Charles Baudelaire et Fernando Pessoa
Fernando Pessoa (Alvaro de Campos), 1888-1935
Bureau de Tabac
Ce que nous sommes
Ne peut passer ni dans un mot ni dans un livre.
Notre âme infiniment se trouve loin de nous. […]
Nous sommes nos rêves de nous, des lueurs d’âme,
Chacun est pour autrui rêves d’autrui rêvés.
Une vie, une oeuvre, “celui qui était personne”.
Fernando Pessoa a laissé des milliers de pages, touchant à tous les genres (excepté le roman), dont certaines ne paraîtront que plusieurs années après sa disparition en 1935.
Pessoa est un écrivain protéiforme et soucieux de métaphysique.
Les textes sont en Portugais et Anglais et s’exercent aussi bien en vers qu’en prose.
Selon certains spécialistes, la poésie de Pessoa présente « l’analyse la plus subtile, dolente et tragique de l’homme du xxe siècle, mais aussi la plus lucide, la plus impitoyable » Antonio Tabucchi . Comme le signale Tabucchi, on peut dire que Pessoa (dès 1914) a résumé « par avance » les problématiques du xxe siècle : le moi, la conscience, la solitude. Sa manière de les affronter, à savoir l’hétéronymie, fait de lui une figure étonnante et incontournable de la poésie contemporaine.
Celui qui était « personne ».
En Français, « pessoa » signifie « (une) personne » et « persona »vient du latin « masque de théâtre »… Le mot latin persona désignait le masque de l’acteur. Puis il a signifié le personnage ou le rôle.D’une façon très générale, la persona est le masque que tout individu porte pour répondre aux exigences de la vie en société.
C’est aussi la ruse d’Ulysse pour échapper au cyclope Polyphème. Quand on demanda à Polyphème le nom de celui qui lui avait crevé l’œil, ce dernier, puisque Ulysse lui avait dit s’appeler ainsi, répondit: «Personne».
***
L' AUTEUR
Fernando Pessoa est né à Lisbonne, au Portugal, en 1888. Issu d’une famille bourgeoise, son père meurt quand Fernando à 5 ans. Puis son frère quelques mois plus tard.
Quelques années plus tard, (1896) Pessoa s’embarque avec sa famille pour l’Afrique du Sud rejoindre le nouvel époux de sa mère, le consul du Portugal à Durban. Il écrit des poèmes sous le nom d’Alexander Search, un auteur qu’il crée à l’âge de 10 ans.
Il sera l’un des meilleurs élèves de la Durban High School, puis fréquentera l’université du Cap. Maitrisant parfaitement l’anglais, il écrira beaucoup de poèmes dans cette langue.
En 1905, à l’âge de 17 ans, il revient définitivement à Lisbonne qu’il ne quittera plus. Il s’inscrit à l’université en philosophie. Trop timide et étranger pour les jeunes portugais de son âge, il se sent en décalage avec la jeunesse portugaise. Isolé, il se lie d’amitié avec le frère du colonel Rosa, homme cultivé, alcoolique et poète à ses heures, qui lui servira de modèle. Avec lui, il fera la connaissance des poètes symbolistes qui influenceront sa créativité littéraire.
Il vit chez sa grand-mère puis grâce à l’héritage de celle-ci, il ouvre en 1907 un atelier de typographie et d’édition qui sera un fiasco commercial.
Il n’est pas le poète solitaire qu’on s’imagine : Il a un cercle d’amis avec lesquels il crée en 1915 une revue, Orpheu, dont ne paraîtront que deux numéros parce qu’ elle fait scandale par sa modernité et sa liberté de ton. En 1917, il publie Ultimatum, inspiré du Manifeste futuriste de l’italien Marinetti. En 1921, Fernando Pessoa lance avec quelques amis la maison d’édition librairie Olisipo qui publiera quelques uns de ses poèmes en anglais. Et à partir de 1922, il collabore assidûment à la revue littéraire Contemporânea, puis à la revue Athena qu’il a contribué à fonder en 1924…Il est donc très engagé dans la vie littéraire portugaise.
Il remporte le prix Antero de Quental pour le recueil Message en 1934. Par ailleurs , il entretient des liens familiaux solides puisque à partir de 1920, il recueille sa mère veuve et invalide,rentrée au Portugal.
À la mort de celle-ci, en 1925, il vit avec sa sœur Henriqueta et son beau-frère le colonel Caetano Dias. On ne lui connait qu’une brève histoire d’amour avec une certaine Ophélia…
Il meurt le 2 décembre 1935, sans doute de ses abus d’alcool.
Pessoa a peu publié de son vivant. Il entassait ses manuscrits dans une malle (près de 30.000 feuillets). Depuis les années 80, ses œuvres sont publiées à titre posthume, et notamment dans la prestigieuse collection de La Pléiade.
Il est aujourd’hui traduit un peu partout dans le monde, étudié par les universitaires. Et il est considéré comme l’un des plus grands poètes du XX° siècle.
Le poète multiple : Les hétéronymes
« Imaginons que, dans les années 1910-1920, Valéry, Cocteau, Cendrars, Apollinaire et Larbaud aient été un seul et même homme, caché sous plusieurs “masques” : on aura une idée de l’aventure vécue à la même époque au Portugal par celui qui a écrit à lui tout seul les œuvres d’au moins cinq écrivains de génie, aussi différents à première vue les uns des autres que les poètes français que j’ai cités. »
Robert Bréchon, Préface de la Pléiade consacrée à Fernando Pessoa en 2001.
Pessoa est un écrivain protéiforme et soucieux de métaphysique.
Qu’est-ce qu’un « hétéronyme » ?
C’est un pseudonyme utilisé par un écrivain pour incarner un auteur fictif, possédant une vie propre imaginaire et un style littéraire particulier. Mais chez Pessoa, c’est beaucoup plus que cela. Ce n’est pas juste un nom d’emprunt comme l’ont fait des milliers d’écrivains. Pessoa invente à ses hétéronymes une vie, un métier, une façon de penser, une manière d’écrire…œuvres multiples de tous les poètes que Pessoa portait en lui. Ce sont des personnalités différentes nées d’un même esprit. Laisser s’exprimer d’autres autres en lui-même…
Ce sont des figures de poètes, des personnages avec des attributs, une physionomie, une biographie. Les hétéronymes ne sont donc pas simplement des voix désincarnées, ils ont été modelés par Pessoa comme de véritables personnages
Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Álvaro de Campo…
Pessoa a des dizaines d’hétéronymes dont voici les trois principaux : Alberto Caiero, Alvaro de Campos, Ricardo Reis.
« Je leur ai fabriqué des âges, des vies”.
Ricardo Reis est né en 1887 (…) à Porto, il est médecin et se trouve actuellement au Brésil.
Alberto Caiero est né en 1889 et mort en 1915 ; il est né à Lisbonne mais a vécu presque toute sa vie à la campagne. Il n’avait pas de métier et presque pas d’instruction.
Álvaro de Campos est né à Tavira le 15 octobre 1890 (…). Lui est, vous le savez, ingénieur naval (de Glasgow), mais il est maintenant à Lisbonne en activité.
Fernando Pessoa n’était donc pas un seul écrivain mais une multitude d’écrivains à lui seul. Pour lui, « N’être qu’un est une prison ».
Cette multiplicité de « je » fictifs est une pratique précoce chez Fernando Pessoa :
S’inventer autre permet à Fernando Pessoa d’exorciser, de vivre, ou du moins d’exprimer, d’affirmer, toutes les virtualités d’êtres contradictoires et frustrés qui parlent en lui ; de se vivre lui-même comme un autre, pour se vivre tout entier :
« Plus je ressentirai, plus je ressentirai comme plusieurs personnes, Plus j’aurai de personnalités, /Plus intensémant, plus stridemment je les aurai, Plus je sentirai simultanément avec toutes ces personnalités, /Plus uniment divers, plus sporadiquement attentif, Je méfierai, je sentirai, je vivrai, je serai, Et plus je posséderai l’existence totale de l’univers […]. » (Alvaro de Campos
Grâce à son hétéronyme, Pessoa a la possibilité de créer un espace d’ubiquité compatible avec son besoin d’« être tout » et de « tout sentir », répondant ainsi à la question que se pose Álvaro de Campos dans son Salut à Walt Whitman :
« Comment pouvoir vivre toutes les vies et toutes les époques
Et toutes les formes de la forme
Et tous les gestes du geste ? »
Les personnages-poètes de Pessoa sont des voix qui disent chacune à leur façon la vacuité de l’existence, la difficulté sinon l’impossibilité d’être au monde et d’être à soi-même autrement que par la création, la poésie, autrement dit, l’Art :
« La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas »
Peu avant sa mort, dans une lettre adressée au critique Casais Monteiro, Pessoa s’expliquera sur la genèse des hétéronymes. Elle remonte à l’enfance, avec la création du « Chevalier de pas, héros de mes six ans », chargée de combler le vide affectif dont il souffre.
« Dès mon enfance, en effet, j’ai eu tendance à m’environner d’un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’ont jamais existé. (…) Je me souviens ainsi de celui qui, me semble-t-il, a été mon premier hétéronyme ou, plutôt, ma première relation inexistante – un certain Chevalier de Pas, héros de mes six ans, pour lequel j’écrivais des lettres par lui à moi-même adressées ».
Les hétéronymes permettent ainsi à Pessoa de préférer la sensation à la réflexion . Il n’a plus à se contenter d’une pensée, à répondre d’une doctrine qui soit sienne. À travers Caeiro, Campos, Reis Pessoa se libère de ses contraintes :«Il a su échapper à cet élagage qu’est, pour tout homme, l’obligation des choix. Il avait des convictions, il a eu aussi les convictions opposées. »
Campos : « Je me dresse à demi, énergique, convaincu, humain, Et je vais me décider à écrire ces vers où je dis le contraire. »
Alvaro de Campos a sans doute été, des hétéronymes de Pessoa, celui qui a le plus éloquemment exprimé le « sensationnisme » par lequel il espérait venir à bout de la conscience de soi :
« Sentir de toutes les manières,
Vivre tout de tous les côtés,
Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps,
Réaliser en soi toute l’humanité de tous les moments
En un seul moment diffus, profus, total et lointain. »
L' OEUVRE DE PESSOA
L’œuvre de Pessoa
Les textes sont en Portugais et Anglais (quelques-uns en Français aussi) et sont aussi bien en vers qu’en prose.
Selon certains spécialistes comme Antonio Tabucchi, la poésie de Pessoa présente « l’analyse la plus subtile, dolente et tragique de l’homme du xxe siècle, mais aussi la plus lucide, la plus impitoyable ».
Comme le signale Tabucchi, on peut dire que Pessoa (dès 1914) a résumé « par avance » les problématiques du xxe siècle : le moi, la conscience, la solitude. Sa manière de les affronter, à savoir l’hétéronymie, fait de lui une figure étonnante et incontournable de la poésie contemporaine.
Bureau de Tabac
Bureau de Tabac
Pessoa écrit Bureau de Tabac sous l’hétéronyme de Alvaro de Campos. Voici ce qu’il dit de lui :
La biographie d’Alvaro de Campos par son créateur, Fernando Pessoa
Álvaro de Campos est né à Tavira le 15 octobre 1890 (…). Lui est, vous le savez, ingénieur naval (de Glasgow), mais il est maintenant à Lisbonne en activité. Álvaro de Campos est grand (1,75 m – 2cm de plus que moi), maigre et tend un peu à se voûter. Campos entre le blanc et le brun, un vague type de juif portugais, mais les cheveux raides, avec une raie sur le côté, un monocle, Álvaro de Campos a fait des études banales au lycée, puis il a été envoyé en Ecosse pour y devenir ingénieur, d’abord mécanicien, puis naval. Pendant des vacances, il a fait un voyage en Orient et en a ramené « Opiário ». Le latin lui a été enseigné par un oncle de la Beira, qui était prêtre. »
NB : L’auteur de cette œuvre n’existe pas ! Alvaro de Campos est une invention de Pessoa
Álvaro de Campos se présente comme un hyperémotif, un peu cyclothymique : il passe de l’euphorie la plus extrême à l’apathie totale :
« J’ai mis […] dans Álvaro de Campos toute l’émotion que je ne donne ni à moi-même, ni à la vie. »
Dans « Le Bureau de tabac » , poème souvent considéré comme le plus beau du siècle, Álvaro de Campos incarne, fondamentalement, la conscience de l’échec, le refus de l’illusion, un désespoir ironique .
Álvaro de Campos est décédé à Lisbonne le 30 novembre 1935, le même jour et la même année que Pessoa. C’est le seul qui l’a accompagné jusqu’au bout.
Texte du poème “Bureau de Tabac” écrit sous l’hétéronome d’Alvaros de Campo
Le texte : Bureau de Tabac (écrit sous l’hétéronyme Álvaro de Campos, 1928 ) Editions Unes, traduction Rém Hourcade
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde dont personne ne sait qui il est
(Et si l’on savait, que saurait-t-on ?)
Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
Sur une rue inaccessible à toutes pensées,
Réelle au-delà du possible, certaine, au-delà du secret,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,
Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir
Et n’avais d’autre intimité avec les choses
Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la route devenant
Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet
A l’intérieur de ma tête,
Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.
Aujourd’hui, je suis perplexe, comme celui qui a pensé, trouvé puis oublié.
Aujourd’hui je suis divisé entre la loyauté que je dois au Tabac d’en face, chose réelle au-dehors,
Et la sensation que tout est rêve, chose réelle au-dedans.
J’ai tout raté.
Comme je n’avais fait aucun projet, ce tout n’était peut-être rien.
J’ai enjambé la formation qu’on m’a donnée
Par la fenêtre de derrière.
Et je me suis enfui à la campagne, plein d’espoirs.
Mais là, je n’ai trouvé que de l’herbe et des arbres;
Quand il y avait des gens, ils étaient pareils aux autres.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise.
A quoi penser ?
Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas qui je suis ?
Être qui je pense ? Je pense être tant de choses !
Et il y en a tant qui pensent être la même chose , ils ne peuvent pas être aussi nombreux !
Un génie ? En ce moment
Cent mille cerveaux se prennent en rêve, comme moi, pour des génies.
Et l’histoire n’en retiendra peut-être pas un seul;
Tant de conquêtes à venir ne produiront que fumier.
Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles, il existe des malades rendus fous par de telles certitudes !
Moi, qui n‘ai aucune certitude, comment serais-je plus , comment serais-je moins assuré ?
Non, ni même en moi…
Dans combien de mansardes et de non-mansardes du monde
N’y a-t-il à cette heure des génies-pour-eux-mêmes qui rêvent ?
Combien d’aspirations hautes, nobles et lucides –
Oui, vraiment hautes, nobles et lucides –
Mais peut-être réalisables,
Ne verront la lumière du vrai soleil et trouveront aucune audience ?
Le monde est à celui qui est né pour le conquérir
Et non à celui qui rêve de pouvoir le conquérir, même s’il a raison.
J’ai rêvé plus que Napoléon n’a conquis.
J’ai serré sur mon coeur hypothétique plus d’humanités que le Christ.
J’ai conçu en secret des philosophies qu’aucun Kant n’a écrites.
Mais je suis, et resterai peut-être toujours, celui de la mansarde
Que pourtant je n’habite pas;
Je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
Je serai toujours celui qui avait des dispositions;
Je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvre la porte au pied d’un mur sans porte,
Qui chantait la chanson de l’Infini dans un poulailler,
Celui qui entendait la voix de Dieu au fond d’un puits bouché.
Croire en moi ? Non, ni en rien.
Que la nature déverse sur ma tête ardente
Son soleil, sa pluie, le vent qui me décoiffe.
Quant au reste, qu’il vienne, s’il doit venir ou qu’il ne vienne pas.
Esclaves cardiaques des étoiles,
Nous avons conquis le monde entier avant de quitter notre lit;
Mais nous nous éveillons, il est opaque,
Nous nous levons, il est étranger,
Nous sortons de chez nous, il est la terre entière,
Plus le système solaire, plus la Voie Lactée, plus l’Indéfini.
(Mange des chocolats, petite,
Mange des chocolats !
Songe que toute métaphysique au monde est chocolats.
Songe que toutes les religions n’en apprennent pas plus que la confiserie.
Mange, petite sale, mange !
Si je pouvais manger des chocolats avec autant de conviction !
Mais hélas je pense, et, quand j’ote le papier d’argent – simple feuille d’étain-
Je jette tout par terre comme j’ai jeté ma vie.)
Qu’au moins survive l’amertume de ce que je ne serai jamais.
Dans la calligraphie rapide de ces vers,
Portique en ruine sur l’Impossible.
Qu’au moins je me voue un mépris sans larmes,
Au moins noble par ce geste large : jeter en vrac
Le linge sale que je suis dans l’écoulement des choses
Et je me retrouve sans chemise.
(…)
Qui que tu sois, quoi que tu sois, si tu peux m’inspirer, inspire-moi !
Mon coeur est un seau vidé.
Comme ceux qui invoquent les esprits invoquent les esprits,
J’invoque moi-même et je ne trouve rien.
Je vais à la fenêtre, je vois la rue avec une précision absolue.
Je vois les boutiques, je vois les trottoirs, je vois les voitures qui passent,
Je vois les êtres vivants, habillés, qui se croisent,
Je vois les chiens qui existent eux-aussi,
Et tout cela me pèse, comme une condamnation à l’exil,
Et tout cela m’est étranger, comme tout le reste.)
J’ai vécu, j’ai étudié, j’ai aimé, j’ai même crû,
Et il n’est pas de mendiant aujourd’hui que je n’envie pour la seule raison qu’il n’est pas moi.
Je regarde tous les haillons, les plaies et le mensonge,
Et je pense : peut-être n’as-tu jamais vécu, ni étudié, ni aimé, ni cru
(On peut rendre tout cela réel, sans rien faire de tout ça);
Peut-être n’as-tu jamais existé, comme un lézard dont on a coupé la queue,
Et la queue du lézard continue d’agiter.
J’ai fait de moi ce que je ne savais pas,
Et ce que je pouvais faire de moi, je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On m’a tout de suite pris pour qui je n’étais pas, je n’ai pas démenti, je me suis perdu.
Quand j’ai voulu arracher le masque,
Il me collait au visage.
Quand je l’ai retiré, je me suis regardé dans la glace,
J’avais déjà vieilli.
J’étais saoul à ne plus savoir enfiler le domino que je n’avais pas enlevé.
J’ai jeté le masque et j’ai couché au vestiaire
Comme un chien toléré par la direction
Parce qu’il est inoffensif
Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je suis sublime.
Essence musicale de mes vers inutiles,
Si je pouvais te reconnaître comme une chose que j’aurais créée,
Et qui ne me laisserait pas toujours face au Tabac d’en face,
Foulant aux pieds la conscience de me sentir exister,
Comme un tapis où trébuche un ivrogne
Ou un paillasson sans valeur volé par des gitans.
Mais le patron du Tabac apparaît à la porte, il reste sur la porte.
Je l’observe dans une fausse position, le cou endolori
Dans une fausse perception, l’âme meurtrie.
Il mourra, je mourrai.
Il laissera son enseigne, je laisserai mes vers.
Un jour, son enseigne disparaîtra, mes vers disparaîtront.
Plus tard mourra la rue où se touvait l’enseigne
Et la langue dans laquelle furent écrits ces vers.
Puis mourra la planète tournante où c’est passé tout ça.
Sur d’autres satellites, d’autres systèmes, quelque chose qui ressemble à des hommes
Continuera à faire des choses qui ressemblent à des vers,
A vivre sous des choses qui ressemblent à des enseignes,
Toujours une chose en face de l’autre,
Toujours une chose aussi inutile que l’autre,
Toujours l’impossible aussi stupide que le réel,
Toujours le mystère au fond, aussi sûr que le sommeil du mystère en surface,
Toujours ça ou toujours autre chose, ou ni l’un ni l’autre.
Mais un homme entre au Tabac (pour acheter du tabac ?)
D’un coup, la réalité plausible s’abat sur moi.
Je me redresse, plein d’énergie, convaincu, humain.
J’ai l’intention d’écrire ces vers où je dis le contraire.
J’allume une cigarette à la pensée de les écrire,
Je savoure dans la cigarette le flottement de toute pensées.
Je suis des yeux la fumée, comme si elle était une route
Et, dans un éclair de sensibilité et de clairvoyance,
Je jouis d’être libéré de toutes spéculations,
Soudain conscient que la métaphysique n’est que l’effet d’une indisposition.
Ensuite je me renverse sur ma chaise
Et je continue à fumer.
Tant que le destin me l’accordera je continuerai à fumer.
(Si j’épousais la fille de ma blanchisseuse
Je serais peut-être heureux).
Là-dessus je quitte ma chaise. Je vais à la fenêtre.
L’homme est sorti du Tabac (il range la monnaie dans sa poche ?)
Mais je le connais : c’est Estève-n’a-pas-de-métaphysique.
(Le patron du Tabac apparaît à la porte).
Comme par un instinct divin, Estève s’est retourné et m’a vu.
Il m’a fait un signe de la main, j’ai crié Salut Estève! et à nouveau
L’Univers s’est reconstitué pour moi sans idéal et sans espoir et le patron du Tabac m’a souri
Fernando Pessoa et Baudelaire
Fernando Pessoa et Baudelaire
Ce sont deux poètes du Spleen.
Du point de vue biographique, ils ont tous deux perdu leur père très jeunes et ont connu des rapports d’attachement étroits avec leur mère. Ils ont éprouvé toute leur vie un sentiment d’irrémédiable de solitude, sans pour autant vivre dans l’isolement.
Pessoa admirait Baudelaire et a été visiblement influencé par son œuvre, le spleen en particulier est une thématique commune de leur poésie .
Ils ont tous deux admiré et traduit Edgar Poe.
Ils meurent à peu près au même âge (46 ans/47 ans).
L’ennui, le spleen, la saudade…chez Baudelaire et Pessoa
La définition de l’ennui (« tédio ») chez Fernando Pessoa oppose les deux sentiments : saudade et ennui/spleen
La saudade est un terme ambigu : c’est quelque chose que l’on ressent en l’absence de quelqu’un ou de quelque chose mais different de la nostalgie. C’est un sentiment de manque mais aussi une espèce de stimulation du désir, donc difficilement traduisible . La tension entre ces deux contraires (nostalgie/désir) crée une énergie, un espace-temps intérieur qui s’étend à l’infini.
Pour le poète, en effet, l’ennui se distingue du malaise, de la lassitude
Si on devait rapprocher la saudade de l’ennui baudelairien, on pourrait ajouter que Pessoa voit dans la saudade* non pas le spleen, mais l’idéal de Baudelaire, inachevé, infini, ouvert parce que la temporalité de la saudade est réduite à la subjectivité, à des états de conscience capables de faire retour sur les instants. Cette durée fait surgir la présence à partir de la distance, elle rend présent ce qui n’est plus en dissociant la présence du moment, en l’élargissant au passé et à l’avenir.
Pour autant, la saudade n’est pas une simple manifestation mémoriale: c’est une manière «d’être présent dans le passé, ou d’être passé dans le présent» (Lourenço 1997: p. 43), ce qui implique que la saudade est la conscience qui nous fait sortir du moment, de soi-même et de notre finitude.
Enigmatique, elle prolonge un moment passé dans le temps jusqu’à le faire advenir présent (Il y a quelque chose de Proustien aussi dans le rapport au temps. La saudade devient alors ce sentiment qui, de façon paradoxale, fait demeurer ce qui n’est plus, suggère Fernando Pessoa dans son poème intitulé «Natal» («Noël»):
«Noël…Neige sur la provinceDans les foyers pleins de tendresse,
Un sentiment conserve
Les sentiments passés.
Cœur qui s’oppose au monde entier,
Quelle vérité, la famille! Profonde est ma pensée, /
C’est pourquoi j’ai de la saudade.
Et comme elle est blanche de charme
La vue du paysage que j’ignore,
Telle qu’elle se montre dans la vitre
De ce foyer que je n’aurai jamais» (Pessoa ).
La saudade prend possession du sujet, l’habite, en niant ce présent, toujours décevant au regard de l’idéal avec lequel il se confronte. Mais elle n’atteint pas ce degré d’angoisse indéfini et de dégoût intime qui se manifeste dans le spleen.
Le spleen est d’abord la conscience de soi excessive dont la lucidité produit un sentiment complexe d’aboulie, un être au monde stagnant et insaisissable, que Baudelaire et Pessoa ont exprimé:
«ce n’est que lorsque vient la nuit que j’éprouve d’une certaine façon, non pas de la joie, mais une sorte de répit»,
écrit le poète portugais. Tandis que la saudade correspond plutôt à cette aspiration vers l’infini, à un état certes contradictoire mais qui se manifeste comme un être au monde dynamique et tendu vers un idéal.
L’ennui est, en revanche, le dégoût du monde, le malaise de vivre, la lassitude d’avoir vécu : l’ennui est, en effet,
“la sensation charnelle de la vacuité des choses…» (…), la sensation physique du chaos et que le chaos soit tout». Livre de l’Inquiétude, Éditions Unes, 1987
Pessoa et l’ennui
L’ennui est bien la lassitude du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi la lassitude d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe – ou du néant, si c’est lui l’éternité.
Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.
L’ennui est la sensation physique du chaos, c’est la sensation que le chaos est tout. Le bâilleur, le maussade, le fatigué se sentent prisonniers d’une étroite cellule. Le dégoûté par l’étroitesse de la vie se sent ligoté dans une cellule plus vaste. Mais l’homme en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule infinie. Sur l’homme qui bâille d’ennui, sur l’homme en proie au malaise ou à la fatigue, les murs de la cellule peuvent s’écrouler, et l’ensevelir. L’homme dégoûté de la petitesse du monde peut voir ses chaînes tomber, et s’enfuir; il peut aussi se désoler de ne pouvoir les briser et, grâce à la douleur, se revivre lui-même sans dégoût.
Mais les murs d’une cellule infinie ne peuvent nous ensevelir, parce qu’ils n’existent pas; et nos chaînes ne peuvent pas même nous faire revivre par la douleur, puisque personne ne nous a enchaînés.
Voilà ce que j’éprouve devant la beauté paisible de ce soir qui meurt, impérissablement. Je regarde le ciel clair et profond, où des choses vagues et rosées, telles des ombres de nuages, sont le duvet impalpable d’une vie ailée et lointaine. Je baisse les yeux vers le fleuve, où l’eau, seulement parcourue d’un léger frémissement, semble refléter un bleu venu d’un ciel plus profond. Je lève de nouveau les yeux vers le ciel, où flotte déjà, parmi les teintes vagues qui s’effilochent sans former de lambeaux dans l’air invisible, un ton endolori de blanc éteint, comme si quelque chose aussi dans les choses, là où elles sont plus hautes et plus frustes, connaissait un ennui propre, matériel, une impossibilité d’être ce qu’elles sont, un corps impondérable d’angoisse et de détresse.
Quoi donc? Qu’y a-t-il d’autre, dans l’air profond, que l’air profond lui-même, qui n’est rien ? Qu’y a-t-il d’autre dans le ciel qu’une teinte qui ne lui appartient pas? Qu’y a-t-il dans ces traînées vagues, moins que des nuages et dont je doute déjà, qu’y a-t-il de plus que les reflets lumineux, matériellement incidents, d’un soleil déjà déclinant? Dans tout cela, qu’y a-t-il d’autre que moi ? Ah, mais l’ennui c’est cela, simplement cela. C’est que dans tout ce qui existe – ciel, terre, univers – , dans tout cela, il n’y ait que moi ». 28.09.1932.
Fernando Pessoa. Le livre de l’intranquillité. Bourgois. 1999. p. 368.369.340.
Baudelaire a adopté le terme anglais Spleen pour certains de ces poèmes et Pessoa attribue le mot français Ennui pour titre à l’un de ces poèmes anglais, dont le premier vers donne ceci :
« Sous un ciel bas et sombre » … qui bien sûr n‘est pas sans rappeler le début du Spleen IV des Fleurs du mal : « Quand le ciel bas et lourd… »
« Sous un ciel bas et sombre,
toujours froncé de vents gémissants, solitaires,
et pâle de langueur pour la lumière des hauteurs
l’âme du paysage en soupire sans cesse,
ah ! sans cesse en soupire,
un fleuve noir hanté par la tranquillité,
qui sépare une ville d’elle-même,
coule non sans frayeur intérieure et frissonne
tel un ombreux destin sans cesse proche, proche,
ah ! plus proche sans cesse. »
Fernando Pessoa, Le Violon enchanté
L’ésotérisme et la recherche spirituelle sont aussi un lien entre les 2 poètes :
Platonisme puis évolution vers une forme d’occultisme ,
Baudelaire et Pessoa
- regarde « le paysage de la grande Ville » (Baudelaire). Fascination et répulsion mais source d’inspiration.
- Privilégient la prose sur le vers.
- Utilisent la thématique urbaine .
Utilisation d’une ‘prose poétique’ dans Le Spleen de Paris de Baudelaire ou encore dans Bureau de Tabac de Pessoa.
La thématique :La ville attire et repousse. C’est par sa répugnance qu’elle inspire paradoxalement la rêverie du poète. Baudelaire parle à ce sujet de « miasmes morbides », ou encore des « poisons de la ville ».
Que cela soit dans le Bureau de Tabac ou Le Spleen de Paris, nous retrouvons immanquablement diverses associations oxymoriques : l’éternel et le fugitif, le rêve et la réalité, le tout et le rien…
Avec Pessoa ou Baudelaire, nous avons une certaine volonté de fixation : dans ce monde urbain du XIXème siècle, marqué par l’essor de l’industrie et des grands travaux d’aménagement, tout n’est que mouvement, vitesse, rapidité.
le désir de fixer justement ce qui fuit se fait clairement ressentir. Dans Bureau de Tabac :
« Je serai toujours celui qui (…)
Je ne serai toujours que celui qui (…)
Je serai toujours celui qui attendait (…)
Qui chantait (…)
Qui entendait (…) »
Le poète s’empare là d’un état essentiellement transitoire et le fige dans une perspective d’éternité (usage de l’imparfait et occurrences, de l’adverbe ‘toujours’). L’instant se fixe et s’étire. Baudelaire fait de même. On retrouve ce jeu sur le temps, entre éternel et le fugitif, dans de nombreux textes :
« Je vois l’heure (…) toujours la même, une heure vaste (…) sans division de minutes ni secondes, – une heure immobile (…) et cependant (…) rapide comme un coup d’œil. »
Ici, il nous faut revenir à une définition baudelairienne présentant la modernité comme «le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ».
Chez Pessoa, on a le constant parallèle entre le rêve et la réalité. Et ce parallèle devient d’ailleurs voyage puisque l’on passe inlassablement d’une sphère à l’autre, croisant parfois même les deux. La réalité amène le rêve et le rêve ramène la réalité.
Dans Bureau de Tabac la ville inspire alors la rêverie qui s’installe. Mais en même temps, « un homme est entré dans le tabac (…) Et la réalité (…) s’abat soudain sur moi. ».
Chez Baudelaire la ville est relativement abordée sous le même angle et l’on retrouve –avec quelques variantes peut-être- les mêmes paradoxes. Elle est le lieu du chaos, le lieu qui nous perd et qui engendre la rêverie, mais elle est également le lieu dans lequel, par des chemins détournés, on peut se retrouver.
Dans la poésie baudelairienne, la ville engendre de par ses caractères une vision spleenétique à partir de laquelle la création ou recréation est en mesure de s’effectuer.
Pessoa n’est pas loin de tout cela. La campagne n’a pas su assouvir ses désirs et c’est vers la ville qu’il se replie :
« Je me suis enfui à la campagne, avec mille projets.
Mais là-bas, je n’ai trouvé que de l’herbe et des arbres (…) »
Par la ville en effet, le poète moderne retourne dans le monde réel pour formuler une nouvelle pensée. Celle-ci n’est plus une vulgaire rêverie ou évasion à la recherche d’un quelconque paradis. Avec sa prose poétique et son regard sur le monde, sur les turpitudes qu’inspire la ville, sa rêverie prend une tournure réflexive : elle permet d’explorer le malaise de l’être, de rendre compte de l’état du monde.
Son caractère spleenétique tend désormais à une remise en question de l’être, de l’individu, de l’humanité tout entière.
La modernité par le biais de Baudelaire ou Pessoa s’exprime par un questionnement nouveau : un questionnement qui progressivement aboutit à une révélation.
Par sa contemplation de la ville, le poète comprend sa détresse et celle des hommes. Dans Bureau de Tabac :
« Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas qui je suis ?
Etre ce que je pense ? Mais je pense tellement de choses ! »
Ou encore,
« Moi, qui n’est aucune certitude, de quoi puis-je être certain ?
Pas même de moi ! »
C’est dans son étude du monde urbain qu’il comprend la réalité des choses et nous en fait part:
« Le monde appartient à celui qui naît pour le conquérir
Et non pas à celui qui rêve qu’il peut le conquérir, même s’il a raison. »
Le poète se trouve alors face à un monde qui lui échappe puisqu’il rêve plus qu’il n’agit. Toutefois, ces « paysages des grandes villes » qu’il contemple, ces « poisons » ou « miasmes morbides » sont matière : la matière de la création poétique moderne.
Plus encore, le monde urbain n’est d’autre qu’un « grand désert d’hommes » qui rend compte à la fois du mystère de la vie, du spleen ou, pour reprendre une expression flaubertienne, de « l’embêtement de l’existence ». C’est l’observation de cet état d’esprit inspiré par la ville elle-même qui permet au poète une prise de conscience : celle d’un « enfer actuel » et d’un « paradis lointain ».
De manière plus profonde, cette rêverie moderne nous livre le secret de la création. Ainsi pour Baudelaire, « c’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît [l’] idéal obsédant. »
La fenêtre devient un point de bascule inséparable de son travail associé alors à une véritable recréation du monde. Le chaos s’étend sous les yeux du poète qui par sa vision singulière, propose une réflexion sur le monde, sur l’être !
Le voyage chez Pessoa et Baudelaire
Retrouver dans ces 2 textes similitudes et différences
Le voyage chez Pessoa et Baudelaire
Retrouver dans ces 2 textes similitudes et différences
« Qu’est-ce que voyager, et à quoi cela sert-il ? Tous les soleils couchants sont des soleils couchants ; nul besoin d’aller les voir à Constantinople. Cette sensation de libération, qui naît des voyages ? Je peux l’éprouver en me rendant de Lisbonne à Benfica, et l’éprouver de manière plus intense qu’en allant de Lisbonne jusqu’en Chine, car si elle n’existe pas en moi-même, cette libération, pour moi, n’existera nulle part. « N’importe quelle route, a dit Carlyle, et même cette route d’Entepfuhl, te conduit au bout du monde. » Mais cette route d’Entepfuhl, si on la suit jusqu’au bout revient à Entepfuhl ; si bien qu’Entepfuhl, où nous nous nous trouvions déjà, est aussi ce bout du monde que nous cherchions à atteindre. »
Condillac commence ainsi son célèbre ouvrage : « Si haut que nous montions, si bas que nous descendions, nous ne sortons jamais de nos sensations. » Nous ne débarquons jamais de nous-mêmes. Nous ne parvenons jamais à autrui, sauf en nous autruifiant par l’imagination, devenue sensation de nous-mêmes. Les paysages véritables sont ceux que nous créons car, étant leurs dieux, nous les voyons comme ils sont véritablement, c’est-à-dire tels qu’ils ont été créés. Ce qui m’intéresse et que je puis véritablement voir, ce n’est aucune des Sept Parties du Monde c’est la huitième, que je parcours et qui est réellement mienne.
Quand on a sillonné toutes les mers, on n’a fait que sillonner sa propre monotonie. J’ai déjà sillonné plus de mers qu’il n’en existe au monde, j’ai vu plus de montagnes qu’il n’y en a sur terre. J’ai traversé des villes plus nombreuses que les villes réelles, et les vastes fleuves de nulle part au monde ont coulé, absolus, sous mon regard contemplatif. Si je voyageais, je ne trouverais que la pâle copie de ce que j’ai déjà vu sans jamais voyager.
Dans les contrées qu’ils visitent, les autres se trouvent étrangers, anonymes. Dans celles que j’ai visitées, j’ai été non seulement le plaisir caché du voyageur inconnu, mais la majesté du Roi qui y règne, le peuple qui y pratique ses coutumes, et l’histoire entière de cette nation et de ses voisines. Paysages, maisons, j’ai tout vu parce que j’ai été tout — tout cela créé en Dieu avec la substance même de mon imagination. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, §.138, trad. Françoise Laye
Baudelaire, Le Voyage
A Maxime Du Camp.
I
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !
II
Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
Où l’homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : ” Ouvre l’oeil ! “
Une voix de la hune, ardente et folle, crie .
” Amour… gloire… bonheur ! ” Enfer ! c’est un écueil !
Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L’Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.
Ô le Pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?
Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.
III
Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Dites, qu’avez-vous vu ?
IV
” Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !
– La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? – Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !
Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;
” Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. “
V
Et puis, et puis encore ?
VI
” Ô cerveaux enfantins !
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;
Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;
L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
” Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! “
Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense !
– Tel est du globe entier l’éternel bulletin. “
VII
Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,
Comme le Juif errant et comme les apôtres,
A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,
Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : ” Par ici ! vous qui voulez manger
Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ? “
A l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
” Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre ! “
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
VIII
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
Voici quelques extraits poétiques tirés de l’oeuvre poétique de Pessoa
- Bureau de Tabac (écrit sous l’hétéronyme Álvaro de Campos, 1928 )
(trad. R. Hourcade- Editions Unes)
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres dont personne ne sait qui il est
(Et si on le savait, que saurait-t-on ?)
Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
Une rue innaccessible à toutes pensées,
Réelle au delà du possible, certaine au-delà du secret,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,
Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir
Et n’avais d’autre intimité avec les choses
Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la route devenant
Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet
A l’intérieur de ma tête,
Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.
Aujourd’hui, je suis perplexe, comme celui qui a pensé, trouvé puis oublié.
Aujourd’hui je suis divisé entre la loyauté que je dois au Tabac d’en face, chose réelle au-dehors,
Et la sensation que tout est rêve, chose réelle au-dedans.
J’ai tout raté.
Comme je n’avais fait aucun projet, ce tout n’était peut-être rien.
J’ai enjambé la formation qu’on m’a donnée
Par la fenêtre de derrière.
Et je me suis enfui à la campagne, plein d’espoirs.
Mais là, je n’ai trouvé que de l’herbe et des arbres;
Quand il y avait des gens, ils étaient pareils aux autres.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise.
A quoi penser ?
Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas qui je suis ?
Etre qui je pense ? Je pense être tant de choses !
Mais il y en a tant qui pensent être la même chose qu’ils ne peuvent pas être aussi nombreux !
Un génie ? En ce moment
Cent mille cerveaux se prennent en rêve, comme moi, pour des génies.
Et l’histoire n’en retiendra peut-être pas un seul;
Tant de conquêtes à venir ne produiront que du fumier.
Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles, il existe des malades rendus fous par de telles certitudes !
Comment serais-je plus sûr, comment serais-je moins sûr, moi qui n’ai pas de certitudes ?
Non, pas même en moi…
Dans combien de mansardes et de non-mansardes du monde
N’y a-t-il à cette heure de génies-pour-eux-mêmes qui rêvent ?
Combien d’aspirations hautes, nobles et lucides –
Oui, vraiment hautes, nobles et lucides –
Mais peut-être réalisables,
Combien verront la lumière du vrai soleil et trouveront la moindre audience ?
Le monde est à celui qui est né pour le conquérir
Et non à celui qui rêve de pouvoir le conquérir, même s’il a raison.
J’ai rêvé plus que Napoléon n’a conquis.
J’ai serré sur mon coeur hypothétique plus d’humanité que le Christ.
J’ai conçu en secret des philosophies qu’aucun Kant n’a écrites.
Mais je suis, et resterai peut-être toujours, celui de la mansarde
Que pourtant je n’habite pas;
Je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
Je serai toujours celui qui avait des dispositions;
Je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvre la porte au pied d’un mur sans porte,
Qui chantait la chanson de l’Infini dans un poulailler,
Celui qui entendait la voix de Dieu au fond d’un puits bouché.
Croire en moi ? Non, je ne crois à rien.
Que la nature déverse sur ma tête ardente
Son soleil, sa pluie, le vent qui me décoiffe.
Quant au reste, qu’il vienne, qu’il vienne s’il doit venir ou qu’il ne vienne pas.
Esclaves cardiaques des étoiles,
Nous conquérons le monde avant de sortir de notre lit;
Mais nous nous éveillons, il est opaque,
Nous nous levons, il est étranger,
Nous sortons de chez nous, il est la terre entière,
Plus le système solaire, plus la Voie Lactée, plus l’Indéfini.
(Mange des chocolats, petite,
Mange des chocolats !
Dis-toi que toute métaphysique est chocolats.
Dis-toi que toutes les religions n’en apprennent pas plus que la confiserie.
Mange, petite sale, mange !
Si je pouvais manger des chocolats avec autant de conviction !
Mais, moi je pense, et quand j’enlève le papier d’argent -une simple feuille d’étain-
Je jette tout par terre comme j’ai jeté ma vie.)
Qu’au moins reste l’amertume de ce que je ne serai jamais.
Dans la calligraphie rapide de ces vers,
Portiques en ruine sur l’Impossible.
Qu’au moins je me voue un mépris sans larmes,
Au moins noble par ce geste large : jeter en vrac
Le linge sale que je suis dans l’écoulement des choses
Et je me retrouve sans chemise.
(…)
Qui que tu sois, quoi que tu sois, si tu peux m’inspirer, inspire-moi !
Mon coeur est un seau vidé.
Comme ceux qui invoquent les esprits invoquent les esprits,
J’invoque moi-même et je ne trouve rien.
Je vais à la fenêtre, je vois la rue avec une précision absolue.
Je vois les boutiques, je vois les trottoirs, je vois les voitures qui passent,
Je vois les êtres vivants, habillés, qui se croisent,
Je vois les chiens qui existent eux-aussi,
Et tout cela me pèse, comme une condamnation à l’exil,
Et tout cela m’est étranger, comme tout le reste.)
J’ai vécu, j’ai étudié, j’ai aimé, j’ai même crû,
Et il n’est pas de mendiant aujourd’hui que je n’envie pour la seule raison qu’il n’est pas moi.
Je regarde tous les haillons, les plaies et le mensonge,
Et je pense : peut-être n’as-tu jamais vécu, ni étudié, ni aimé, ni cru
(On peut rendre tout cela réel, sans rien faire de tout ça);
Peut-être n’as-tu jamais existé, comme un lézard dont on a coupé la queue,
Et la queue du lézard continue d’agiter.
J’ai fait de moi ce que je ne savais pas,
Et ce que je pouvais faire de moi, je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On m’a tout de suite pris pour qui je n’étais pas, je n’ai pas démenti, je me suis perdu.
Quand j’ai voulu arracher le masque,
Il me collait au visage.
Quand je l’ai retiré, je me suis regardé dans la glace,
J’avais déjà vieilli.
J’étais saoul à ne plus savoir enfiler le domino que je n’avais pas enlevé.
J’ai jeté le masque et j’ai couché au vestiaire
Comme un chien toléré par la direction
Parce qu’il est inoffensif
Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je suis sublime.
Essence musicale de mes vers inutiles,
Si je pouvais te reconnaître comme une chose que j’aurais créée,
Et qui ne me laisserait pas toujours face au Tabac d’en face,
Foulant aux pieds la conscience de me sentir exister,
Comme un tapis où trébuche un ivrogne
Ou un paillasson sans valeur volé par des gitans.
Mais le patron du Tabac apparaît à la porte, il reste sur la porte.
Je l’observe dans une fausse position, le cou endolori
Dans une fausse perception, l’âme meurtrie.
Il mourra, je mourrai.
Il laissera son enseigne, je laisserai mes vers.
Un jour, son enseigne disparaîtra, mes vers disparaîtront.
Plus tard mourra la rue où se touvait l’enseigne
Et la langue dans laquelle furent écrits ces vers.
Puis mourra la planète tournante où c’est passé tout ça.
Sur d’autres satellites, d’autres systèmes, quelque chose qui ressemble à des hommes
Continuera à faire des choses qui ressemblent à des vers,
A vivre sous des choses qui ressemblent à des enseignes,
Toujours une chose en face de l’autre,
Toujours une chose aussi inutile que l’autre,
Toujours l’impossible aussi stupide que le réel,
Toujours le mystère au fond, aussi sûr que le sommeil du mystère en surface,
Toujours ça ou toujours autre chose, ou ni l’un ni l’autre.
Mais un homme entre au Tabac (pour acheter du tabac ?)
D’un coup, la réalité plausible s’abat sur moi.
Je me redresse, plein d’énergie, convaincu, humain.
J’ai l’intention d’écrire ces vers où je dis le contraire.
J’allume une cigarette à la pensée de les écrire,
Je savoure dans la cigarette le flottement de toute pensées.
Je suis des yeux la fumée, comme si elle était une route
Et, dans un éclair de sensibilité et de clairvoyance,
Je jouis d’être libéré de toutes spéculations,
Soudain conscient que la métaphysique n’est que l’effet d’une indisposition.
Ensuite je me renverse sur ma chaise
Et je continue à fumer.
Tant que le destin me l’accordera je continuerai à fumer.
(Si j’épousais la fille de ma blanchisseuse
Je serais peut-être heureux).
Là-dessus je quitte ma chaise. Je vais à la fenêtre.
L’homme est sorti du Tabac (il range la monnaie dans sa poche ?)
Mais je le connais : c’est Estève-n’a-pas-de-métaphysique.
(Le patron du Tabac apparaît à la porte).
Comme par un instinct divin, Estève s’est retourné et m’a vu.
Il m’a fait un signe de la main, j’ai crié Salut Estève! et à nouveau
L’Univers s’est reconstitué pour moi sans idéal et sans espoir et le patron du Tabac m’a souri
« J’ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j’ai faite une nuit, au bord de la mer, sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l’histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer. J’ai souffert en moi-même,avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et ce sont les angoisses de tous les temps qui ont, avec moi, longé le bord sonore de l’océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu’ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n’a jamais dit – c’est de tout cela que s’est formée la conscience sensible avec laquelle j’ai marché, cette nuit-là, au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l’autre amant, ce que la femme a toujours caché à ce mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l’enfant qu’elle n’a jamais eu, ce qui n’a eu de forme que dans un sourire ou une occasion, à peine esquissée, un moment qui ne fut pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué en cet instant-là – tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et s’en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d’un mouvement grandiose l’accompagnement grâce auquel je dormais tout cela. »
« Ce que l’on a perdu, ce que l’on aurait dû vouloir, ce que l’on a obtenu et gagné par erreur; ce que nous avons aimé pour le perdre ensuite, en constatant alors, après l’avoir perdu et l’aimant pour cela même, que tout d’abord nous ne l’aimions pas; ce que nous nous imaginions penser, alors que nous sentions; ce qui était un souvenir, alors que nous croyions à une émotion; et l’océan tout entier, arrivant, frais et sonore, du vaste fond de la nuit tout entière, écumait délicatement sur la grève, tandis que se déroulait ma promenade nocturne au bord de la mer… »
« Qui d’entre nous sait seulement ce qu’il pense, ou ce qu’il désire? Qui sait ce qu’il est pour lui-même? Combien de choses nous sont suggérées par la musique, et nous séduisent par cela même qu’elles ne peuvent exister! (…)
Combien je meurs si je sens pour toute chose! Et combien je sens lorsque j’erre ainsi, humain et incorporel, le coeur immobile comme peut l’être le rivage – et tout l’océan de tout, dans cette nuit où nous vivons, vient briser ses hautes vagues pour refroidir ensuite, moqueur, durant ma promenade nocturne, ma promenade éternelle au bord de la mer…
« Tout se répond. La lecture des classiques, qui ne parlent jamais de soleils couchants, m’a rendu intelligibles bien des couchants, dans toutes leurs nuances. Il existe un rapport entre la compétence syntaxique, qui permet de distinguer les différentes valeurs des êtres (?), des sons et des formes, et l’aptitude à comprendre le moment où le bleu du ciel, en fait, est vert, et quelle part de jaune peut renfermer le vert-bleu du ciel.
C’est au fond la même chose, que l’aptitude à distinguer et celle à “subtiliser”. Sans syntaxe, pas d’émotion durable. L’immortalité est une fonction de grammairien ».
J’ai réfléchi aujourd’hui – lors d’une pause dans mes sensations – au genre de prose qui est la mienne. En somme, comment est-ce que j’écris? (…)
M’analysant cet après-midi, je m’aperçois que mon système stylistique repose sur deux principes, et tout aussitôt, suivant la bonne règle de nos bons classiques, j’érige ces deux principes en règles fondamentales de tout art d’écrire: dire ce que l’on éprouve exactement comme on l’éprouve – clairement si c’est clair; obscurément si c’est obscur; confusément si c’est confus; et bien comprendre que la grammaire n’est jamais qu’un outil, et non pas une loi.
Supposons que je voie devant moi une jeune fille à l’allure masculine. Un être humain ordinaire dira simplement: “Cette jeune fille a l’air d’un garçon.” Un autre être humain, tout aussi ordinaire, mais déjà plus conscient du fait que parler, c’est dire, dira d’elle: “Cette jeune fille est un garçon.” Un autre encore, tout aussi conscient des devoirs de l’expression, mais poussé davantage encore par l’amour de la concision, ce luxe de la pensée, dira d’elle: “Ce garçon.” Quant à moi, je dirai: “Cette garçon”, violant la règle de grammaire la plus élémentaire, qui exige que s’accordent en genre et en nombre le substantif et l’adjectif. Et j’aurai fort bien dit; j’aurai parlé dans l’absolu, photographiquement, loin de la platitude, de la norme, du quotidien. Ainsi n’aurai-je pas parlé: j’aurai dit.
La grammaire, qui définit l’usage, établit des divisions légitimes mais erronées. (…)
Qu’ils obéissent donc à la grammaire, ceux qui ne savent penser ce qu’ils sentent. Que s’en servent au contraire ceux qui savent dominer leurs expressions. On raconte que Sigismond, roi de Rome, ayant commis une faute de grammaire dans un discours public, répondit à quelqu’un lui en faisant la remarque: “Je suis roi de Rome, et au-dessus de la grammaire.” Symbole merveilleux! Tout homme sachant dire ce qu’il dit est, à sa façon, roi de Rome. Le titre est royal, et la raison en est de savoir s’être. […]
Sage est celui qui monotonise la vie, car le plus petit incident acquiert alors la faculté d’émerveiller. Le chasseur de lions ne connaît plus d’aventure après son troisième lion. Pour ce cuisinier monotone, une bagarre en pleine rue a toute la saveur d’une modeste apocalypse. Si l’on n’est jamais sorti de Lisbonne, on voyage jusqu’à l’infini en prenant l’autobus de Benfica, et si quelque jour on pousse jusqu’à Sintra, on a l’impression d’avoir voyagé jusqu’à la planète Mars. Le globe-trotter qui a parcouru la terre entière ne trouve plus de nouveauté au-delà de cinq mille kilomètres: il ne fait plus que trouver des choses nouvelles; à chaque fois la nouveauté, oui, cette vieillerie de l’éternellement nouveau –mais le concept abstrait de nouveauté est resté au fond de la mer, dès la deuxième nouveauté rencontrée en chemin.
Un homme doté de la véritable sagesse peut savourer le spectacle du monde entier en restant assis sur sa chaise, sans même savoir lire, sans parler à quiconque, rien que par l’usage de ses sens et grâce à une âme ignorant ce que c’est que d’être triste.
Monotoniser la vie, pour qu’elle ne soit jamais monotone. Rendre anodin le quotidien, pour que la plus petite chose nous devienne une distraction. Au beau milieu de mon travail journalier – toujours semblable à lui-même, terne et inutile – je vois surgir brusquement l’évasion: vestiges rêvés d’îles lointaines, fêtes dans des parcs des anciens temps, d’autres paysages, d’autres sentiments, un autre moi. Mais je reconnais, entre deux écritures portées sur mon registre, que si j’avais tout cela, rien de tout cela ne m’appartiendrait. (…) Si je possédais mes paysages impossibles, que me resterait-il d’impossible?
La monotonie, la morne identité des jours succédant aux jours, la différence absolument nulle entre hier et aujourd’hui – que tout cela me reste acquis pour toujours, avec l’âme suffisamment éveillée pour prendre plaisir à cette mouche qui me distrait, en passant par hasard devant mes yeux, à ces éclats de rire qui montent, capricieux, de la rue à peine visible, à l’immense libération que j’éprouve à l’heure de la fermeture, au repos infini que me procure un jour de congé.
Je peux m’imaginer être tout, parce que je ne suis rien. Si j’étais quoi que ce soit, je ne pourrais plus rien imaginer. L’aide-comptable peut bien se rêver empereur romain; le roi d’Angleterre ne le peut pas, parce que le roi d’Angleterre se voit priver, dans ses rêves, d’être un autre roi que celui qu’il est. Sa propre réalité ne le laisse plus ni sentir ni exister.
Le Destin ne m’a donné que deux choses: des registres d’aide-comptable et le don du rêve.
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, traduit du portugais par Armand Guibert (Extraits)
L’amour est une compagnie.
Je ne peux plus aller seul par les chemins,
parce que je ne peux plus aller seul nulle part.
Une pensée visible fait que je vais plus vite.
Et que je vois bien moins, tout en me donnant envie de tout voir.
Il n’est jusqu’à son absence qui ne me tienne compagnie.
Et je l’aime tant que je ne sais comment la désirer.
Si je ne la vois pas, je l’imagine et je suis fort comme les arbres hauts.
Mais si je la vois je tremble, et je ne sais de quoi se compose ce que j’éprouve en son absence.
Je suis tout entier une force qui m’abandonne.
Toute la réalité me regarde ainsi qu’un tournesol dont le cœur serait son visage.
***
Tous les jours maintenant je m’éveille avec joie et avec peine.
Autrefois je m’éveillais sans aucune sensation : je m’éveillais.
J’éprouve joie et peine parce que je perds ce que je rêve et je puis vivre dans la réalité où je trouve ce que je rêve.
Je n’ai que faire de mes sensations.
Je n’ai que faire de moi en ma seule compagnie.
Je veux qu’elle me dise quelque chose afin de m’éveiller de nouveau.
***
Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir également aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, telle une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée, et tout l’univers à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et qui jamais n’est ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.
***
L’effarante réalité des choses
Est ma découverte de tous les jours.
Chaque chose est ce qu’elle est,
et il est difficile d’expliquer combien cela me réjouit,
et combien cela me suffit.
Il suffit d’exister pour être complet.
J’ai écrit bon nombre de poèmes.
J’en écrirai bien plus, naturellement.
Cela, chacun de mes poèmes le dit,
et tous mes poèmes sont différents,
parce que chaque chose au monde est une manière de le proclamer.
Parfois je me mets à regarder une pierre.
Je ne me mets pas à penser si elle sent.
Je ne me perds pas à l’appeler ma sœur
mais je l’aime parce qu’elle est une pierre,
je l’aime parce qu’elle n’éprouve rien,
je l’aime parce qu’elle n’a aucune parenté avec moi.
D’autres fois j’entends passer le vent,
et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, il vaut la peine d’être né.
Je ne sais ce que penseront les autres en lisant ceci ;
mais je trouve que ce doit être bien puisque je le pense sans effort,
et sans concevoir qu’il y ait des étrangers pour m’entendre penser :
parce que je le pense hors de toute pensée,
parce que je le dis comme le disent mes paroles.
Une fois on m’a appelé poète matérialiste,
et je m’en émerveillai, parce que je n’imaginais pas
qu’on pût me donner un nom quelconque.
Je ne suis même pas poète : je vois.
Si ce que j’écris a une valeur, ce n’est pas moi qui l’ai :
la valeur se trouve là, dans mes vers.
Tout cela est absolument indépendant de ma volonté.
***
Je ne sais. Un sens me fait défaut, une prise
sur la vie, sur l’amour, sur la gloire…
À quoi bon une quelconque histoire,
un quelconque destin ?
Je suis seul, d’une solitude jamais atteinte,
creux en dedans, sans futur ni passé.
Sans me voir, semble-t-il, s’écoulent les instants,
mais ils passent sans que leur pas soit léger.
Je prends un livre, mais ce qui reste à lire déjà me lasse.
Veux-je penser, ma conclusion d’avance me fait mal.
Le rêve me pèse avant d’être rêvé. Sentir
a terriblement l’air du déjà vu.
N’être rien, être une figure de roman,
sans vie, sans mort matérielle, une idée,
une chose que rien ne rende utile ou laide,
une ombre sur un sol irréel, un songe épouvanté.
***
Tout seul, dans mon bureau d’ingénieur, je trace le plan,
je signe le devis, en ce lieu isolé,
éloigné de tout – et de moi-même.
Auprès de moi, accompagnement banalement sinistre,
Le tic-tac crépitant des machines à écrire.
Quelle nausée de la vie !
Quelle abjection, cette régularité…
Quel sommeil, cette façon d’être…
Jadis, quand j’étais autre, il y avait des châteaux et des cavaliers
(images, peut-être, de quelques livres d’enfance),
jadis, alors que j’étais conforme à mon rêve,
il y avait de grands paysages du Nord, éblouissant de neige,
il y avait de grands palmiers du Sud, opulents de vert.
Jadis.
Auprès de moi, accompagnement banalement sinistre,
Le tic-tac crépitant des machines à écrire.
Nous avons tous deux vies :
la vraie, celle que nous avons rêvée dans notre enfance,
et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;
la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres,
qui est la pratique, l’utile,
celle où l’on finit par nous mettre au cercueil.
Dans l’autre il n’y a ni cercueils ni morts,
il n’y a que des images de l’enfance :
de grands livres coloriés, à regarder plutôt qu’à lire ;
de grandes pages de couleurs pour se souvenir plus tard.
Dans l’autre nous sommes nous-mêmes,
dans l’autre nous vivons ;
dans celle-ci nous mourrons, puisque tel est le sens du mot vivre ;
en ce moment, par la nausée, c’est dans l’autre que je vis…
Mais à mes côtés, accompagnement banalement sinistre,
Élève la voix le tic-tac crépitant des machines à écrire.
Nous avons tous deux vies :
La vraie, celle que nous rêvons dans l’enfance,
Que nous continuons de rêver adultes, sur fond de brouillard ;
La fausse, celle que nous partageons avec les autres,
La vie pratique, la vie utile,
Celle où l’on finit dans un cercueil. (Fragments d’un voyage immobile)
***
Je commence à me connaître […] Je suis l’intervalle entre ce que je désire et ce que les autres font de moi.
****
Mais partir, partir, une fois pour toutes, partir !
Tout mon sang enrage d’être sans ailes !
Tout mon corps se rue en avant !
Je dévale en cataractes toute mon imagination !
Je me bouscule, je rugis, me précipite ! …
Mes désirs enfiévrés crèvent en écume
Et ma chair est une lame qui se brise sur les rochers ! (Ode maritime)
***
La vie est une hésitation entre une exclamation et une interrogation. Dans le doute, on met un point final.
***
« Ma vie tout entière se résume à une bataille perdue sur une carte ; ma lâcheté ne s’est même pas fait jour sur un champ de bataille, où d’ailleurs elle ne se serait peut-être pas manifestée, mais dans le cabinet du chef d’état-major, en tête à tête avec son intime conviction d’aller à la défaite. On n’a pas osé dresser de plan, parce qu’il aurait été de toute façon imparfait ; on n’a pas osé le rendre parfait, même s’il ne pouvait l’être réellement, parce que la conviction qu’il ne le serait jamais a brisé la volonté qui aurait permis à ce plan, même imparfait, d’être essayé malgré tout. Il ne m’est jamais venu à l’idée que ce plan, quoique imparfait, pouvait être plus parfait que celui de l’ennemi. Ni que mon ennemi véritable, victorieux contre moi depuis Dieu même, c’était précisément cette idée de perfection qui marchait contre moi, en tête de toutes les légions du monde, avant-garde tragique de toutes les armées de l’univers. »
Fernando Pessoa (sous l’hétéronyme « baron de Teive »),
L’éducation du stoïcien, traf. F Laye, Christian Bourgois éditeur
*
La caractère « inhibant » de l’idée de perfection est un thème récurrent chez Pessoa (voir notamment des extraits du Livre de l’intranquillité ).