Baudelaire & Delacroix

BAUDELAIRE &

Baudelaire à propos de Delacroix : « […] qui n’a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d’un azur plus transparent s’enfonce dans un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, et où les parfums racontent des mondes d’idées ? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l’esprit. Elle est revêtue d’intensité et sa splendeur est privilégiée. Comme la nature perçue par des nerfs ultra-sensibles, elle révèle le surnaturalisme. »

Aquarelle Delacroix

C’est à propos de la peinture d’Eugène Delacroix et de l’œuvre de Théophile Gautier que Baudelaire a usé de cette formule célèbre qui caractérise si justement son art : « Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle, comme une voix profonde et vibrante, que les monuments se dressent et font saillie sur l’espace profond ; que les animaux et les plantes, représentants du laid et du mal, articulent leur grimace non équivoque, que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants ; que la passion murmure ou rugit son langage éternellement semblable. »

Delacroix est considéré comme le représentant majeur du romantisme. Il fréquente de nombreux artistes, peintres, musiciens et écrivains de son temps, dont Théodore Géricault, Paganini, Gautier, Baudelaire, etc. `

Il renouvelle, avec les autres artistes de sa génération, les sujets de la peinture : il puise son inspiration à des textes que le XIXe siècle redécouvre : La divine Comédie de Dante (La Barque de Dante et Virgile aux Enfers, Paolo et Francesca…), les tragédies de Shakespeare (Hamlet, Macbeth…), ainsi que les auteurs romantiques contemporains (Goethe, Byron, Walter Scott…).

Femmes d'Alger dans leur appartement

Avec Delacroix, la peinture n’illustre plus seulement les grands épisodes de la Bible ou la légende des héros de l’Antiquité .Il réalise aussi plusieurs ensembles monumentaux pour des bâtiments publics (Bibliothèque de l’Assemblée nationale, galerie d’Apollon au Louvre, chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice…) ; son voyage au Maroc en 1832 sera une expérience visuelle déterminante dont témoignent Femmes d’Alger dans leur appartement.

Il est difficile de résumer ce que Baudelaire a pu dire de Delacroix tant il lui a consacré de pages. Il le tient pour le plus grand peintre de son époque, le romantique et le coloriste par excellence : « M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes »écrit-il dans le Salon de 1845. « Un grand génie malade de génie »,un homme « aux facultés étranges et étonnantes »doté d’« une passion immense, doublée d’une volonté formidable ».C’est surtout dans L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix publié en 1863 dans L’Opinion Internationale quelques mois après la mort du peintre, que Baudelaire déploie son grand éloge de Delacroix :

Etude pour La Mort de Sardanapale

« Quel est donc ce je ne sais quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme ;et il a fait cela, – observez le bien, – monsieur, sans autres moyens que le contour et la couleur; il l’a fait mieux que pas un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné. ».

Il va plus loin encore : « L’imagination de Delacroix ! Celle-là n’a jamais craint d’escalader les hauteurs difficiles de la religion ; le ciel lui appartient, comme l’enfer, comme la guerre, comme l’Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poète ! »

Noce juive, Delacroix

Enfin, quant au talent de coloriste du peintre, Baudelaire explique : « Un tableau de Delacroix, placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l’agrément des contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d’une volupté surnaturelle. Il vous semble qu’une atmosphère magique a marché vers vous, vous enveloppe. Sombre, délicieuse pourtant, lumineuse, mais tranquille, cette impression, qui prend pour toujours sa place dans votre mémoire, prouve le vrai, le parfait coloriste ».

LA MORT DE SARDANAPALE

Sardanapale est un roi légendaire de Ninive en Assyrie qui aurait vécu de 661 à 631 av. J.-C. Il serait une mythologisation d’Assurbanipal, un roi très cultivé et pacifique. Selon une autre version, Sardanapale serait le frère d’Assurbanipal nommé par le dernier gouverneur de Babylone.

Sardanapale aurait ensuite intrigué contre Assurbanipal, ce qui aurait poussé celui-ci à faire le siège de Babylone pour le punir (650-648). Lorsque Sardanapale sentit la défaite approcher, il décida de mourir avec toutes ses femmes et ses chevaux et fit incendier son palais.

Le poète anglais Lord Byron a publié en 1821 en Angleterre un drame Sardanapalus, traduit en français dès 1822. Le poème raconte la fin tragique de ce roi légendaire d’Assyrie, qui, voyant le pouvoir lui échapper à la suite d’une conspiration, choisit, lorsqu’il se rendit compte que sa défaite était inéluctable, de se jeter en compagnie de sa favorite, Myrrha, une esclave ionienne, dans les flammes d’un gigantesque bûcher.


La Mort de Sardanapale par Delacroix

La scène représentée par Delacroix raconte l’épisode dramatique de la mort du souverain. Le peintre a fourni quelques explications lorsque la toile fut exposée la première fois :

« Les révoltés l’assiégèrent dans son palais… Couché sur un lit superbe, au sommet d’un immense bûcher, Sardanapale donne l’ordre à ses eunuques et aux officiers du palais d’égorger ses femmes, ses pages, jusqu’à ses chevaux et ses chiens favoris ; aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre. » (Lord Byron, Sardanapale)

Après La Barque de Dante, Delacroix continue de faire scandale avec Scènes des massacres de Scio(1824), qui renvoie aux massacres perpétrés en 1822 en Grèce par les Ottomans, pendant la guerre d’indépendance grecque. Mais plus encore, c’est La Mort de Sardanapale,immense tableau de 4 m sur 5 m, présenté au Salon de 1827, qui choque la critique.

La Barque de Dante
Le Massacre de scio

La Mort de Sardanapale.Le scandale est si total que même son ami Hugo ne prend pas sa défense, attendant un an avant de mentionner, dans une lettre privée, que « Sardanapale est une chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues ».

Scandale, donc. « Quelle œuvre bizarre ! »souligne le Quotidien, « les règles de l’art ont été violées ! » ; c’est une « erreur de peinture », assène l’influent Delécluze dans le Journal des débats ; « c’est l’apothéose de la cruauté » susurre-t-on ailleurs.

Autre objet de fascination : l’Orient,auquel l’époque prête tout ce qu’elle n’assume pas chez elle -barbarie, passion, sensualité débridée. L’histoire de Sardanapale fonctionne comme un réservoir de possibles pour Delacroix. Elle allie massacre en groupe (propre à une composition dynamique et virtuose) et débordements orientaux – étoffes chatoyantes, matières précieuses, qui offriront à la palette du peintre le jeu de couleurs chaudes et contrastées qu’il recherche.

Carnets de Delacroix

Virtuose, la composition l’est incontestablement. Vertigineuse, même. Le premier regard prend appui en haut de la diagonale, sur le suzerain allongé.

  • Tout autour règnent violence et confusion.
  • Au bas du lit, une femme se voile la face pour échapper à l’horreur du drame.
  • Plus bas encore, une autre, cambrée, est maintenue par la main ferme d’un homme qui s’apprête à l’égorger.
  • A droite, une troisième s’est pendue à une tenture.
  • Au premier plan, à gauche, un esclave noir tenant un cheval par la bride lui enfonce un poignard dans le cœur.
  • Aux pieds du monarque, Myrrha à demi couchée, ventre sur le lit, chevelure déployée, nuque dégagée, morte sans doute.
  • La perspective est fausse, curieusement inclinée, la scène semble se déverser sur nous, prête à basculer et à nous engloutir.
  • Elle déborde le tableau et se poursuit en dehors. Il n’y a rien à débusquer en profondeur, il y a à se prémunir de tout ce qui nous tombe dessus. Nous sommes les personnages ultimes de la scène. Or le chaos nous ôte nos points de repère.
  • Le sol, invisible, se dérobe, recouvert de tissus, de coussins, d’objets. Il n’y a plus de haut ni de bas, d’intérieur ou d’extérieur. Les corps sont emportés dans des postures contournées, dramatiques.
  • Il y a trop de tout : carafes renversées, bijoux étranges, coupes, fruits, nudité des corps, dans un amoncellement désordonné. Le regard sature, cherche des échappatoires, part de Sardanapale, glisse le long du lit en suivant le chemin de la lumière, descend sur la femme cambrée, puis tourne en spirale en quête d’un espace où respirer.
  • Le rouge semble s’écouler du lit du souverain perse comme une vague sanglante ouvrant le tableau en deux.
  • En haut à droite, la ville en feu pénètre la chambre et la contamine de sa violence, on croirait une descente aux enfers. On imagine des cris, des gémissements, des halètements, sans savoir s’ils émanent des hommes ou des animaux. On est à la fois ébloui et mal à l’aise. Le massacre, la violence y sont évidemment pour quelque chose. Mais pas seulement.

Car de cette scène se dégage autre chose. Et son point de basculement réside dans Sardanapale en personne. Bravant le titre même du tableau, il est bien vivant. Comme la plupart des personnages. Sans doute la mort va-t-elle venir, mais elle est pour plus tard. Elle est hors du tableau.

Le temps déborde, comme l’espace. Le suzerain domine la scène. Résigné, l’air rêveur, le bras replié sous la tête, il est confortablement allongé sur sa couche moelleuse, sur le point, qui sait, de boire à la coupe dorée qu’un esclave tient à sa disposition malgré le tumulte.

Est-ce vraiment l’expression d’un homme qui contemple l’assassinat de ses proches et va lui même mourir ? Quelque chose en lui jouit du spectacle. Comme d’un beau tableau. C’est cela, il regarde la scène, et induit ainsi notre regard. Voilà que nous adoptons son point de vue sans compassion, son recul.

On savoure la sensualité de l’esclave noir au premier plan, encore mise en valeur par le voisinage du cheval. Les rouges, les orangés, les jaunes somptueux, les chairs flamboyantes, la lumière, les contrastes créent une scène de feu. Et puis tout le monde est en partie dévêtu. Est-ce donc une coutume d’un Orient forcément lascif de se déshabiller avant de se massacrer mutuellement ? Ou alors…. la décision de ce sacrifice collectif est-elle venue déranger un vaste jeu érotique ? Et au lieu de mourir dignement bien en rang, les participants ont glissé de la luxure vers la mort, consumés de passion. Choquante, évidemment, cette sensualité latente, troublante, aujourd’hui encore, cette puissante alliance de sexe et de cruauté dont nous jouissons malgré nous.

Rejeté par l’Académie des beaux-Arts, humilié, Delacroix cache son tableau pendant près de vingt ans avant de le vendre à un collectionneur américain. En 1861, Baudelaire redécouvre, à la faveur d’une exposition, ce Sardanapale « merveilleux comme un rêve ».Grâce à lui, le public aussi. Hélas, deux ans seulement avant la mort de l’artiste.

Article de Catherine Rosane

Dans Les Regardeurs, en septembre 2016, Dominique de Font-Réaulx, conservatrice général au Musée du Louvre et directrice du musée Eugène Delacroix expliquait en quoi la composition du tableau n’était pas supportable pour l’époque :

Le grand enjeu de l’époque c’est d’être fidèle aux préceptes de l’académie. Il y a l’idée d’un héros central, d’une composition pyramidale, l’idée de lignes de force. Or le tableau a une composition en ellipse tout à fait étonnante qui tournoie avec un rythme presque musical. La composition tient non pas par la netteté des contours du dessin, qui était la grande histoire de l’époque, mais par la juxtaposition des couleurs. C’est une ellipse mais c’est aussi un tourbillon, un tournoiement de rouge, de jaune… C’est ça qui choque profondément. […] Tout à coup on rompt avec des préceptes académiques absolument intangibles pour l’époque, qui sont la composition, le dessin, le contour…

Cette rupture avec les conventions vaut au tableau d’être très mal accueilli : le journal le Quotidien assure que les règles de l’art ont été violées” alors que Delécluze (encore lui !) affirme dans le Journal des débats que c’est “une erreur de peintre”. Delacroix expose La Mort de Sardanapale aux côtés d’Ingres et de son Apothéose d’Homère. Or, si Delacroix mène le mouvement romantique, Ingres est le chef de file du mouvement rival, le néoclassicisme. En 1827, la confrontation entre Ingres et Delacroix marque l’opposition entre les deux doctrines : le disegno (dessin) et l’effacement de l’artiste derrière le sujet, pour les classiques, face au colorito (couleur) et l’affirmation de l’expression et de la touche individuelle, pour les romantiques. Avec La Mort de Sardanapale, Delacroix est définitivement considéré comme le chef de file du mouvement romantique, lui qui a su conserver certains traits du néoclassique, comme le culte de l’Antiquité, pour y insuffler le désordre et la couleur propres au romantisme.

Seul Victor Hugo ne critique pas le tableau ; dont il dira par la suite que “Sardanapale est une chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues”. Le tableau n’en tombe pas moins dans l’oubli : l’Etat ne l’acquiert pas et il est vendu à un collectionneur américain. En 1861, Baudelaire le redécouvre : « Bien des fois, mes rêves se sont remplis des formes magnifiques qui s’agitent dans ce vaste tableau, merveilleux lui-même comme un rêve. »

Si vous voulez aller plus loin, une émission de France Culture sur le sujet !

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