Marguerite Duras, née Donnadieu
BIOGRAPHIE
Marguerite Duras, nom de plume de Marguerite Germaine Marie Donnadieu, est une écrivaine, dramaturge, scénariste et réalisatrice française, née le 4 avril 1914 à Gia Dinh1 (autre nom de Saïgon), alors en Indochine française, morte le 3 mars 1996 à Paris.
Son œuvre se distingue par sa diversité et sa modernité qui renouvelle le genre romanesque et bouscule les conventions théâtrales et cinématographiques, ce qui fait de Marguerite Duras une créatrice importante, mais parfois contestée, de la seconde moitié du XXe siècle.
En 1950, elle est révélée par un roman d’inspiration autobiographique, Un barrage contre le Pacifique. Associée, dans un premier temps, au mouvement du Nouveau Roman, elle publie ensuite régulièrement des romans qui font connaître sa voix particulière avec la déstructuration des phrases, des personnages, de l’action et du temps, et ses thèmes comme l’attente, l’amour, la sensualité féminine ou l’alcool : Moderato cantabile (1958), Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Le Vice-Consul (1966), La Maladie de la mort (1982), Yann Andréa Steiner (1992), dédié à son dernier compagnon Yann Andréa, écrivain, qui après sa mort deviendra son exécuteur littéraire, ou encore Écrire (1993).
Elle rencontre un immense succès public avec L’Amant, Prix Goncourt en 1984, autofiction sur les expériences sexuelles de son adolescence dans l’Indochine des années trente, qu’elle réécrira en 1991 sous le titre de L’Amant de la Chine du Nord.
Elle écrit aussi pour le théâtre, souvent des adaptations de ses romans comme Le Square paru en 1955 et représenté en 1957, ainsi que de nouvelles pièces, telle Savannah Bay en 1982, et pour le cinéma : elle écrit en 1959 le scénario et les dialogues du film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour dont elle publie la transcription en 1960. Elle réalise elle-même des films originaux comme India Song, en 1975, ou Le Camion en 1977 avec l’acteur Gérard Depardieu.
RESUME
À la fin des années vingt, dans une région du Sud de l’Indochine appelée «la plaine de Ram», une institutrice française vit avec ses deux enfants, Joseph, qui a vingt ans, et Suzanne, qui est une belle adolescente, dans une concession au bord du Pacifique dans l’achat de laquelle elle avait investi toutes ses économies, mais qui lui avait été vendue par de malhonnêtes agents du cadastre de Kam qui ne lui avaient pas dit que le terrain était inondé par l’eau salée à chaque grande marée et que toute culture y était impossible, tandis que le bungalow, à moitié achevé et sans balustrade, était attaqué par les vers. Elle s’était alors lancée dans une lutte vaine contre le cadastre, puis avait tenté, avec l’aide de paysans de la région et, en particulier, de son fidèle «caporal», un Malais, de construire des barrages contre la mer. Mais «en juillet, la mer était montée comme d’habitude à l’assaut de la plaine. Les barrages n’étaient pas assez puissants. Ils avaient été rongés par les crabes nains des rizières. En une nuit, ils s’effondrèrent». Or passe par la piste, qui est l’unique attraction de cette morne plaine, M. Jo, un jeune homme riche mais laid, vêtu d’un costume de tussor, qui conduit une splendide voiture et qui tombe amoureux de Suzanne. Joseph le juge ainsi : «Merde quelle bagnole… Pour le reste, c’est un singe». Cependant, la mère semble prête à donner sa fille à cet homme, non sans rétribution. Mais il a beau lui rendre visite tous les jours, faire preuve de beaucoup de délicates attentions, il n’obtient d’elle que la possibilité de la voir nue alors qu’elle se lave. Le cadeau d’un diamant achève paradoxalement de compromettre ses chances auprès d’elle. Il est prié de ne plus venir, tandis que la mère s’apprête à vendre le diamant à la ville. Ils s’y rendent tous les trois pour un long séjour. Tandis que la mère tente une transaction qui est compliquée par le fait que le diamant a un crapaud, Joseph part à la recherche de femmes, et Suzanne, qui a trouvé une amie en Carmen, une tenancière d’hôtel, passe le plus clair de son temps au cinéma. S’intéresse alors à elle un autre homme âgé, Barner, représentant d’une usine de filatures de Calcutta qui, depuis dix ans cherche à «se marier avec une Française, très jeune et vierge si possible», mais qui est découragé par tant d’immoralité, la mère essayant de lui vendre le diamant. Cependant, Joseph en obtient vingt mille francs de Lina, une femme qui est amoureuse de lui, qui le lui a acheté et le lui a rendu. La mère peut alors payer les intérêts des prêts en retard. Joseph raconte la folle nuit où il a, au cinéma, rencontré Lina et son mari qui est, au cours de cette nuit de beuveries et ensuite, si indifférent qu’ils font l’amour et qu’elle promet de venir le chercher. L’attente dure un mois au terme duquel il quitte la concession avec elle. Suzanne espère que s’arrête pour elle un des chasseurs qui passent sur la piste, mais c’est avec un garçon du voisinage, Jean Agosti, le fils d’un contrebandier de pernod, qu’elle perd sa virginité sans toutefois vouloir l’épouser alors qu’il commence à l’aimer, car elle veut partir. La mère meurt. Joseph revient avec sa maîtresse pour l’enterrer, et ils emmènent Suzanne loin de la concession.
ANALYSE DE L’OEUVRE
Un cadre historique : l’Indochine coloniale
1 Le roman se déroule en Indochine française.
L’Indochine française était une colonie qui correspond aujourd’hui au Cambodge, au Vietnam et au Laos. Ram et Kam sont les abréviations de Réam et Kampot, deux villes situées dans l’actuel Cambodge. Le climat est tropical (chaud et humide) comme le laissent supposer les vêtements légers que portent les personnages et les activités qu’ils pratiquent (baignade dans l’étang). Le paysage est propre à cette région d’Asie du Sud-Est : une plaine désertique envahie annuellement par les eaux du Pacifique (ou plus exactement la « mer de Chine »), le marigot et le rac, où se baignent les personnages du roman. La faune et la flore sont également typiques : la mère plante des « cannas » (plantes tropicales), tandis que les paysans se protègent des fauves en allumant des « feux de bois vert ».
2 L’Indochine française n’existe plus aujourd’hui car ce pays est lié à une période révolue de notre histoire, la colonisation. Mais pour rappel…
La colonisation est une pratique qui consiste, pour un pays, à occuper et exploiter un autre territoire que le sien en le plaçant sous tutelle politique. Annexée à la fin du xixe siècle, l’Indochine est alors gouvernée par la France qui monopolise notamment le commerce de l’opium, du sel, puis du caoutchouc au xxe siècle. Cette colonie est divisée en de multiples parcelles appelées concessions, chacune étant vendue à des colons ou à des indigènes au prix fort.
La mère de Joseph obtient de l’administration coloniale une de ces concessions, mais cette dernière se révèle incultivable. Le premier chapitre décrit le quotidien de cette famille de colons pauvres qui habite une maison sur pilotis pour se protéger de la montée annuelle des eaux. La mère tente en vain de cultiver sa parcelle tandis que Joseph s’adonne à la chasse la nuit et, le jour, transporte des voyageurs dans sa carriole afin de gagner un peu d’argent. Le 2e chapitre se déroule à « la cantine de Ram », le jour du courrier, qui est un des événements majeurs dans la région, puisqu’il marque l’arrivée souvent temporaire de nouvelles personnes : des officiers de marine, des fonctionnaires, des passagers, et cette fois-ci, M. Jo, un riche homme d’affaires.
Condamnation du système colonial
Le narrateur condamne le système colonial en mettant en scène les mésaventures de la mère, victime de la malhonnêteté des agents coloniaux. Il dénonce leur corruption, leur avidité et la logique de profit qui régit la colonie, ce qui conduit d’innombrables familles à la ruine, comme le souligne l’accumulation« ils avaient installé, ruiné, chassé, réinstallé, et de nouveau ruiné et de nouveau chassé, peut-être une centaine de familles » (p. 24). En effet, les agents du cadastre vendent sciemment des concessions incultivables. Comme celles-ci ne sont « jamais accordées que conditionnellement » (p. 24), l’administration les récupère si elles ne sont pas mises en culture, et s’enrichit ainsi au détriment des colons floués. L’expression « vampirisme colonial » traduit la cupidité et la corruption du système colonial qui dépouille sans scrupule des centaines de familles.
Personnage de la mère
Même s’il est peu décrit, le personnage de la mère est omniprésent au début de la première partie
Le portrait physique de la mère est à peine ébauché : on sait seulement qu’elle a « une mince natte de cheveux gris » et qu’elle porte une large « robe grenat, taillée dans un pagne indigène » (p. 15).
Son caractère est complexe et ambivalent. Le récit de sa vie, entre malheurs et échecs, explique en partie son humeur lunatique et ses« crises » : « Le docteur faisait remonter l’origine de ses crises à l’écroulement des barrages » (p. 20). Elle fait preuve d’une obstination maladive et irrationnelle : elle s’acharne à vouloir cultiver sa concession malgré ses multiples échecs. Son attitude vis-à-vis de ses enfants est tout aussi surprenante : tantôt brutale et agressive, tantôt maternelle et douce, à l’instar d’un animal avec ses petits : « Quand il s’agissait de les gaver, elle était toujours douce avec eux » (p. 30).
Une rencontre déterminante
L’annonce de la rencontre avec M. Jo est faite au début du texte.
La rencontre avec M. Jo est annoncée de façon solennelle dès la première page : « Et c’est le lendemain à Ram qu’ils devaient faire la rencontre qui allait changer leur vie à tous ». Cette phrase suscite la curiosité du lecteur et crée un effet d’attente autour de cette mystérieuse rencontre. L’impatience du lecteur est accentuée par les déclarations répétées de Joseph relayées par celles de Suzanne : « demain on ira à Ram » (p. 27), « on ira demain, dit Joseph, et c’est pas à Ram que tu trouveras, ils sont tous mariés » (p. 30), « demain on va à Ram » (p. 32).
- Jo se distingue immédiatement des autres personnages par sa position sociale.
- Jo se distingue des autres personnages par sa richesse, comme le montre son automobile garée devant la cantine de Ram (« une magnifique limousine à sept places » avec un chauffeur « en livrée » (p. 33)) et le confirme par sa tenue vestimentaire: « un costume de tussor grège », « un feutre », mais surtout « un magnifique diamant » au doigt (p. 35). La mère est en admiration devant tous ces signes extérieurs de richesse et pense immédiatement au profit qu’elle pourrait tirer de M. Jo : elle incite sa fille à se montrer aimable afin d’obtenir les faveurs de ce riche planteur. Joseph, s’il salue la beauté de son automobile, éprouve pour lui un mépris immédiat : « Merde, quelle bagnole […]. Pour le reste, c’est un singe » (p. 35)
Pendant la soirée à la cantine de Ram, toute la famille se met à rire devant les remarques de Joseph.
Pendant la soirée, Joseph évoque sur un mode tragi-comique la misère de sa famille symbolisée par le mauvais état de leur véhicule ainsi que l’échec pitoyable du projet de construction des barrages.
Suzanne et la mère rient en choeur à l’écoute de ce récit pathétique. Pourtant, ce rire nerveux et automatique traduit davantage la détresse et le désespoir de cette famille sans avenir que la gaieté. C’est également un moyen de mettre à distance leur malheur et donc de l’atténuer : « Les barrages de la mère dans la plaine, c’était le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours » (p. 43).
- Jo ne peut comprendre leur hilarité et attend patiemment qu’elle cesse : « M. Jo les regardait avec l’air de quelqu’un qui se demande si ça va finir un jour. Mais il écoutait patiemment » (p. 42).
Analyse de l’incipit
” Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée d’acheter ce cheval. Même si ça en devait servir qu’à payer les cigarettes de Joseph. D’abord, c’était une idée, ça prouvait qu’ils pouvaient encore avoir des idées. Puis ils se sentaient moins seuls, reliés par ce cheval au monde extérieur, tout de même capables d’en extraire quelque chose, de ce monde, même si c’était misérable, d’en extraire quelque chose qui n’avait pas été à eux jusque-là, et de l’amener jusqu’à leur coin de plaine saturée de sel, jusqu’à eux trois saturés d’ennui et d’amertume. c’était ça les transports : même d’un désert, où rien ne pousse, on pouvait encore faire sortir quelque chose, en le faisant traverser à ceux qui vivent ailleurs, à ceux qui sont du monde.
Cela dura huit jours. Le cheval était trop vieux, bien plus vieux que la mère pour un cheval, un vieillard centenaire. Il essaya honnêtement de faire le travail qu’on lui demandait et qui était bine au dessus de ses forces depuis longtemps, puis il creva.
Ils en furent dégoûtés, si dégoûtés, en se retrouvant sans cheval sur leur coin de plaine, dans la solitude et la stérilité de toujours, qu’ils décidèrent le soir même qu’ils iraient tous les trois le lendemain à Ram, pour essayer de se consoler en voyant du monde.
Et c’est le lendemain à Ram qu’ils devaient faire la rencontre qui allait changer leur vie à tous.
Comme quoi une idée est toujours une bonne idée, du moment qu’elle fait faire quelque chose, même si tout est entrepris de travers, par exemple avec des chevaux moribonds. Comme quoi une idée de ce genre est toujours une bonne idée, même si tout échoue lamentablement, parce qu’alors il arrive au moins qu’on finisse par devenir impatient, comme on ne le serait jamais devenu si on avait commencé par penser que les idées qu’on avait étaient de mauvaises idées.”
Les informations apportées sur le cadre spatio-temporel sont peu nombreuses.
— Le lieu : le roman se déroule dans une plaine désertique et plusieurs expressions le rappellent : « leur coin de plaine saturé de sel », « un désert où rien ne pousse », « sur leur coin de plaine, dans la solitude et la stérilité de toujours ». Cet endroit isolé et incultivable est relié au monde extérieur, et notamment à la ville de « Ram », grâce à une piste. Ces indications laissent supposer que le récit prend place dans une région chaude et exotique bordée par le Pacifique.
- L’époque : aucune indication n’est donnée sur la période historique. En revanche, on sait que « huit jours » séparent l’achat du cheval de sa mort.
Les trois personnages sont présentés de façon collective à travers les expressions « tous les trois », « à eux trois », « tous les trois ». Même si le nom de« Joseph » est mentionné et que « la mère » est évoquée, le triangle familial constitue dans cet incipit un tout inséparable. Le narrateur met en scène ses personnages comme s’ils faisaient partie d’une même entité qui pense et agit en choeur : l’emploi des pronoms « ils » et « eux », de l’indéfini « on » et du possessif « leur » le montre. L’achat et la mort du cheval touchent de la même façon les membres de la famille.
L’incipit suscite l’attente du lecteur.
Tout d’abord, le cadre et les personnages ne sont qu’esquissés et le lecteur est incité à lire la suite du roman pour en apprendre davantage. De plus, le narrateur annonce un événement à travers la répétition de l’adverbe « le lendemain » : la curiosité du lecteur est ainsi aiguisée. Cette attente est renforcée par l’affirmation « une idée est toujours une bonne idée », qui laisse enfin présager un événement heureux au sein de cette famille dominée par la solitude et le désespoir.
- Une voix narrative originale
- Dans la majeure partie de l’extrait, le narrateur adopte un point de vue interne. ce choix permet de mettre en évidence la solitude et le désespoir absolus de la famille._
Le narrateur décrit la scène en adoptant le point de vue de la famille comme le montre l’emploi du modalisateur « Il leur avait semblé » et des verbes « ils se sentaient » et « ils décidèrent ». Cette focalisation interne met en évidence la solitude et l’ennui des personnages soulignés par les expressions « ils se sentaient moins seuls », « jusqu’à eux trois saturés d’ennui et d’amertume ».
Dans cette situation désespérée et sans issue, l’achat du cheval constitue un événement capital puisqu’il prouve que les personnages sont encore capables d’avoir des idées et d’« extraire quelque chose de ce monde ». Cette expression est répétée puis reprise (« faire sortir quelque chose »), ce qui souligne l’importance que revêt cet achat pourtant dérisoire. La mort du cheval n’en est que plus dramatique, comme l’indique la répétition du terme « dégoûtés ».
La voix narrative s’appuie sur une écriture originale, qui joue sur les contrastes (rythme, niveau de langue).
Dans l’incipit, l’écriture est principalement fondée sur la répétition de mots et de structures, qui crée un rythme lancinant et donne l’impression qu’une force invisible est à l’oeuvre et agit irrémédiablement. Le premier paragraphe procède ainsi par la répétition d’expressions successives : « c’était une bonne idée » / « c’était une idée », « même si » (répété trois fois), « d’en extraire quelque chose » (répété deux fois), « ce n’était pas grand-chose » / « c’était misérable », « jusque-là » / « jusqu’à » (deux fois), « à ceux qui vivent ailleurs » / « à ceux qui sont du monde ». La répétition est parfois identique, parfois légèrement différente, comme si l’écriture progressait par touches successives et par cycles, et devenait cohérente une fois le cycle achevé.
Ce choix, bien que spécifique à l’écriture durassienne, traduit, dans la scène étudiée, l’ennui et l’enfermement mortifère que les personnages s’efforcent de fuir.
Par ailleurs, l’écriture utilisée se distingue également par le mélange des niveaux de langue. Le vocabulaire présent est relativement simple, mais certaines expressions imagées et poétiques comme « jusqu’à eux trois saturés d’ennui et d’amertume» contraste avec l’emploi de termes familiers tels que le verbe « il creva ».
Cette opposition déroute le lecteur en le confrontant à une écriture variée qui bouleverse les codes traditionnels.
III. Un incipit efficace
- L’incipit annonce de façon synthétique ce qui va se produire dans les chapitres qui suivent.
L’incipit résume ce qui va se passer dans la suite du chapitre : de l’achat du cheval à sa mort et à la décision de partir pour Ram. L’achat du cheval est relaté au plus-que-parfait et à l’imparfait : « Il leur avait semblé que c’était une bonne idée d’acheter ce cheval. » Puis sa mort est évoquée à l’imparfait et au passé simple, qui sont les temps dominants du récit. Enfin, le conditionnel « ils iraient » annonce la décision de la famille de se rendre à la ville. L’incipit synthétise ainsi l’anecdote du cheval ; la suite du chapitre est une analepse et sera consacrée à la lente agonie de l’animal.
Les thèmes de l’échec et de la mort sont omniprésents dans le passage.
L’échec et la mort sont exprimés par plusieurs termes : « misérable », « ennui », « amertume », « vieux », « vieillard centenaire », « creva », « dégoûtés », « moribonds ». Ces deux thèmes annoncent les échecs passés et futurs de cette famille misérable, mais surtout de la mère, désespérée en raison de l’écroulement des barrages et de l’impossibilité de cultiver sa concession. Néanmoins, la mort du cheval n’est pas uniquement source de désespoir puisqu’elle incite la famille à agir.
L’extrait annonce l’arrivée d’un événement capital. (prolepse).
La prolepse est formulée de façon solennelle : « Et c’est le lendemain à Ram qu’ils devaient faire la rencontre qui allait changer leur vie à tous. » L’emploi de l’adjectif indéfini « tous » montre que le bouleversement à venir concernera les trois membres de la famille. Le développement du narrateur sur les bonnes idées ne fait que renforcer l’attente du lecteur, qui sait désormais que cette rencontre aura forcément un aspect positif puisqu’elle extrait enfin la famille de son ennui et de sa torpeur.
L’incipit accorde une place importante au cheval, qui devient presque un personnage à part entière.
Le cheval symbolise à la fois l’échec et l’espoir de la famille, et préfigure ainsi le cycle
infernal qui animera celle-ci tout au long du roman. Lien infime qui relie la famille au monde extérieur, le cheval représente d’abord l’espoir d’une vie meilleure. Mais sa mort plonge à nouveau le trio dans le cycle infernal de l’échec et du désespoir. Cependant, il représente malgré tout « quelque chose » et ce « quelque chose », aussi dérisoire soit-il, est préférable au néant. L’achat du cheval est d’ailleurs à l’origine de la rencontre capitale avec M. Jo qui va bouleverser le quotidien de la famille. Néanmoins, le cheval demeure lié à la mort en raison du parallèle dressé entre l’agonie de cet animal, décrite dans le premier chapitre, et le déclin progressif de la mère : « Le caporal et sa femme la regardaient comme elle, un mois avant, avait regardé le cheval » (p. 245).