Poètes français du XIX°
Assis, de gauche à droite : Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Léon Valade, Ernest d’Hervilly, Camille Pelletan.
Debout, de gauche à droite : Pierre Elzéar, Émile Blémont, Jean Aicard.
Un vase rempli de fleurs, au premier plan, qui serait un symbole du poète absent, Albert Mérat [6].
RIMBAUD – Lettre à Paul Demeny (lettre du voyant)
Enfance- adolescence
Jean Nicolas Arthur Rimbaud est né le 20 octobre 1854 à Charleville-Mézières dans les Ardennes. Arthur est le deuxième enfant de la famille qui en compte cinq. Son père, capitaine d’infanterie, est souvent absent jusqu’au moment où il abandonne femme et enfant. Sa mère les élève seule, suivant des principes stricts. Le jeune Arthur est un élève brillant, il remporte des prix de littérature dès son adolescence. Il saute la classe de cinquième. Grâce à sa plume talentueuse, il remporte divers prix dont le premier prix du Concours académique en 1869. Jeune homme révolté contre l’ordre des choses, il voit la poésie comme un moyen de les faire évoluer.
Les poèmes d’Arthur Rimbaud
C’est en 1870 qu’est publié son premier poème “Les Etrennes des orphelins”. Un nouveau professeur, Georges Izambard, vient enseigner dans le lycée d’Arthur. Grand amateur de poésie, l’enseignant l’initie à cet art. Rimbaud découvre notamment la poésie parnassienne. En mai, Arthur adresse quelques-uns de ses poèmes à Théodore de Banville, afin d’être publié dans le Parnassien contemporain. Mais cette tentative reste infructueuse. En août, la France entre en guerre contre la Prusse. Arthur, alors âgé de 16 ans, fait sa première fugue à Paris. Il écrit le célèbre poème “Le Dormeur du Val”. C’est son professeur Georges Izambard qui le fait sortir de prison. Libéré début septembre, il fait une deuxième fugue vers la Belgique début octobre. Il envoie à Paul Demeny deux lettres dites “du voyant”. Dans l’une d’elle, il exprime sa volonté de devenir un voyant, et ce par un “long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens”.
L’écriture poétique
Arthur Rimbaud et Paul Verlaine
Paul Verlaine, à qui Rimbaud a envoyé ses écrits, est touché par les vers du jeune homme et l’invite à Paris : “Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend”. Rimbaud s’y rend aussitôt, emportant avec lui son poème “Le bateau ivre”. S’ensuivent deux années d’errance et de vagabondage. Ils vivent à Paris chez Verlaine (lui-même étant marié et vivant en ménage) et mènent une vie de bohème en fréquentant les bars du quartier Latin. Puis, les deux amants passent par Bruxelles et Londres. Leur liaison s’achève violemment. Le 8 juillet 1873, Verlaine et Rimbaud se disputent et décident de se séparer. Verlaine, en état d’ébriété, tire sur Rimbaud et le blesse. Verlaine sera condamné par la justice belge à deux ans de prison. Peu après, Rimbaud achève et publie “Une saison en enfer”, dans laquelle il témoigne de sa souffrance.
Celui que Verlaine avait surnommé “l’homme aux semelles de vent” poursuivit seul ses voyages. Il écrit le recueil Illuminations qui comprend 57 poèmes, parus en 1886.
A 19 ans, Rimbaud choisit d’abandonner la poésie. Cet abandon est pour certains l’aveu de son échec de faire évoluer le monde au travers de ses poèmes. D’autres pensent que c’est simplement pour gagner sa vie qu’il arrête d’écrire et se tourne vers le commerce. Rimbaud enchaîne les destinations : Hollande, Suisse, Allemagne, Italie, Chypre…
En 1880, il devient gérant d’un comptoir commercial en Abyssinie. En 1886-87, il se lance dans le trafic d’armes dans l’espoir de devenir riche. L’affaire se révèlera un désastre. En 1891, il souffre de douleurs au genou et se fait rapatrier en France. A Marseille, les médecins découvrent une tumeur au genou. Rimbaud doit immédiatement se faire amputer de la jambe droite. La maladie progresse et Rimbaud meurt le 10 novembre 1891 à Marseille à l’âge de 37 ans. Il est enterré au cimetière de Charleville-Mézières. Il existe un doute quant à la version finale de certaines lettres et écrits de Rimbaud. Plusieurs versions de poèmes ont été retrouvées sans savoir laquelle était la version finale. Poussé par une volonté de créer une langue nouvelle, “de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant (Lettre du voyant)”, Arthur Rimbaud a créé un style moderne, loin de la poésie traditionnelle et de son lyrisme.
LA MORT
L’œuvre de Rimbaud, inclassable, s’est nourrie des courants littéraires et artistiques qui ont traversé la 2nde moitié du XIX° (romantisme, parnasse), sans jamais s’assimiler à aucun. Elle ouvre la voie à la modernité.
Le romantisme est en perte de vitesse à partir de la révolution de 1848. Hugo inspire à Rimbaud ses évocations épiques et lyriques des milieux populaires. Par ailleurs, durant le Second Empire, en raison de la censure et du conformisme de la société, les œuvres publiées sont globalement consensuelles. Certains auteurs tentent cependant de briser cette uniformité culturelle. Le réalisme, à partir de 1850, fait scandale (cf. procès de Flaubert pour Madame Bovary en 1857).
On lui reproche de vouloir peindre sans fard le monde contemporain. Pour les réalistes une œuvre peut s’intéresser à tous les sujets, y compris le laid, l’immoral. Ils évoquent ainsi bien des « déclassés ». On trouve des traces du réalisme chez Rimbaud, mais ce dernier va plus loin et se livre à un « saccage esthétique » : portraits défigurés, ironie, surinvestissement du lexique corporel….
A partir de 1870, le réalisme se radicalise, notamment sous la plume de Zola qui est à l’origine du naturalisme (il s’agit de hisser la littérature au rang de science). Parallèlement, les parnassiens prône un art indépendant de tout engagement moral ou politique. Rimbaud, dans sa jeunesse, a cherché à publier dans les revues parnassiennes, mais il s’émancipe très rapidement des préceptes du groupe. On rencontre chez Rimbaud une volonté de « tuer la vieillerie poétique » et un goût prononcé pour la transgression.
Lettre de Rimbaud à Paul Demeny – 15 mai 1871 (extrait)
Charleville, 15 mai 1871.
J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle; […] – Voici de la prose sur l’avenir de la poésie
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l’inspecte, Il la tente, I’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoistes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! – Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
[…] Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences1. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant – Car il arrive à l’inconnu[…] Donc le poète est vraiment voleur de feu2.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; – Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, – plus mort qu’un fossile, – pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie !-
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus – (que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
[…] Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut- être.
Au revoir
A. Rimbaud.
L’essentiel sur Rimbaud et la lettre du voyant et lien avec Le Bateau ivre
L’œuvre poétique de Rimbaud a bouleversé la poésie. Pourtant, c’est une oeuvre écrite en cinq- six ans, (entre 15 et 20 ans) , puis il se tait à jamais.
A 20 ans, il a déjà tout écrit… L’homme « aux semelles de vent » ( selon l’expression de Verlaine), ne cesse alors de voyager, et part faire fortune en Abyssinie. Paul Verlaine résume ainsi la vie de Rimbaud : « … il ne fit plus rien que de voyager terriblement et de mourir très jeune ».(37 ans)
D’abord admirateur des Parnassiens et même des romantiques, il les rejettera ensuite, « écoeuré » par leur lyrisme. Il veut et va renouveler totalement la création poétique.
Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud (âgé de 17 ans) expose son programme poétique : “Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens”. Ainsi, “il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues”.
Si pour les romantiques le moi créateur est aussi le moi du poète, pour Rimbaud… « Je est un autre ». C’est à dire que pour lui, la création poétique n’a rien à faire avec l’expérience personnelle (sauf dans les poèmes de prime jeunesse comme Roman et encore…).
Le moi du poète est donc un autre moi, impersonnel. C’est pourquoi le poète doit « être voyant, se faire voyant » pour « arrive(r) à l’inconnu! ». Ce que cherche à atteindre Rimbaud, c’est donc cet inconnu. Et la poésie naitra de la torture infligée au moi conscient.
L’expérience de la voyance part d’un repli sur soi-même : « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, il l’apprend…….), de l’exploration et l’approvisionnement de son âme. « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens…… ».
Le poète s’écarte des règles de la morale, de l’équilibre, de la mesure et se met volontairement dans une condition limite, dépossédé de la capacité de contrôle de la raison, de la morale ; le moi du poète procède donc à la prise de possession sensorielle et mentale du monde à travers toute sorte d’expérience (l’alcool, le haschisch, la débauche) qui, en modifiant une sensibilité limitée chez les autres par les règles sociales et morales, doivent permettre les visions, les hallucinations, révélatrices de ce monde mystérieux qui échappe aux lois de la logique.
L’expérience de la voyance, avec ses désordres, ses excès et ses délires conduit le poète aux limites de la folie, de la maladie mentale et le condamne à la solitude, à l’incompréhension, à vivre en marge, aliéné, condition indispensable pour être le suprême Savant.
C’est ainsi que le voyant devient « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit » et « le Suprême Savant! », « car il arrive à l’inconnu ».
Et il y arrive par le langage. Il faut, dit Rimbaud « trouver une langue » qui résumera tout « parfums, couleurs, sons ».
Le poète est aussi un « voleur de feu » un Prométhée, et sa fonction est de donner à l’humanité « de nouvelles formes de langage » –, qu’il aura été chercher « là-bas » dans l’inconnu.
Il s’agit de voler le feu, c’est-à-dire de capturer les visions, les sensations et de savoir les restituer aux hommes. Ainsi le poète apporte la lumière, il est chargé de “faire sentir, palper, écouter ses inventions, (…) ce qu’il rapporte de là-bas”.
Le poète, comme Prométhée, se doit d’apporter la lumière aux autres hommes, et accepter, comme Prométhée, d’en souffrir et d’être puni.
Il a mission de transmettre, et cela impose un mode de transmission : la langue.
Pour exprimer ces visions et susciter la voyance chez les lecteurs, le poète doit donc renouveler , réinventer une nouvelle langue : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs…. », riche en images sensorielles et synesthésies, succession d’images, de métaphores tentant d’approcher au plus près le télescopage des visions, des sensations de ce qu’il rapporte de là- bas..
C’est ça la poésie pour Rimbaud. L’écriture de Rimbaud est l’expérience des limites…
Le Bateau ivre illustre parfaitement le projet rimbaldien.
A. RIMBAUD, Lettre à Paul Demeny (Lettre du voyant)
Les docs en téléchargement (cliquez sur les images)
Le Bateau ivre
Le Bateau ivre
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées
Moi l’autre hiver plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants
La tempête a béni mes éveils maritimes
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très-antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
— Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux….
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur,
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur,
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Behemots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
— Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? —
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
ELEMENTS D’ANALYSE SUR LE BATEAU IVRE
Le Bateau ivre illustre parfaitement le projet rimbaldien.
Les cinq premières strophes racontent comment un bateau rompt ses amarres : c’est le poète rompant avec les normes de la poésie, les conventions de la morale, l’idéologie dominante de la société. Il faut le lire comme un // entre le récit d’un voyage maritime et d’un voyage en poésie. Voyage effectué par un adolescent.
Les expériences du bateau ce sont celles de Rimbaud.
Les « haleurs » du navire sont pour Rimbaud les traditions poétiques qu’il abandonne, les conventions qu’il lâche. Les liens se font par les métaphores.
Quant aux fleuves impassibles, ils sont l’équivalent de la société du XIX° que rejette Rimbaud qui la trouve stérile, figée, étouffante… Le massacre des haleurs, c’est l’image de cette séparation avec le monde d’avant. Rimbaud le rebelle va, comme le navire « descendre » où il veut … peut-être…où en Enfer.. Après la séparation avec la société du XIX°/ fleuve paisible vient le temps de la liberté illustré par l’univers marin agité ce ,”tohu-bohu”.
Le bateau « fugue » comme le poète. Peu lui importe les dangers, seule compte l’euphorie de la liberté…
Les strophes 6 à 17 évoquent les aventures maritimes étourdissantes de l’épave à la dérive : c’est le poète arrivant “à l’inconnu”. Le monde et la poésie ne font qu’un. Les sens sont surpuissants et s’emparent de tout. “J’ai vu affirme la certitude de ses visions. “Je sais”.
La vraie vie est “ailleurs”, dans la vérité absolue des délires de l’imaginaire, dans cet autre monde recréé par l’alchimie du verbe(du mot), monde de “neiges éblouies”, de “sèves inouïes”. C’est par le langage que Rimbaud cherche à réinventer le monde. Toutes les ressources du langage poétique sont mises à contribution pour entraîner le lecteur dans cette fête des sens et lui donner l’impression du nouveau : jeux de sonorités, rythmes berceurs, couleurs crues, associations de mots inattendues, mots rares ou inventés, effets synesthésiques, métaphores insolites. Métaphores, visions se succèdent, s’entrechoquent et s’expriment à travers les sonorités, les hyperboles. La syntaxe réunit paysages, hommes, objets, bêtes.. . Le poète voyant – pour dire le monde, les visions- a besoin d’une nouvelle langue, qu’il invente. La fascination du poète pour l’aventure, fût-ce au prix du naufrage et de la mort. Car c’est bien de Rimbaud qu’il s’agit à travers le « bateau ivre ». C’est d’ailleurs ce qui lui arrivera…
Mais il y a danger a ainsi quitter l’ici pour l’ailleurs.
Enfin, les strophes 18 à 25 disent l’épuisement du poète et sa nostalgie du vieux monde : c’est le moment où, “affolé”, le “voyant” doit se résigner à “crever” (“dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables”, comme dit la lettre), abandonner ses visions avec la consolation de les avoir vues. Et l’on passe du poète-bateau au poète égaré, assourdi par les oiseaux “criards” .
Le désenchantement pousse à renier la révolte, à désirer le retour au sein de l’univers familier de la société stérile… L’aventure a mené au désespoir Il est temps de revenir à l’abri derrière les “anciens parapets”. L’euphorie, le sentiment de liberté, la jouissance que ressent le voyant s’effacent devant l’amertume. Il a vu oui- mais n’a rien conquis. C’est encore un échec. Désenchanté, le poète aspire au suicide.
Les dernières strophes réduisent le désir de mers lointaines à la petite mare de l’enfance. Nostalgie de ce temps que les mots n’ont pas permis de quitter malgré tout le pouvoir qu’on leur avait donné… Immense déception.
Et pourtant, pas question de rentrer au port. Le langage, les mots n’ont pas tenu leurs promesses. N’ont pas suffi à construire le monde du voyant Mais impossible pour lui de revenir en arrière : “Je ne puis plus”. Sa haine, son dégout du monde ancien est trop fort. Tout le dernier quatrain refuse ce monde ancien : traditions, honneurs “drapeaux et flammes”, héritages intellectuels, contraintes …
Mais même si les mots ne suffisent pas à changer le monde et la vie, même si l’on peut se perdre dans les mots comme on se noie dans l’océan, cette expérience est primordiale, essentielle et débouchera vers un nouvel ailleurs. Dans le poème, Rimbaud fait donc l’expérience de l’échec. Il le raconte, mais le dépasse. Il peut désormais prendre un nouveau départ. Et se faire voyant encore et plus.
Le poème, dans sa forme est très conventionnel. La versification aussi. Rien de révolutionnaire dans la forme. L’écriture n’est pas encore libérée comme elle le sera par la suite. Néanmoins, le jeune Rimbaud essaie, s’essaie à des métaphores, des bouleversements sémantiques et lexicaux, mais finit par s’y perdre. Le langage ne lui a pas apporté le miracle qu’il en attendait. Par contre cette conscience de l’échec de sa démarche débouchera sur le Rimbaud génial des Illuminations. Il lui faut aller ailleurs et plus loin. Mais même là,presque toutes ces Illuminations s’achèvent par l’irruption de la „réalité rugueuse à étreindre”.