Delacroix, Femmes d’Alger

Cette imposante toile de Delacroix (180X229 ) a été présentée au Salon de 1834 (et a été immédiatement achetée par le roi Louis-Philippe)

EUGENE DELACROIX  1798-1863

Baudelaire a dit de lui : « Le dernier des Renaissants, le premier des Modernes. »

Entre 1805 et 1827 il perd son père, sa mère, son frère et sa sœur. Elève de l’Ecole nationale des Beaux-arts à partir de 1816, il y rencontre Géricault. 

Son premier envoi au Salon, la Barque de Dante (1822, musée du Louvre), est un succès. D’autres suivront : Massacres de Scio (Louvre) puis  la Mort de Sardanapale(1827-1828)qui  cause un scandale sans précédent au moment où toute la jeunesse romantique est bouleversée par les représentations de Shakespeare à l’Odéon, où Hugo vient de publier la préface de Cromwell. .« Mon massacre numéro deux », disait le peintre pour désigner cette immense composition tourbillonnante à dominantes rouges, qui sublime l’horrible volupté de la mort. A la mort de Géricault, il devient chef de file de la jeune école romantique.

 

 

La Liberté guidant le peuple (Louvre), exécutée au lendemain des Trois Glorieuses, est plus dynamique que romantique. Puis  un voyage   permet à Delacroix de connaître cet Orient dont il a si souvent évoqué la magie. De décembre 1831 à juillet 1832, il accompagne la mission du comte de Mornay auprès du sultan du Maroc, visite Tanger, Meknès, fait escale en Algérie – Oran, Alger – et en Espagne – Cadix, Séville .

 

A son retour, il entreprend la toile où se résument ses émerveillements et ses découvertes : les Femmes d’Alger (1834, Louvre).Delacroix a obtenu la permission   de pénétrer un harem musulman. (Ce qui n’est pas totalement surprenant en fait, puisqu’il est étranger. Les étrangers, les esclaves, les médecins d’une autre confession…pouvaient y être admis.)Sa réaction ? Il est émerveillé : « C’est beau ! C’est comme au temps d’Homère. La femme dans le gynécée (appartement des femmes dans la Grèce antique) s’occupant de ses enfants, filant la laine ou brodant de merveilleux tissus. C’est la femme comme je la comprends ! »

Dans l’espace clos et confiné d’un harem algérois, trois femmes sont assises sur de luxueux tapis orientaux. L’artiste les voit à distance. Du patio ou de la galerie qui précède la pièce, à travers la porte ouverte..  

Riches tuniques en soie brodée, par-dessus des pantalons bouffants, des sarouels, qui laissent voir leurs mollets nus.     Abondance de précieux bijoux.

La femme de gauche s’appuie négligemment sur des coussins empilés, tandis que ses deux compagnes semblent engagées dans une conversation douce et feutrée. À droite, une servante ? noire sort du champ en tournant la tête vers ses maîtresses. Les murs sont revêtus de carreaux de faïence ornés de délicats motifs.

Dans la niche qui surplombe un placard aux portes entrouvertes apparaît de la vaisselle précieuse. À gauche de cette niche est accroché un miroir richement encadré. Sur le sol gisent trois babouches abandonnées. Faciles à enlever  , elles sont, de tous les accords, celui qui confère à la scène toute sa vraisemblance.
  Le décalage des plans, entraînant celui des formes, des tons, des lumières et des matières déjà si variés et contrastés, est pris dans une suite séquentielle giratoire qui met en accord ces éléments finement élaborés.


 

La femme aux longs cheveux assise à droite tient dans la main gauche le long tuyau d’un narguilé. La pièce est dépourvue de meubles mais il en émane une impression de luxe et d’exotisme. 



Charles Baudelaire décrit ce tableau comme « un petit poème d’intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette ».Plus tard, Cézanne écrira ” Nous sommes tous dans ce Delacroix (…) Quand je parle de la joie des couleurs pour les couleurs, tenez, c’est cela que je veux dire. (…) Ces roses pâles, ces coussins bourrus, cette babouche, toute cette limpidité, je ne sais pas moi, vous entrent dans l’oeil comme un verre de vin dans le gosier, et on est tout de suite ivre.”Il considérera également que la toile de Delacroix contient toute la peinture passée mais aussi la peinture à venir.  

Eugène Delacroix semble dépeindre un univers à la fois étrange et fascinant, dont l’exotisme a une tonalité d’une grande sensualité.  Ces femmes, leurs attitudes abandonnées, suggère une lascivité impossible à concevoir en Occident. Le corset des bonnes mœurs de la société européenne s’en trouve débridé, et le public du Salon est amené à une véritable révolution du regard qui bouscule conventions et conformisme bourgeois.

 Baudelaire écrit aussi” Un tableau de Delacroix, placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l’agrément des contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d’une volupté surnaturelle. Il vous semble qu’une atmosphère magique a marché vers vous et vous enveloppe. Sombre, délicieuse pourtant, lumineuse, mais tranquille, cette impression, qui prend pour toujours sa place dans votre mémoire, prouve le vrai, le parfait coloriste. 

” Il est évident qu’à ses yeux l’imagination était le don le plus précieux, la faculté la plus importante, mais que cette faculté restait impuissante et stérile, si elle n’avait pas à son service une habileté rapide, qui pût suivre la grande faculté despotique dans ses caprices impatients. ” précise Baudelaire dans le même texte.

 

Baudelaire ne partage pas la vision qu’a le peintre de la femme arabe. En examinant chacune des figures du tableau qui sont peintes avec une exactitude impressionnante, tels des objets précieux, le poète refuse de comprendre l’Algérienne comme la comprend Delacroix. Alors que celui-ci exécute son oeuvre avec ravissement, Baudelaire la contemple différemment, y décèle la présence d’une certaine affliction : « Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d’Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d’intérieur […] exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse.»   Selon Baudelaire  , les femmes de la toile seraient malheureuses avant d’être belles : « […] elles cachent dans leurs yeux un secret douloureux  […]. » 

C’est aussi ce à quoi arrive Abdelwahab Meddeb   dans sa conférence :  Le vivant plus que le vrai en peinture.

Pour lui, le salon féminin , avec ses corps de femmes mi-couchées, abandonnées dans cette piece fermée, dans le silence et leurs regards ne fixant rien sinon le fond du vide. C’est une rêverie en pure perte… pour lui ces femmes sont dans la situation dont parlait Averroes[1] (et Platon dans la république), elles sont comme des plantes vertes parce qu’elles ont été déracinées de la vie intellectuelle. Et l’état lamentable dans lequel elle se trouve dit Averroes à propos des femmes des cités qu’il a visitées,n’est pas un état naturel mais le résultat d’un habitus. Ce sont des femmes bridées, maintenues dans l’ignoranvce et a la domination…d’où le regard !

 

 C’est précisément cette lumière irréelle qui instaure le doute, qui autorise le spectateur à se demander si les Femmes d’Alger de Delacroix sont, en définitive, « parfaitement » à l’image de ce que nous montre d’elles le tableau ; si elles sont réelles ou le produit d’un rêve, celui du peintre… Djebar écrit encore à ce sujet : « Il y a comme une fébrilité de la main […], révélation évanescente se tenant sur cette mouvante frontière où se côtoient rêve et réalité[27]. » En d’autres termes, rêve et réalité semblent tendre à ne former qu’un seul espace dans la toile de Delacroix.

Pierre Luquet  dans « L’oeil et la main », affirme qu’« il faut considérer la pensée picturale comme un travail mental […] au sens du travail du rêve[30]  ». 

Pour aller plus loin…

Baudelaire & Delacroix

Sur l’orientalisme

Femmes d’Alger dans leur appartement d’Assia Djebar

Recueil de nouvelles qui   emprunte son titre aux tableaux de Delacroix et de Picasso et  s’en inspire pour élaborer un parcours narratif racontant l’histoire des femmes d’Alger.