Montesquieu, Lettres persanes, Lettre XXX, 1721

Montesquieu, Lettres persanes, Lettre XXX , 1721, “comment peut-on être persan?”

Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu (1689-1755 ) d’une famille de magistrats de bonne noblesse près de Bordeaux. Ses parents ont choisi un mendiant pour être son parrain pour que toute sa vie il se souvienne que les pauvres sont ses frères.
Après ses études de droit, il devient conseiller auprès du parlement de Bordeaux en 1714. En 1716, il hérite de la fortune de son oncle, de la charge du président à mortier (bonnet de velours) du parlement et du nom de Montesquieu.
Délaissant sa charge dès qu’il le peut, Montesquieu s’intéresse au monde et aux plaisirs. Il se passionne pour les sciences et mène des expériences (anatomie, botanique, physique…) puis oriente sa curiosité vers les hommes et l’humanité à travers la littérature et la philosophie. Dans les Lettres persanes , qu’il publie anonymement en 1721 en Hollande, il dépeint admirablement, sur un ton humoristique et satirique, la société française à travers le regard de visiteurs perses.

Après son élection à l’Académie française (1727), Montesquieu réalise un long voyage à travers l’Europe (Hongrie, Italie, Hollande, Angleterre), de 1728 à 1731, où il observe attentivement la géographie, l’économie, la politique, les moeurs des pays qu’il visite. De retour au château de la Brède, il accumule de nombreux documents et témoignages pour préparer l’oeuvre de sa vie, l’Esprit des lois (1748) qui rencontre un énorme succès. Il envisage trois types de gouvernement : la république, la monarchie et le despotisme. Il y défend le principe de séparation des pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire. L’Esprit des lois inspirera les auteurs de la Constitution des Etats-Unis de 1787 et ceux de la Constitution française de 1791.

Très critique envers l’absolutisme et ses travers sociaux, Montesquieu qui croit à la nécessité des réformes souhaite pour la France une monarchie constitutionnelle à l’anglaise. (Sorce “la toupie.org)

Montesquieu vu par Justine D.

Les Lettres persanes

Publiées anonymement à Amsterdam en 1721 , Les Lettres persanes suivent une double mode : celle de l’Orient et celle du roman par lettres. Les Lettres permettent’ une réflexion philosophique sur la relativité des coutumes et la recherche d’un ordre universel bâti sur la raison. Deux Persans, Usbek et Rica, entreprennent un long voyage entre 1712 et 1720, qui les conduit d’Ispahan (Perse) à Paris. Ils écrivent à ceux restés en Perse et reçoivent eux-mêmes des lettres. Ainsi la forme épistolaire par l’échange des lettres multiplie les points de vue, relativise les jugements émis par les personnages ET permet à Montesquieu (1689-1755) d’unir la fiction romanesque et la satire des mœurs et des institutions de son temps.. On a souvent au XVIII°, ce regard étranger ou naif d’un étranger (cf.Candide). C’est déjà le cas au XVI° dans le chapitre Des Cannibales des Essais de Montaigne

Le “regard persan” favorise ainsi l’ironie à l’égard de coutumes décrites d’un autre point de vue , le vocabulaire persan appliqué à des valeurs occidentales ridiculise leur ethnocentrisme. A la surprise manifestée par les Persans répond d’ailleurs un autre étonnement : celui des Parisiens, condensé par la formule célèbre de la lettre XXX « Comment peut-on être Persan ? »Ainsi, dans cette lettre LXXXV, sous le masque du shah de Perse, Soliman, qui aurait voulu faire expulser tous les Arméniens de son royaume, ou les obliger à se faire Mahométans, se cachent, en effet, Louis XIV et la politique menée contre les Protestants.

Rica à Ibben, à Smyrne.

Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sor- tais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m’entourait. Si j’étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quel- quefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu’il a l’air bien per- san ». Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu.

Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j’aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’ha- bit persan, et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique ; car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche ; mais, si quelqu’un par hasard apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aus- sitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »

De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712. Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXX, 1721.