe aux cadres. Il est donc plus difficile de le définir qu’un autre genre…
L’essai (et tout particulièrement celui de Montaigne) relie à chaque instant l’intime et l’universel : au sujet du corps vieillissant, de l’amitié…ou l’altérité.
Le XVIIIe siècle verra dans l’essai la forme idéale pour combiner le savoir et la pensée. C’est par exemple le Traité sur la Tolérance de Voltaire.
La définition qu’en donne Marivaux au XVIIIe siècle dans Le Cabinet du philosophe est à ce titre intéressante : « il ne s’agit pas ici d’ouvrage suivi : ce sont la plupart des morceaux détachés, des fragments de penser sur une infinité de sujets, et dans toutes sortes de tournures : réflexion gaie, sérieuse, morale, chrétienne… Quelques fois des aventures, des dialogues, des lettres, des mémoires, des jugements sur différents auteurs, et partout en esprit de philosophie : mais d’un philosophe dont les réflexions ce sentent des différents âges où il a passé »
Rousseau aussi revendiquera la filiation avec Montaigne mais l’inclinera vers un genre nouveau : l’autobiographie.
Au 20e et au 21° l’essai prend une place très importante. Il sera une voie privilégiée pour questionner notre monde, nos espoirs et nos peurs. Des noms prestigieux comme Valéry, Gide, Barthes…sont associés à l’essai.
Un auteur comme Maylis de Kerangal dans son essai À ce stade de la nuit(2016) accumule des réflexions fragmentaires sur le mot Lampedusa mélangeant images de films, événements personnels, réflexions. Le texte est très personnel mais débouche pourtant sur la question très actuelle des migrants et le regard engagé de l’écrivaine sur ce sujet.
Une définition de l’essai par G. Lucaks
“L’essai est une mise en forme des grandes questions de la vie: l’amour, la mort, la justification de l’existence, le pouvoir, l’autre, la vie en société… Autant de thèmes qui apparaissent dans les innombrables essais qui sont édités, et qui justifient le succès de ce type de texte. Comment expliquer autrement l’importance de titres et des tirages de ces ouvrages qui ne sont pas toujours d’accès facile? Il y a sans doute le goût du public pour l’autobiographie, dont certains essais sont proches, mais aussi la volonté de trouver des réponses aux problèmes existentiels que se pose tout un chacun. Cela permettrait d’ailleurs d’expliquer le succès actuel des essais, dans une période qualifiée de “post-moderne”, où l’absence de repères sûrs et d’idéologies cohérentes justifie la quête de nouvelles réponses, voire de nouveaux maîtres à penser. Ce serait d’ailleurs le risque contemporain de l’essai: être perçu comme un lieu de réponse alors qu’il n’est qu’un moment de questionnement.”
5 critères pour caractériser l’essai
1. L’essai est l’expression d’une subjectivité.
2. L’essai est destiné à produire un effet.
3. L’essai propose une discussion d’idées.
4. L’essai aborde le sujet sous plusieurs points de vue
5. L’essai s’interroge sur un problème existentiel
Les leçons des Essais
Source : scienceshumaines.com
Des Essais , on retient en général le message humaniste, une conception interrogative et ouverte du savoir « Que sais-je ? » , un projet éducatif « Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine » , une vision lucide et pessimiste de la nature humaine, de l’inconstance de nos actions et de nos pensées.
Et puis il y a l’hymne à la tolérance. De ce point de vue, Montaigne représente le parfait chic type. Lui qui vit une époque agitée par les querelles de religions se comporte en sage. Il a fait graver sur une poutre de sa bibliothèque cette sentence : « À tout discours, s’oppose un discours de force égale. » Les vérités contraires s’opposent et font couler le sang.
En Amérique, alors qu’au nom de Dieu on extermine sans scrupule les Indiens, lui prend leur défense : « Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. » (« Des cannibales »)
Anthropologue avant l’heure, il a compris combien nos valeurs et nos jugements sont relatifs à notre milieu. En matière pénale, il sera l’un des rares de son époque à s’opposer à la torture. Il y a aussi sa philosophie du bonheur. Elle se résume, dit-il, à un art de mourir « Que philosopher c’est apprendre à mourir » . Sur ce point, il ne se distingue guère des philosophes antiques dont il est nourri : une pincée de stoïcisme, une autre d’Épicure. Stoïcien, il l’est par son refus de la vanité et son courage d’affronter la mort en face ; épicurien, par son goût des choses simples et le culte de l’amitié. Sceptique aussi par son sens aigu de la relativité des pensées.
Des Cannibales, livre I, Ch. XXXI
En 1550, les Normands offrirent à Henri II et Catherine de Médicis un bien beau spectacle : celui de cinquante authentiques Indiens Tupinamba et Tamoyo du Brésil, courant « tout nus sans aucunement couvrir la partie que la nature commande » et mimant des scènes de chasse et de combat. Cela se passait à Rouen, et Montaigne y était.
Trente ans plus tard, le chapitre 31 de ses Essais est intitulé « Des cannibales ». C’est une leçon adressée aux Européens qui se prétendent plus civilisés que les Tupinamba. Montaigne – qui a dû lire les récits de voyage de Hans Staden et d’André Thevet – décrit par le menu les mœurs plutôt féroces des Indiens : les guerres acharnées entre les groupes, les combats impitoyables, le sacrifice des prisonniers, l’anthropophagie, l’esprit de vengeance qui anime tout cela.
Mais ce n’est pas pour leur jeter la pierre. À propos de leurs festins cannibales il écrit : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé. »
Tout est dit : Montaigne, qui a connu les horreurs des guerres de religion en Europe, y a vu plus de violences barbares que dans ces vengeances exécutées sans cruauté inutile. La leçon tient en une ligne : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » Condamnation de l’ethnocentrisme
Source du texte : scienceshumaines.com
Michel de Montaigne - Les Essais – Livre I, chapitre 31 « Des Cannibales »
[A] Quand le Roi Pyrrhus passa en Italie, après qu’il eut reconnu l’ordonnance de l’armée que les Romains lui envoyaient au devant : “Je ne sais, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appelaient ainsi toutes les nations étrangères), mais la disposition de cette armée que je vois n’est aucunement barbare.” Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur pays, [C] et Philippus, voyant d’un tertre l’ordre et distribution du camp Romain en son royaume, sous Publius Sulpicius Galba. [A] Voilà comment il se faut garder de s’attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voie de la raison, non par la voix commune.
J’ai eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Villegagnon prit terre, qu’il surnomma la France Antarctique. Cette découverte d’un pays infini semble être de considération. Je ne sais si je me puis répondre que il ne s’en fasse à l’avenir quelqu’autre, tant de personnages plus grands que nous ayant été trompés en cette-ci. J’ai peur que nous avons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent. Platon introduit Solon racontant avoir appris des Prêtres de la ville de Saïs, en Égypte, que, jadis et avant le déluge, il y avait une grande Île, nommée Atlantide, droit à la bouche du détroit de Gibraltar, qui tenait plus de pays que l’Afrique et l’Asie toutes deux ensemble, et que les Rois de cette contrée-là, qui ne possédaient pas seulement cette île, mais s’étaient étendus dans la terre ferme si avant qu’ils tenaient de la largeur d’Afrique jusques en Égypte, et de la longueur de l’Europe jusques en la Toscane, entreprirent d’enjamber jusques sur l’Asie et subjuguer toutes les nations qui bordent la mer Méditerranée jusques au golfe de la mer Majour ; et, pour cet effet, traversèrent les Espagnes, la Gaule, l’Italie, jusques en la Grèce, où les Athéniens les soutinrent ; mais que, quelques temps après, et les Athéniens, et eux, et leur île furent engloutis par le déluge. Il est bien vraisemblable que cet extrême ravage d’eaux ait fait des changements étranges aux habitations de la terre, comme on tient que la mer a retranché la Scille d’avec l’Italie.
[B] Haec loca, vi quondam et vasta convulsa ruina,
dissiluisse ferunt, cum protinus utraque tellus una foret ;
(Ces contrées, ébranlées jadis violemment et bouleversées en un effondrement gigantesque, se sont, dit-on, brusquement séparées, alors qu’auparavant elles ne formaient qu’une terre continue. )
[A] Chypre d’avec la Syrie, l’Isle de Negrepont de la terre ferme de la Béotie, et joint ailleurs les terres qui étaient divisées, comblant de limon et de sable les fossés d’entre-deux,
sterilisque diu palus aptaque remis
vicinas urbe alit, et grave sentit aratrum.
(Et un marais longtemps stérile et fait pour les rames nourrit les villes voisines et supporte le poids de la charrue.)
Mais il n’y a pas grande apparence que cette Île soit ce monde nouveau que nous venons de découvrir ; car elle touchait quasi l’Espagne, et ce serait un effet incroyable d’inondation de l’en avoir reculée, comme elle est, de plus de douze cents lieues ; outre ce que les navigations des modernes ont déjà presque découvert, que ce n’est point une île, ains (mais) terre ferme et continente avec l’Inde orientale d’un côté, et avec les terres qui sont sous les deux pôles d’autre part ; ou, si elle en est séparée, que c’est d’un si petit détroit et intervalle qu’elle ne mérite pas d’être nommée île pour cela.
[B] Il semble qu’il y ait des mouvements, [C] naturels les uns, les autres [B] fiévreux, en ces grands corps comme aux nôtres. Quand je considère l’impression (empreinte, trace d’érosion) que ma rivière de Dordogne fait de mon temps vers la rive droite de sa descente, et qu’en vingt ans elle a tant gagné, et dérobé le fondement à plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est une agitation extraordinaire ; car, si elle fut toujours allée ce train, ou dut aller à l’advenir, la figure du monde serait renversée. Mais il leur prend des changements : tantôt elles s’épandent d’un côté, tantôt d’un autre ; tantôt elles se contiennent. Je ne parle pas des soudaines inondations de quoi nous manions les causes. En Médoc, le long de la mer, mon frère, Sieur d’Arsac, voit une sienne terre ensevelie sous les sables que la mer vomit devant elle ; le faîte d’aucuns bâtiments paraît encore ; ses rentes et domaines se sont échangés en pacages bien maigres. Les habitants disent que, depuis quelque temps, la mer se pousse si fort vers eux qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont ses fourriers ; [C] et voyons des grandes montjoies d’arène (amas de sable) mouvante qui marchent d’une demi lieue devant elle, et gagnent pays.
[A] L’autre témoignage de l’antiquité, auquel on veut rapporter cette découverte, est dans Aristote, au moins si ce petit livret des merveilles inouïes est à lui. Il raconte là que certains Carthaginois, s’étant jetés au travers de la mer Atlantique, hors le détroit de Gibraltar, et navigué longtemps, avaient découvert enfin une grande île fertile, toute revêtue de bois et arrosée de grandes et profondes rivières, fort éloignée de toutes terres fermes ; et qu’eux, et autres depuis, attirés par la bonté et fertilité du terroir, s’y en allèrent avec leurs femmes et enfants, et commencèrent à s’y habituer. Les Seigneurs de Carthage, voyant que leur pays se dépeuplait peu à peu, firent défense expresse, sur peine de mort, que nul n’eut plus à aller là, et en chassèrent ces nouveaux habitants, craignant, à ce que l’on dit, que par succession de temps ils ne vinssent à multiplier tellement qu’ils les supplantassent eux même et ruinassent leur état. Cette narration d’Aristote n’a non plus d’accord avec nos terres neuves.
Cet homme que j’avais, était homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage ; car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent ; et, pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne se peuvent garder d’altérer un peu l’Histoire ; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu ; et, pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté là à la matière, l’allongent et l’amplifient. Ou il faut un homme très fidèle, ou si simple qu’il n’ait pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fausses, et qui n’ait rien épousé (adopté — croyance, sentiment). Le mien était tel ; et, outre cela, il m’a fait voir à diverses fois plusieurs matelots et marchands qu’il avait connus en ce voyage. Ainsi je me contente de cette information, sans m’enquérir de ce que les cosmographes en disent. Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été. Mais, pour avoir cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun écrivit ce qu’il sait, et autant qu’il en sait, non en cela seulement, mais en tous autres sujets : car tel peut avoir quelque particulière science ou expérience de la nature d’une rivière ou d’une fontaine, qui ne sait au reste que ce que chacun sait. Il entreprendra toutefois, pour faire courir ce petit lopin, d’écrire toute la physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommodités.
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police (organisation politique), parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. [C] Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. [A] Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que, par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises,
[B] et veniunt ederae sponte sua melius,
surgit et in solis formosior arbutus antris,
et volucres nulla dulcius arte canunt.
(Le lierre vient mieux à l’état sauvage, l’arbousier pousse plus beau dans les grottes désertes,
les oiseaux, sans art, ont un chant plus agréable.)
[A] Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chétive araignée. [C] Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature, ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et les plus belles, par l’une ou l’autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par la dernière. [A] Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de façon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n’en soit venue plutôt du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplait que Lycurgue et Platon ne l’aient eue ; car il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations là, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie. Ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience ; ni n’ont pu croire que notre société se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudure humaine. C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives ; nul respect de parenté que commun ; nul vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Les paroles même qui signifient la mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. Combien trouverait-il la république qu’il a imaginée éloignée de cette perfection : [C] viri a diis recentes
(Hommes à peine sortis de la main des dieux)
[B] Hos natura modos primum dedit.
(Ce sont les manières instaurées par la nature, à l’origine.)
[A] Au demeurant, ils vivent en une contrée de pays très plaisante et bien tempérée ; de façon qu’à ce que m’ont dit mes témoins, il est rare d’y voir un homme malade ; et m’ont assuré n’en y avoir vu aucun tremblant, chassieux, édenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermés du côté de la terre de grandes et hautes montagnes, ayant, entre-deux, cent lieues ou environ d’étendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs qui n’ont aucune ressemblance aux nôtres, et les mangent sans autre artifice que de les cuire. Le premier qui y mena un cheval, quoi qu’il les eût pratiqués à plusieurs autres voyages, leur fit tant d’horreur en cette assiette, qu’ils le tuèrent à coups de trait, avant que le pouvoir reconnaitre. Leurs bâtiments sont fort longs, et capables de deux ou trois cents âmes, étoffés d’écorce de grands arbres, tenant à terre par un bout et se soutenant et appuyant l’un contre l’autre par le fête, à la mode d’aucunes (quelques-unes) de nos granges, desquelles la couverture pend jusques à terre, et sert de flanc. Ils ont du bois si dur qu’ils en coupent, et en font leurs épées et des grils à cuire leur viande. Leurs lits sont d’un tissu de coton, suspendus contre le toit, comme ceux de nos navires, à chacun le sien ; car les femmes couchent à part des maris. Ils se lèvent avec le soleil, et mangent soudain après s’être levés, pour toute la journée ; car ils ne font autre repas que celui-là. Ils ne boivent pas lors, comme Suidas dit de quelques autres peuples d’Orient, qui buvaient hors du manger ; ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d’autant (boire d’autant = s’inviter à boire). Leur breuvage est fait de quelque racine, et est de la couleur de nos vins clairets. Ils ne le boivent que tiède ; ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours ; il a le goût un peu piquant, nullement fumeux, salutaire à l’estomac, et laxatif à ceux qui ne l’ont accoutumé ; c’est une boisson très agréable à qui y est duit (habitué). Au lieu de pain, ils usent d’une certaine matière blanche, comme du coriandre confit. J’en ai tâté : le goût en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à danser. Les plus jeunes vont à la chasse des bêtes à tout des arcs. Une partie des femmes s’amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu’un des vieillards qui, le matin, avant qu’ils se mettent à manger, prêche en commun toute la grangée, en se promenant d’un bout à l’autre et redisant une même clause à plusieurs fois, jusques à ce qu’il ait achevé le tour (car ce sont bâtiments qui ont bien cent pas de longueur). Il ne leur recommande que deux choses : la vaillance contre les ennemis et l’amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remarquer cette obligation, pour leur refrain, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiède et assaisonnée. Il se voit en plusieurs lieux, et entre autres chez moi, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs épées et bracelets de bois de quoi ils couvrent leurs poignets aux combats, et de grandes cannes, ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soutiennent la cadence en leur danser. Ils sont ras par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasoir que de bois ou de pierre. Ils croient les âmes éternelles, et celles qui ont bien mérité des dieux, être logées à l’endroit du ciel où le soleil se lève ; les maudites, du côté de l’Occident.
Ils ont je ne sais quels prêtres et prophètes, qui se présentent bien rarement au peuple, ayant leur demeure aux montagnes. À leur arrivée, il se fait une grande fête et assemblée solennelle de plusieurs villages (chaque grange, comme je l’ai décrite, fait un village, et sont environ à une lieue Française l’une de l’autre). Ce prophète parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir ; mais toute leur science éthique ne contient que ces deux articles, de la résolution à la guerre et affection à leurs femmes. Cettui-ci leur pronostique les choses à venir et les évènements qu’ils doivent espérer de leurs entreprises, les achemine ou détourne de la guerre ; mais c’est par tel si que, où il faut à bien deviner, et s’il leur advient autrement qu’il ne leur a prédit, il est haché en mille pièces s’ils l’attrapent, et condamné pour faux prophète. À cette cause, celui qui s’est une fois méconté, on ne le voit plus.
[C] C’est don de Dieu que la divination ; voilà pourquoi ce devrait être une imposture punissable, d’en abuser. Entre les Scythes, quand les devins avaient failli de rencontre, on les couchait, enforgés de pieds et de mains, sur des charriotes pleines de bruyère, tirées par des bœufs, en quoi on les faisait brûler. Ceux qui manient les choses sujettes à la conduite de l’humaine suffisance, sont excusables d’y faire ce qu’ils peuvent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant des assurances d’une faculté extraordinaire qui est hors de notre connaissance, faut-il pas les punir de ce qu’ils ne maintiennent l’effet de leur promesse, et de la témérité de leur imposture ?
[A] Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, appointées par un bout, à la mode des langues de nos épieux. C’est chose émerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, de routes (déroutes) et d’effroi, ils ne savent que c’est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants ; il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, [C] par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d’en être offensé, [A] et donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c’est pour représenter une extrême vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde, comme ceux qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre cette-ci. Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.
Chrysippe et Zénon, chefs de la secte Stoïque, ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alexia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat.
[B] Vascones, fama est, alimentis talibus usi
produxere animas.
(Les Gascons, dit-on, prolongèrent leur vie au moyen de tels aliments.)
[A] Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toute sorte d’usage pour notre santé ; soit pour l’appliquer au dedans ou au dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir ; elle n’a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au delà est superflu pour eux. Ils s’entr’appellent généralement, ceux de même âge « frères » ; « enfants », ceux qui sont au dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu’ils emportent la victoire sur eux, l’acquêt du victorieux, c’est la gloire, et l’avantage d’être demeuré maître en valeur et vertu ; car autrement il n’ont que faire des biens des vaincus, et s’en retournent à leur pays, où ils n’ont faute de aucune chose nécessaire, ni faute encore de cette grande partie, de savoir heureusement jouir de leur condition et s’en contenter. Autant en font ceux-ci à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers autre rançon que la confession et reconnaissance d’être vaincus ; mais il ne s’en trouve pas un, en tout un siècle, qui n’aime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole un seul point d’une grandeur de courage invincible ; il ne s’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l’être pas. Ils les traitent en toute liberté, afin que la vie leur soit d’autant plus chère ; et les entretiennent communément des menaces de leur mort future, des tourments qu’ils y auront à souffrir, des apprêts qu’on dresse pour cet effet, du détranchement de leurs membres et du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela se fait pour cette seule fin d’arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner envie de s’enfuir, pour gagner cet avantage de les avoir épouvantés, et d’avoir fait force à leur constance. Car aussi, à le bien prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraie victoire :
[C] victoria nulla est
Quam quae confessos animo quoque subjugat hostes.
(Il n’y a de victoire que celle qui, reconnue par les vaincus, les soumet aussi moralement.) Les Hongres, très belliqueux combattants, ne poursuivaient jadis leur pointe, outre avoir rendu l’ennemi à leur merci. Car, en ayant arraché cette confession, ils le laissaient aller sans offense, sans rançon, sauf, pour le plus, d’en tirer parole de ne s’armer dès lors en avant contre eux.
[A] Assez d’avantages gagnons nous sur nos ennemis, qui sont avantages empruntés, non pas nôtres. C’est la qualité d’un portefaix, non de la vertu, d’avoir les bras et les jambes plus roides ; c’est une qualité morte et corporelle que la disposition ; c’est un coup de la fortune de faire broncher notre ennemi et de lui éblouir les yeux par la lumière du Soleil ; c’est un tour d’art et de science, et qui peut tomber en une personne lâche et de néant, d’être suffisant à l’escrime. L’estimation et le prix d’un homme consiste au cœur et en la volonté ; c’est là où gît son vrai honneur ; la vaillance, c’est la fermeté non pas des jambes et des bras, mais du courage et de l’âme ; elle ne consiste pas en la valeur de notre cheval, ni de nos armes, mais en la nôtre. Celui qui tombe obstiné en son courage, [C] “Si succiderit, de genu pugnat” (s’il tombe, il combat à genoux) ; [A] qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relâche aucun point de son assurance ; qui regarde encore, en rendant l’âme, son ennemi d’une vue ferme et dédaigneuse, il est battu non pas de nous, mais de la fortune ; il est tué, non pas vaincu :[B] les plus vaillants sont parfois les plus infortunés. [C] Aussi y a il des pertes triomphantes à l’envi des victoires. Ni ces quatre victoires sœurs, les plus belles que le soleil ait onques vu de ses yeux, de Salamine, de Platée, de Mycale, de Sicile, osèrent onques opposer toute leur gloire ensemble à la gloire de la déconfiture du Roi Léonidas et des siens, au pas des Thermopyles. Qui courut jamais d’une plus glorieuse envie et plus ambitieuse au gain d’un combat, que le capitaine Ischolas à la perte ? Qui plus ingénieusement et curieusement s’est assuré de son salut, que lui de sa ruine ? Il était commis à défendre certain passage du Péloponnèse contre les Arcadiens. Pour quoi faire, se trouvant du tout incapable, vu la nature du lieu et inégalité des forces, et se résolvant que tout ce qui se présenterait aux ennemis, aurait de nécessité à y demeurer ; d’autre part, estimant indigne et de sa propre vertu et magnanimité et du nom lacédémonien de faillir à sa charge, il prit entre ces deux extrémités un moyen parti, de telle sorte. Les plus jeunes et dispos de sa troupe, il les conserva à la tuition et service de leur pays, et les y renvoya ; et avec ceux desquels le défaut était moindre, il délibéra de soutenir ce pas, et, par leur mort, en faire acheter aux ennemis l’entrée la plus chère qu’il lui serait possible : comme il advint. Car, étant tantôt environné de toutes parts par les Arcadiens, après en avoir fait une grande boucherie, lui et les siens furent tous mis au fil de l’épée. Est-il quelque trophée assigné pour les vainqueurs, qui ne soit mieux dû à ces vaincus ? Le vrai vaincre a pour son rôle l’estour, non pas le salut ; et consiste l’honneur de la vertu à combattre, non à battre.
[A] Pour revenir à notre histoire, il s’en faut que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu’on leur fait, qu’au rebours, pendant ces deux ou trois mois qu’on les garde, ils portent une contenance gaie ; ils pressent leurs maîtres de se hâter de les mettre en cette épreuve ; ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et le nombre des batailles perdues contre les leurs. J’ai une chanson faite par un prisonnier, où il y a ce trait: qu’ils viennent hardiment trétous et s’assemblent pour diner de lui ; car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps. “Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres, pauvres fols que vous êtes ; vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de vos ancêtres s’y tient encore : savourez les bien, vous y trouverez le goût de votre propre chair.” Invention qui ne sent aucunement la barbarie. Ceux qui les peignent mourants, et qui représentent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent et leur faisant la moue. De vrai, ils ne cessent jusques au dernier soupir de les braver et défier de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voilà des hommes bien sauvages ; car, ou il faut qu’ils le soient bien à bon escient, ou que nous le soyons ; il y a une merveilleuse distance entre leur forme et la nôtre.
Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d’autant plus grand nombre qu’ils sont en meilleure réputation de vaillance ; c’est une beauté remarquable en leurs mariages, que la même jalousie que nos femmes ont pour nous empêcher de l’amitié et bienveuillance d’autres femmes, les leurs l’ont toute pareille pour la leur acquérir. Étant plus soigneuses de l’honneur de leurs maris que de toute autre chose, elles cherchent et mettent leur sollicitude à avoir le plus de compagnes qu’elles peuvent, d’autant que c’est un témoignage de la vertu du mari.
[C] Les nôtres crieront au miracle ; ce ne l’est pas ; c’est une vertu proprement matrimoniale, mais du plus haut étage. Et, en la Bible, Lia, Rachel, Sara et les femmes de Jacob fournirent leurs belles servantes à leurs maris, et Livia seconda les appétits d’Auguste, à son intérêt ; et la femme du Roi Dejotarus, Stratonique, prêta non seulement à l’usage de son mari une fort belle jeune fille de chambre qui la servait, mais en nourrit soigneusement les enfants, et leur fit épaule à succéder aux états de leur père.
[A] Et, afin qu’on ne pense point que tout ceci se fasse par une simple et servile obligation à leur usance et par l’impression de l’autorité de leur ancienne coutume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l’âme si stupide que de ne pouvoir prendre autre parti, il faut alléguer quelques traits de leur suffisance. Outre celui que je viens de réciter de l’une de leurs chansons guerrières, j’en ai une autre, amoureuse, qui commence en ce sens :
“Couleuvre, arrête toi, arrête toi, couleuvre, afin que ma sœur tire sur le patron de ta peinture la façon et l’ouvrage d’un riche cordon que je puisse donner à m’amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les autres serpents.”
Ce premier couplet, c’est le refrain de la chanson. Or j’ai assez de commerce avec la poésie pour juger ceci, que non seulement il n’y a rien de barbare en cette imagination, mais qu’elle est tout à fait Anacréontique. Leur langage, au demeurant, c’est un doux langage et qui a le son agréable, retirant aux terminaisons Grecques.
Trois d’entre eux, ignorants combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naitra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée, bien misérables de s’être laissés piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, furent à Rouen, du temps que le feu Roi Charles neuvième y était. Le Roi parla à eux longtemps ; on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville. Après cela, quelqu’un en demanda leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d’où j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portants barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable que ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entr’eux pour commander ; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Je parlai à l’un d’eux fort longtemps ; mais j’avais un truchement qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer guère de plaisir. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un Capitaine, et nos matelots le nommaient Roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était suivi, il me montra une espace de lieu, pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en une telle espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes ; si, hors la guerre, toute son autorité était expirée, il dit qu’il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.
Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de haut-de-chausses.
L’autre, miroir de soi
Dans les Essais, la connaissance de soi se fait de manière indirecte, par la découverte d’autrui. L’autre devient le miroir dans lequel chacun observe son propre reflet.
Autrement dit, les jeux de perspective obligent le regard à établir les analogies « entre identité et différence, unité et multiplicité » .
Les Essais aident le lecteur à reconnaître sa propre identité dans la figure de l’altérité. c’est ce qu’il se passe avec les Cannibales : Par exemple, l’évocation de la coutume anthropophage cède progressivement sa place à la question de la cruauté des Colons. Inopinément, le regard glisse de l’étranger à l’observateur, établissant entre les deux un rapport d’analogie.
L’écriture de Montaigne oblige le lecteur à « regarder sa propre société à travers les yeux d’un observateur étranger, afin d’en découvrir d’un œil neuf les défauts et les vices » .
L’épisode final de l’essai I, 31, en est emblématique. Jusqu’ici observés pour leur exotisme, les Indiens deviennent soudainement les spectateurs ébahis de la cour de France – étonnés des habillements, des disparités de richesse, de la domination d’un enfant, etc. Aussi est-ce toujours au détour de l’étranger que surgit soudainement la figure du lecteur, désormais aussi étrange. La permutation du point de vue oblige alors à se regarder avec l’étonnement jadis éprouvé pour les sociétés indiennes.
Dans le chapitre XXI, Des Cannibales, Montaigne présente les Tupinamba du Brésil comme “encore fort proches de la nature originelle”.
L’auteur, après un inventaire de leurs moeurs quotidiennes explique ce qui les conduit à la guerre.
Leur cannibalisme est alors décrit comme un processus de vengeance très élaboré et qui suit un rituel très précis.
Si l’exécution s’avère violente, la “dévoration” du prisonnier est elle beaucoup plus conviviale. (cf article ici)
Dans la fin du texte, c’est à travers le regard des Tupi rencontrés à Rouen, que Montaigne montre leur grande clairvoyance politique.
Il se produit une inversion des valeurs : cet éloge paradoxal d’une peuple cannibale, présenté comme de paix sociale, agit comme un miroir inversé, et montre aux européens les qualités qu’ils ‘nont pas ou plus.
L’européen chrétien et blanc se croit supérieur socialement et moralement mais la conclusion à laquelle aboutit Montaigne a de quoi ébranler ses certitudes puisque nous “ les surpassons en toute sorte de barbarie”
La civilisation dénaturerait-elle l’homme ? C’est l’idée qu’on retrouvera chez Rousseau au XVIII°. Et faudrait-il voir dans le nouveau monde un modèle préservé d’une vie harmonieuse avec la Nature et “fort peu abatardie” par les “lois” des blancs ?
LECTURES LINEAIRES
Texte Vierge
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