Fernando Pessoa

Charles Baudelaire et Fernando Pessoa

Fernando Pessoa (Alvaro de Campos), 1888-1935 

Bureau de Tabac

Ce que nous sommes
Ne peut passer ni dans un mot ni dans un livre.
Notre âme infiniment se trouve loin de nous. […]
Nous sommes nos rêves de nous, des lueurs d’âme,
Chacun est pour autrui rêves d’autrui rêvés.

 Une vie, une oeuvre, “celui qui était personne”.

Fernando Pessoa a laissé des milliers de pages, touchant à tous les genres (excepté le roman), dont certaines ne paraîtront que plusieurs années après sa disparition en 1935.

Pessoa est  un écrivain protéiforme et soucieux de métaphysique.

Les textes sont en Portugais et Anglais et s’exercent aussi bien en vers qu’en prose.

 Selon certains spécialistes, la poésie de Pessoa présente « l’analyse la plus subtile, dolente et tragique de l’homme du xxe siècle, mais aussi la plus lucide, la plus impitoyable  » Antonio Tabucchi . Comme le signale Tabucchi, on peut dire que Pessoa (dès 1914) a résumé « par avance » les problématiques du xxe siècle : le moi, la conscience, la solitude. Sa manière de les affronter, à savoir l’hétéronymie, fait de lui une figure étonnante et incontournable de la poésie contemporaine.

Celui qui était « personne ». 

En Français, « pessoa » signifie « (une) personne » et « persona »vient du latin « masque de théâtre »Le mot latin persona désignait le masque de l’acteur. Puis il a signifié le personnage ou le rôle.D’une façon très générale, la persona est le masque que tout individu porte pour répondre aux exigences de la vie en société.

C’est aussi la ruse d’Ulysse pour échapper au cyclope Polyphème. Quand on demanda à Polyphème le nom de celui qui lui avait crevé l’œil, ce dernier, puisque Ulysse lui avait dit s’appeler ainsi, répondit: «Personne».

***

L' AUTEUR

 Fernando Pessoa est né à Lisbonne, au Portugal, en 1888. Issu d’une famille bourgeoise, son père meurt quand Fernando à 5 ans.  Puis son frère quelques mois plus tard. 

Quelques années plus tard, (1896) Pessoa s’embarque avec sa famille pour l’Afrique du Sud rejoindre le nouvel époux de sa mère, le consul du Portugal à Durban. Il écrit des poèmes sous le nom d’Alexander Search, un auteur qu’il crée à l’âge de 10 ans.

Il sera l’un des meilleurs élèves de la Durban High School, puis fréquentera l’université du Cap. Maitrisant parfaitement l’anglais, il écrira beaucoup de poèmes dans cette langue.  

En 1905, à l’âge de 17 ans, il revient définitivement à Lisbonne qu’il ne quittera plus. Il s’inscrit à l’université en philosophie. Trop timide et étranger pour les jeunes portugais de son âge, il se sent en décalage avec la jeunesse portugaise. Isolé, il se lie d’amitié avec le frère du colonel Rosa, homme cultivé, alcoolique et poète à ses heures, qui lui servira de modèle. Avec lui, il fera la connaissance des poètes symbolistes qui influenceront sa créativité littéraire.

 Il vit chez sa grand-mère puis grâce à l’héritage de celle-ci, il ouvre en 1907 un atelier de typographie et d’édition qui sera un fiasco commercial.

Il n’est pas le poète solitaire qu’on s’imagine : Il a un cercle d’amis avec lesquels il crée en 1915 une revue, Orpheu, dont ne paraîtront que deux numéros parce qu’ elle fait scandale   par sa modernité et sa liberté de ton. En 1917, il publie Ultimatum, inspiré du Manifeste futuriste de l’italien Marinetti. En 1921, Fernando Pessoa lance avec quelques amis la maison d’édition librairie Olisipo qui publiera quelques uns de ses poèmes en anglais. Et à  partir de 1922, il collabore assidûment à la revue littéraire Contemporânea, puis à la revue Athena qu’il a contribué à fonder en 1924…Il est donc très engagé dans la vie littéraire portugaise.

Il remporte le prix Antero de Quental pour  le recueil Message en 1934. Par ailleurs , il entretient des liens familiaux solides puisque à partir de 1920,   il recueille sa mère veuve et invalide,rentrée au Portugal.

À la mort de celle-ci, en 1925, il vit avec sa sœur Henriqueta et son beau-frère le colonel Caetano Dias. On ne lui connait qu’une brève  histoire d’amour avec une certaine Ophélia…

 Il meurt le 2 décembre 1935, sans doute de ses abus d’alcool.

Pessoa a peu publié de son vivant.  Il entassait ses manuscrits dans une malle (près de 30.000 feuillets). Depuis les années 80, ses œuvres sont publiées à titre posthume, et notamment dans la prestigieuse collection de La Pléiade.  
Il est aujourd’hui traduit un peu partout dans le monde, étudié par les universitaires.  Et il est considéré comme   l’un des plus grands poètes du XX° siècle.

A écouter : F. Pessoa, une vie, une oeuvre

Le poète multiple : Les hétéronymes

« Imaginons que, dans les années 1910-1920, Valéry, Cocteau, Cendrars, Apollinaire et Larbaud aient été un seul et même homme, caché sous plusieurs “masques” : on aura une idée de l’aventure vécue à la même époque au Portugal par celui qui a écrit à lui tout seul les œuvres d’au moins cinq écrivains de génie, aussi différents à première vue les uns des autres que les poètes français que j’ai cités. »

 Robert Bréchon, Préface de la Pléiade consacrée à Fernando Pessoa en 2001.

Pessoa est un écrivain protéiforme et soucieux de métaphysique.

Qu’est-ce qu’un « hétéronyme  » ? 

C’est un pseudonyme utilisé par un écrivain pour incarner un auteur fictif, possédant une vie propre imaginaire et un style littéraire particulier. Mais chez Pessoa, c’est beaucoup plus que cela. Ce n’est pas juste un nom d’emprunt comme l’ont fait des milliers d’écrivains.   Pessoa  invente à ses hétéronymes une vie, un métier, une façon de penser, une manière d’écrire…œuvres multiples de tous les poètes que Pessoa portait en lui. Ce sont des personnalités différentes nées d’un même esprit. Laisser s’exprimer d’autres autres en lui-même…

Ce sont des figures de poètes, des personnages avec des attributs, une physionomie, une biographie. Les hétéronymes ne sont donc pas simplement des voix désincarnées, ils ont été modelés par Pessoa comme de véritables personnages 

Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Álvaro de Campo…

Pessoa a des dizaines d’hétéronymes dont voici les trois principaux : Alberto Caiero, Alvaro de Campos, Ricardo Reis.     

« Je leur ai fabriqué des âges, des vies”. 

Ricardo Reis est né en 1887 (…) à  Porto, il est médecin et se trouve actuellement au Brésil. 

Alberto Caiero est né en 1889 et mort en 1915 ; il est né à Lisbonne mais a vécu presque toute sa vie à la campagne. Il n’avait pas de métier et presque pas d’instruction. 

Álvaro de Campos est né à Tavira le 15 octobre 1890 (…). Lui est, vous le savez, ingénieur naval (de Glasgow), mais il est maintenant à Lisbonne en activité.

 

Fernando Pessoa n’était donc pas un seul écrivain mais une multitude d’écrivains à lui seul. Pour lui, « N’être qu’un est une prison ».

Cette multiplicité de « je » fictifs   est une pratique précoce chez Fernando Pessoa :

 S’inventer autre permet à Fernando Pessoa d’exorciser, de vivre, ou du moins d’exprimer, d’affirmer, toutes les virtualités d’êtres contradictoires et frustrés qui parlent en lui ; de se vivre lui-même comme un autre, pour se vivre tout entier :

« Plus je ressentirai, plus je ressentirai comme plusieurs personnes, Plus j’aurai de personnalités, /Plus intensémant, plus stridemment je les aurai,  Plus je sentirai simultanément avec toutes ces personnalités, /Plus uniment divers, plus sporadiquement attentif, Je méfierai, je sentirai, je vivrai, je serai, Et plus je posséderai l’existence totale de l’univers […]. » (Alvaro de Campos

Grâce à son hétéronyme, Pessoa a la possibilité de créer un espace d’ubiquité compatible avec son besoin d’« être tout » et de « tout sentir », répondant ainsi à la question que se pose Álvaro de Campos dans son Salut à Walt Whitman :

« Comment pouvoir vivre toutes les vies et toutes les époques

Et toutes les formes de la forme

Et tous les gestes du geste ? »

 Les personnages-poètes de Pessoa   sont des voix qui disent chacune à leur façon la vacuité de l’existence, la difficulté sinon l’impossibilité d’être au monde et d’être à soi-même autrement que par la création, la poésieautrement dit, l’Art : 

« La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas »

Peu avant sa mort, dans une lettre adressée au critique Casais Monteiro, Pessoa s’expliquera sur la genèse des hétéronymes. Elle remonte à l’enfance, avec la création du « Chevalier de pas, héros de mes six ans », chargée de combler le vide affectif dont il souffre. 

« Dès mon enfance, en effet, j’ai eu tendance à m’environner d’un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’ont jamais existé. (…) Je me souviens ainsi de celui qui, me semble-t-il, a été mon premier hétéronyme ou, plutôt, ma première relation inexistante – un certain Chevalier de Pas, héros de mes six ans, pour lequel j’écrivais des lettres par lui à moi-même adressées ».

 Les hétéronymes permettent ainsi à Pessoa de préférer la sensation à la réflexion  . Il n’a plus à se contenter d’une pensée, à répondre d’une doctrine qui soit sienne. À travers Caeiro, Campos, Reis   Pessoa se libère de ses contraintes :«Il a su échapper à cet élagage qu’est, pour tout homme, l’obligation des choix. Il avait des convictions, il a eu aussi les convictions opposées. » 

Campos : « Je me dresse à demi, énergique, convaincu, humain,  Et je vais me décider à écrire ces vers où je dis le contraire. » 

 

Alvaro de Campos a sans doute été, des hétéronymes de Pessoa, celui qui a le plus éloquemment exprimé le « sensationnisme » par lequel il espérait venir à bout de la conscience de soi : 

« Sentir de toutes les manières, 

Vivre tout de tous les côtés, 

Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps, 

Réaliser en soi toute l’humanité de tous les moments 

 En un seul moment diffus, profus, total et lointain. » 

 

L' OEUVRE DE PESSOA

L’œuvre de Pessoa

Les textes sont en Portugais et Anglais (quelques-uns en Français aussi) et sont aussi bien en vers qu’en prose.

 Selon certains spécialistes comme Antonio Tabucchi, la poésie de Pessoa présente « l’analyse la plus subtile, dolente et tragique de l’homme du xxe siècle, mais aussi la plus lucide, la plus impitoyable ». 

Comme le signale Tabucchi, on peut dire que Pessoa (dès 1914) a résumé « par avance » les problématiques du xxe siècle : le moi, la conscience, la solitude. Sa manière de les affronter, à savoir l’hétéronymie, fait de lui une figure étonnante et incontournable de la poésie contemporaine.

Bureau de Tabac

Bureau de Tabac 

Pessoa écrit Bureau de Tabac sous l’hétéronyme de Alvaro de Campos. Voici ce qu’il dit de lui :

La biographie d’Alvaro de Campos par son créateur, Fernando Pessoa  

Álvaro de Campos est né à Tavira le 15 octobre 1890 (…). Lui est, vous le savez, ingénieur naval (de Glasgow), mais il est maintenant à Lisbonne en activité. Álvaro de Campos est grand (1,75 m – 2cm de plus que moi), maigre et tend un peu à se voûter.  Campos entre le blanc et le brun, un vague type de juif portugais, mais les cheveux raides, avec une raie sur le côté, un monocle,  Álvaro de Campos a fait des études banales au lycée, puis il a été envoyé en Ecosse pour y devenir ingénieur, d’abord mécanicien, puis naval. Pendant des vacances, il a fait un voyage en Orient et en a ramené « Opiário ». Le latin lui a été enseigné par un oncle de la Beira, qui était prêtre. »

NB : L’auteur de cette œuvre n’existe pas ! Alvaro de Campos est une invention de Pessoa

Álvaro de Campos se présente comme un hyperémotif, un peu cyclothymique : il passe de l’euphorie la plus extrême à l’apathie totale : 

« J’ai mis […] dans Álvaro de Campos toute l’émotion que je ne donne ni à moi-même, ni à la vie. »  

Dans  « Le Bureau de tabac »  , poème souvent considéré comme le plus beau du siècle, Álvaro de Campos   incarne, fondamentalement, la conscience de l’échec, le refus de l’illusion, un désespoir ironique .

Álvaro de Campos est décédé à Lisbonne le 30 novembre 1935, le même jour et la même année que Pessoa. C’est le seul qui l’a accompagné jusqu’au bout.

 Fernando Pessoa et Baudelaire

 Fernando Pessoa et Baudelaire

Ce sont deux poètes du Spleen. 

Du point de vue biographique, ils ont tous deux perdu leur père très jeunes et ont connu des rapports d’attachement étroits avec leur mère. Ils ont éprouvé toute leur vie un sentiment d’irrémédiable de solitude, sans pour autant vivre dans l’isolement.

Pessoa admirait Baudelaire et a été visiblement influencé par son œuvre, le spleen en particulier est une thématique commune de leur poésie .  

Ils ont tous deux admiré et traduit Edgar Poe.  

Ils meurent à peu près au même âge (46 ans/47 ans).

L’ennui, le spleen, la saudade…chez Baudelaire et Pessoa

La définition de l’ennui (« tédio ») chez Fernando Pessoa  oppose les deux sentiments : saudade et ennui/spleen 

La saudade est un terme ambigu :  c’est quelque chose que l’on ressent en l’absence de quelqu’un ou de quelque chose mais different de la nostalgie. C’est un sentiment de manque mais aussi une espèce de stimulation du désir, donc difficilement traduisible . La tension entre ces deux contraires  (nostalgie/désir) crée une énergie, un espace-temps intérieur qui s’étend à l’infini.   

Pour le poète, en effet, l’ennui se distingue  du malaise, de la lassitude 

Si on devait  rapprocher la saudade de l’ennui baudelairien, on pourrait ajouter que Pessoa voit dans la saudade* non pas le spleen, mais l’idéal de Baudelaire, inachevé, infini, ouvert parce que la temporalité de la saudade  est réduite à la subjectivité, à des états de conscience capables de faire retour sur les instants. Cette durée fait surgir la présence à partir de la distance, elle rend présent ce qui n’est plus en dissociant la présence du moment, en l’élargissant au passé et à l’avenir.

Pour autant, la saudade n’est pas une simple manifestation mémoriale: c’est une manière «d’être présent dans le passé, ou d’être passé dans le présent» (Lourenço 1997: p. 43), ce qui implique que la saudade est la conscience qui nous fait sortir du moment, de soi-même et de notre finitude.

Enigmatique, elle  prolonge un moment passé dans le temps jusqu’à le faire advenir présent (Il  y a quelque chose de Proustien aussi dans le rapport au temps. La saudade devient alors ce sentiment qui, de façon paradoxale, fait demeurer ce qui n’est plus, suggère Fernando Pessoa dans son poème intitulé «Natal» («Noël»):
 
«Noël…Neige sur la province

Dans les foyers pleins de tendresse,  

Un sentiment conserve

Les sentiments passés.

Cœur qui s’oppose au monde entier,  

Quelle vérité, la famille!  Profonde est ma pensée, / 

C’est pourquoi j’ai de la saudade.

 Et comme elle est blanche de charme  

La vue du paysage que j’ignore, 

 Telle qu’elle se montre dans la vitre 

De ce foyer que je n’aurai jamais»  (Pessoa  ).

La saudade  prend possession du sujet, l’habite, en niant ce présent, toujours décevant au regard de l’idéal avec lequel il se confronte. Mais elle n’atteint pas ce degré d’angoisse indéfini et de dégoût intime qui se manifeste dans le spleen.

Le spleen   est d’abord la conscience de soi excessive dont la lucidité  produit un sentiment complexe d’aboulie, un être au monde stagnant et insaisissable, que Baudelaire et Pessoa ont exprimé: 

«ce n’est que lorsque vient la nuit que j’éprouve d’une certaine façon, non pas de la joie, mais une sorte de répit», 

écrit le poète portugais. Tandis que la saudade correspond plutôt à cette aspiration vers l’infini, à un état certes contradictoire mais qui se manifeste comme un être au monde dynamique et tendu vers un idéal. 

L’ennui est, en revanche, le dégoût du monde, le malaise de vivre, la lassitude d’avoir vécu : l’ennui est, en effet,

 “la sensation charnelle de la vacuité   des choses…» (…), la sensation physique du chaos et que le chaos soit tout» Livre de l’Inquiétude, Éditions Unes, 1987

 Pessoa et l’ennui

L’ennui est bien la lassitude du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi la lassitude d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe – ou du néant, si c’est lui l’éternité.

Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.

L’ennui est la sensation physique du chaos, c’est la sensation que le chaos est tout. Le bâilleur, le maussade, le fatigué se sentent prisonniers d’une étroite cellule. Le dégoûté par l’étroitesse de la vie se sent ligoté dans une cellule plus vaste. Mais l’homme en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule infinie. Sur l’homme qui bâille d’ennui, sur l’homme en proie au malaise ou à la fatigue, les murs de la cellule peuvent s’écrouler, et l’ensevelir. L’homme dégoûté de la petitesse du monde peut voir ses chaînes tomber, et s’enfuir; il peut aussi se désoler de ne pouvoir les briser et, grâce à la douleur, se revivre lui-même sans dégoût.

Mais les murs d’une cellule infinie ne peuvent nous ensevelir, parce qu’ils n’existent pas; et nos chaînes ne peuvent pas même nous faire revivre par la douleur, puisque personne ne nous a enchaînés.

Voilà ce que j’éprouve devant la beauté paisible de ce soir qui meurt, impérissablement. Je regarde le ciel clair et profond, où des choses vagues et rosées, telles des ombres de nuages, sont le duvet impalpable d’une vie ailée et lointaine. Je baisse les yeux vers le fleuve, où l’eau, seulement parcourue d’un léger frémissement, semble refléter un bleu venu d’un ciel plus profond. Je lève de nouveau les yeux vers le ciel, où flotte déjà, parmi les teintes vagues qui s’effilochent sans former de lambeaux dans l’air invisible, un ton endolori de blanc éteint, comme si quelque chose aussi dans les choses, là où elles sont plus hautes et plus frustes, connaissait un ennui propre, matériel, une impossibilité d’être ce qu’elles sont, un corps impondérable d’angoisse et de détresse.

Quoi donc? Qu’y a-t-il d’autre, dans l’air profond, que l’air profond lui-même, qui n’est rien ? Qu’y a-t-il d’autre dans le ciel qu’une teinte qui ne lui appartient pas? Qu’y a-t-il dans ces traînées vagues, moins que des nuages et dont je doute déjà, qu’y a-t-il de plus que les reflets lumineux, matériellement incidents, d’un soleil déjà déclinant? Dans tout cela, qu’y a-t-il d’autre que moi ? Ah, mais l’ennui c’est cela, simplement cela. C’est que dans tout ce qui existe – ciel, terre, univers – , dans tout cela, il n’y ait que moi ». 28.09.1932.

Fernando Pessoa. Le livre de l’intranquillité. Bourgois. 1999. p. 368.369.340.

Baudelaire a adopté le terme anglais Spleen pour certains de ces poèmes et Pessoa attribue le mot français Ennui pour titre à l’un de ces poèmes anglais, dont le premier vers donne ceci : 

« Sous un ciel bas et sombre » … qui bien sûr n‘est pas sans rappeler le début du Spleen IV des Fleurs du mal : « Quand le ciel bas et lourd… »

« Sous un ciel bas et sombre,
toujours froncé de vents gémissants, solitaires,
et pâle de langueur pour la lumière des hauteurs
l’âme du paysage en soupire sans cesse,
ah ! sans cesse en soupire,
un fleuve noir hanté par la tranquillité,
qui sépare une ville d’elle-même,
coule non sans frayeur intérieure et frissonne
tel un ombreux destin sans cesse proche, proche,
ah ! plus proche sans cesse. »

Fernando Pessoa, Le Violon enchanté

L’ésotérisme et la recherche spirituelle sont aussi un lien entre les 2 poètes :

Platonisme puis évolution vers une forme d’occultisme ,

Baudelaire et Pessoa

  • regarde « le paysage de la grande Ville » (Baudelaire). Fascination et répulsion mais source d’inspiration.
  • Privilégient la prose sur le vers.  
  • Utilisent la thématique urbaine  .

Utilisation d’une ‘prose poétique’ dans Le Spleen de Paris de Baudelaire ou encore dans  Bureau de Tabac  de Pessoa.   

La thématique :La ville attire et repousse. C’est par sa répugnance qu’elle inspire paradoxalement la rêverie du poète. Baudelaire parle à ce sujet de « miasmes morbides »,  ou encore des « poisons de la ville ». 

Que cela soit dans le Bureau de Tabac ou Le Spleen de Paris, nous retrouvons immanquablement diverses associations oxymoriques : l’éternel et le fugitif, le rêve et la réalité, le tout et le rien… 

Avec Pessoa ou Baudelaire, nous avons une certaine volonté de fixation : dans ce monde urbain du XIXème siècle, marqué   par l’essor de l’industrie et des grands travaux d’aménagement, tout n’est que mouvement, vitesse, rapidité. 

le désir de fixer justement ce qui fuit se fait clairement ressentir. Dans Bureau de Tabac   :

 « Je serai toujours celui qui (…) 

Je ne serai toujours que celui qui (…) 

Je serai toujours celui qui attendait (…) 

Qui chantait (…) 

Qui entendait (…) »

Le poète s’empare là d’un état essentiellement transitoire et le fige dans une perspective d’éternité (usage de l’imparfait et   occurrences, de l’adverbe ‘toujours’). L’instant se fixe et s’étire. Baudelaire fait de même. On retrouve ce jeu sur le temps, entre éternel  et le fugitif, dans de nombreux textes : 

 « Je vois l’heure (…) toujours la même, une heure vaste (…) sans division de minutes ni secondes, – une heure immobile (…) et cependant (…) rapide comme un coup d’œil. » 

   Ici,  il nous faut   revenir à une définition baudelairienne présentant la modernité comme «le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ».    

Chez Pessoa,  on a le constant parallèle entre le rêve et la réalité. Et ce parallèle devient d’ailleurs voyage puisque l’on passe inlassablement d’une sphère à l’autre, croisant parfois même les deux. La réalité amène le rêve et le rêve ramène la réalité. 

Dans Bureau de Tabac  la ville inspire alors la rêverie qui s’installe. Mais en même temps, « un homme est entré dans le tabac (…) Et la réalité (…) s’abat soudain sur moi. ».  

Chez Baudelaire   la ville est relativement abordée sous le même angle et l’on retrouve –avec quelques variantes peut-être- les mêmes paradoxes. Elle est le lieu du chaos, le lieu qui nous perd et qui engendre la rêverie, mais elle est également le lieu dans lequel, par des chemins détournés, on peut se retrouver. 

Dans la poésie baudelairienne, la ville engendre de par ses caractères une  vision spleenétique à partir de laquelle la création ou recréation est en mesure de s’effectuer. 

Pessoa n’est pas loin de tout cela. La campagne n’a pas su assouvir ses désirs et c’est vers la ville qu’il se replie : 

 « Je me suis enfui à la campagne, avec mille projets. 

Mais là-bas, je n’ai trouvé que de l’herbe et des arbres (…) » 

 Par la ville en effet, le poète moderne  retourne dans le monde réel pour formuler une nouvelle pensée. Celle-ci n’est plus une vulgaire rêverie ou évasion à la recherche d’un quelconque paradis. Avec sa prose poétique et son regard sur le monde, sur les turpitudes qu’inspire la ville, sa rêverie  prend une tournure réflexive : elle permet d’explorer le malaise de l’être, de rendre compte de l’état du monde. 

Son caractère spleenétique tend désormais à une remise en question de l’être, de l’individu, de l’humanité tout entière.

 La modernité par le biais de Baudelaire ou Pessoa s’exprime  par un questionnement nouveau : un questionnement qui progressivement aboutit à une révélation. 

   Par sa contemplation de la ville, le poète comprend sa détresse et celle des hommes. Dans Bureau de Tabac :

 « Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas qui je suis ? 

Etre ce que je pense ? Mais je pense tellement de choses ! » 

Ou encore, 

 « Moi, qui n’est aucune certitude, de quoi puis-je être certain ? 

Pas même de moi ! » 

  C’est dans son étude du monde urbain qu’il comprend la réalité des choses et nous en fait part:

 « Le monde appartient à celui qui naît pour le conquérir 

Et non pas à celui qui rêve qu’il peut le conquérir, même s’il a raison. » 

Le poète  se trouve alors face à un monde qui lui échappe puisqu’il rêve plus qu’il n’agit. Toutefois,  ces « paysages des grandes villes » qu’il contemple, ces « poisons » ou « miasmes morbides »   sont  matière : la matière de la création poétique moderne.  

   Plus encore, le monde urbain n’est d’autre qu’un « grand désert d’hommes » qui rend compte à la fois du mystère de la vie, du spleen ou, pour reprendre une expression flaubertienne, de « l’embêtement de l’existence ». C’est l’observation de cet état d’esprit inspiré par la ville elle-même qui permet au poète une prise de conscience : celle d’un « enfer actuel » et d’un « paradis lointain ».  

   De manière plus profonde, cette rêverie moderne nous livre le secret de la création. Ainsi pour Baudelaire, « c’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît [l’] idéal obsédant. »

La fenêtre devient un point de bascule inséparable de son travail associé alors à une véritable recréation du monde. Le chaos s’étend sous les yeux du poète qui par sa vision  singulière, propose une réflexion sur le monde,   sur l’être  !

Le voyage chez Pessoa et Baudelaire

 Retrouver dans ces 2 textes similitudes et différences