René Char, Feuillets d’hypnos,1943-1946
Biographie
Contexte
Oeuvre
Feuillets d’Hypnos, René Char, écrits entre 1940 et 1944, publiés en 1946
Dés 1937, René Char met sa plume au service de la résistance avec Placard pour un chemin des écoliers, soutien aux enfants d’Espagne. dans la Dédicace, confrontation entre deux enfances qui marquent une opposition entre un « avant » et un « après”
Dédicace
Enfants d’Espagne, – Rouges, oh combien, à embuer pour toujours l’éclat de l’acier qui vous déchiquette ; – À Vous.
Lorsque j’avais votre âge, le marché aux fruits et aux fleurs, l’école buissonnière ne se tenaient pas encore sous l’averse des bombes. Les bourreaux, les candides et les fanatiques se tuaient bien, s’estropiaient bien quelque part entre eux à des frontières de leur choix, mais leur marée meurtrière était une marée qu’un détour permettait d’éviter : elle épargnait notre prairie, notre grenier, nos huttes. C’est dire que les valeurs morales et sentimentales chères aux familles monocordes n’excédaient pas le croissant de nos galoches. Il fallait avant toute chose assurer l’existence de nos difficiles personnes, entretenir les rouages de l’arc-en-ciel, administrer les parcelles de nos biens si mouvants. Tel objet informe, à la rue, outlaw négligeable, sur nos conseils tenait en échec le Touring Club de France !
Les temps ont changé. De la chair pantelante d’enfants s’entasse dans les tombereaux fétides commis jusqu’ici aux opérations d’équarrissage et de voirie. La fosse commune a été rajeunie. Elle est vaste comme un dortoir, profonde comme un puits. Incomparables bouchers ! Honte ! Honte ! Honte !
Enfants d’Espagne, j’ai formé ce placard alors que les yeux matinals de certains d’entre vous n’avaient encore rien appris des usages de la mort qui se coulait en eux. Avec ma dernière réserve d’espoir.
Mars 1937
René Char
(« Dehors la nuit est gouvernée » (précédé de) « Placard pour un chemin des écoliers », par René Char. GLM, éditeur.)
Liée à la nature de l’événement, à sa gravité et à son caractère inédit, la dénonciation de la « Dédicace » inscrit l’événement dans le temps de l’histoire afin d’affirmer face à lui une responsabilité.
Les recueils de la guerre, L’Avant-monde et Seuls demeurent, confirment l’engagement du sujet dans une histoire conçue comme possibilité d’agir pour changer le sort des hommes. Les poèmes montrent cet engagement et jouent un rôle pour l’action, tout en cherchant simultanément à se soustraire à l’emprise des circonstances. L’après-guerre est le moment véritable d’une crise de l’histoire dans l’œuvre. Les espoirs issus du combat au maquis sont progressivement remis en cause dans les textes journalistiques, en partie repris dans Recherche de la base et du sommet. Il apparaît que le mal incarné par le nazisme ne cesse pas et prend d’autres formes après la fin du conflit. La
crise ouverte par la guerre ne se referme pas et entraîne chez l’auteur une vive critique des idéaux placés dans l’histoire. Dans cette période, l’intérêt de Char pour le cinéma et la scène prend tout son sens : il montre d’abord, avec le Soleil des eaux, la confiance dans l’histoire née de la lutte au maquis. Progressivement, ces œuvres deviennent le lieu d’une réflexion sur l’action et un espace de résistance à l’oppression du temps présent. Elles révèlent les déceptions et la crise d’après-guerre. Les recueils poétiques, avec Le Poème pulvérisé et Les Matinaux, élaborent de leur côté une position singulière qui n’est pas, comme on a pu l’affirmer, un désengagement, mais le maintien, à distance, d’une vigilance et d’une responsabilité à l’égard des contemporains. L’originalité de Char est de fonder celles-ci sur une relation au temps qui n’est plus celle de l’histoire. Le recueil À une sérénité crispée est emblématique de ce repositionnement du sujet et du discours poétique, après les déceptions de l’immédiat après- guerre. La suite de l’œuvre est alors à envisager dans cette perspective d’une relation maintenue avec l’époque et le politique définissant un engagement poétique qui ne doit rien à l’histoire.
Comme Albert Camus ou Francis Ponge, René Char est un poète engagé, qui n’attend pas la fin de la guerre pour entrer en résistance comme en témoigne le recueil qu’il écrit dès 1937 en soutien aux enfants d’Espagne, Placard pour un chemin des écoliers. Il s’engage dans l’armée en 1939, participe à des combats en Alsace et pour la défense du pont de Gien, qui lui valent la médaille militaire. Lorsqu’il est démobilisé, il renonce à retourner à Paris où il vivait depuis 1929 et où il fréquentait les artistes surréalistes. Il retourne chez lui à l’Isle-sur-la-Sorgue, puis à Céreste dans les Basses Alpes (aujourd’hui Alpes de Haute Provence). Il entre dans la clandestinité dès 1941, s’engage dans l’Armée Secrète (A.S.) sur un secteur compris entre Digne et Céreste. Il prend le nom d’Alexandre. Il est successivement chef du secteur Durance Sud, capitaine responsable dans les Basses Alpes des parachutages (53 effectués) ainsi que de la constitution de dépôts d’armes clandestins. Il participe aussi à des actions de combat comme l’évoquent plusieurs feuillets. En juillet 1944, il est appelé pendant quelques semaines à Alger (après avoir caché ses feuillets dans un mur) où il s’occupe de l’entraînement des parachutistes et sert d’officier de liaison pour la zone sud-est. De retour en Provence en septembre, il doit assurer la reconstruction, en établissant des attestations d’états de service pour les anciens résistants, en dépistant les imposteurs comme les anciens miliciens, en modérant la violence des épurateurs. Cette période particulièrement pénible le convainc définitivement, si besoin en était, de demeurer à l’écart de la politique.
Feuillets d’Hypnos est une œuvre atypique, tant dans sa conception que dans sa forme. Elle est dédicacée à Albert Camus. Elle est composée de deux cent trente-sept fragments numérotés, un peu à la manière des Pensées de Pascal. Le texte en archipel tient à la fois du journal (« une sorte de Marc Aurèle » écrit-il dans une lettre), de la maxime, de l’anecdote, de la méditation, de la fulgurance poétique, du souvenir comme de l’extrait de lettre.
Une partie des feuillets a été brûlée à la fin de la guerre et le poète les a repris un peu plus tard, abrégeant ou développant selon le cas. On peut aussi considérer cette œuvre comme un témoignage de l’âpreté de la vie de clandestin, la rudesse des hivers des maquisards, de ce que le poète nomme la « France des cavernes » dans le fragment 124.
Dans la mythologie grecque, Hypnos, frère jumeau de la Thanatos, est le sommeil. On peut interpréter la signature des Feuillets d’Hypnos, comme la volonté du poète de mettre en sommeil son activité créatrice pendant la période de la guerre.
Fragment « 128 » des Feuillets d’Hypnos
Le boulanger n’avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le village était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger. Deux compagnies de S.S. et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs mitrailleuses et de leurs mortiers. Alors commença l’épreuve.
Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, dur d’oreille, qui ne tenait pas compte assez vite de l’ordre, vit les quatre murs et le toit de sa grange voler en morceaux sous l’effet d’une bombe. Depuis quatre heures j’étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter l’alerte. J’avais reconnu immédiatement l’inutilité d’essayer de franchir le cordon de surveillance et de gagner la campagne.
Je changeai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les rideaux jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent au village. Cette pensée me rassura. À quelques kilomètres de là, ils suivraient mes consignes et resteraient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les S.S. avaient surpris un jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures. Une voix se penchait hurlante sur le corps tuméfié : « Où est-il ? Conduis-nous », suivie de silence. Et coups de pied et coups de crosse de pleuvoir. Une rage insensée s’empara de moi, chassa mon angoisse. Mes mains communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis, fatalement, il parlerait. J’eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance. Alors apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se rendant au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte, ruisselant littéralement sur les S.S., les paralysant « en toute bonne foi ». Le maçon fut laissé pour mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus loin. Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre.
J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice.
René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 1946
Texte 2
La mort de Roger Bernard le 22 juin 1944 est évoquée dans deux poèmes de René Char dans son recueil « Feuillets d’Hypnos » : 138 et 146.
Poème 138 :
Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B’. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os.
Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre.
Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devrait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?