L.A 2 M.Duras, L’Amant, La rencontre
L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette.
Sa main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors il a moins peur. Alors il lui dit qu’il croit rêver. Elle ne répond pas. Ce n’est pas la peine qu’elle réponde, que répondrait-elle. Elle attend. Alors il le lui demande : mais d’où venez- vous ? Elle lui dit qu’elle est la fille de l’institutrice de l’école de filles de Sadec. Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette dame, sa mère, de son manque de chance avec cette concession qu’elle aurait achetée au Cambodge*, c’est bien ça n’est-ce pas ? Oui c’est ça.
Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac. Si tôt le matin, une jeune fille belle comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car indigène.
Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est… original… un chapeau d’homme, pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre.
« Elle le regarde ». Elle lui demande qui il est. Il dit qu’il revient de Paris où il a fait des études, qu’il habite Sadec lui aussi, justement sur le fleuve, la grande maison avec les grandes terrasses aux balustrades de céramique bleue. Elle lui demande ce qu’il est. Il dit qu’il est chinois, que sa famille vient de la Chine du Nord, de Fou-Chouen. Voulez- vous me permettre de vous ramener chez vous à Saigon ? Elle est d’accord. Il dit au chauffeur de prendre les bagages de la jeune fille dans le car et de les mettre dans l’auto noire.
Chinois. Il est de cette minorité́ financière d’origine chinoise qui tient tout l’immobilier populaire de la colonie. Il est celui qui passait le Mékong ce jour-là en direction de Saigon.
Intro
La même que pour la 1 mais en changeant
- La situation
- La problématique
- L’annonce du plan
De son vrai nom Marguerite Donnadieu, Marguerite Duras (nom de plume) est aujourd’hui reconnue comme un des auteurs majeurs du 20e siècle. Elle est née en 1914 à Saïgon, alors en Indochine française, d’une mère institutrice et d’un père professeur qui meurt en 1921. L’Indochine et la vie difficile qu’elle y connait nourrira plusieurs de ses livres.
Elle revient en France en 1932 et publie son premier roman, Les Impudents, en 1943, sous le pseudonyme de Marguerite Duras.
Résistante pendant la guerre, communiste jusqu’en 1950, participante active à Mai 68, c’est une femme profondément engagée dans les combats de son temps, passionnée et volontiers provocante. .
Elle est un temps proche du Nouveau Roman, même si son écriture demeure très particulière, inclassable. Les thèmes récurrents de ses romans se dégagent très tôt : l’attente, l’amour, l’écriture, la folie, la sexualité féminine, l’alcool, notamment dans Moderato cantabile (1958) ou Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) … Elle écrit aussi pour le théâtre et pour le cinéma, notamment «Hiroshima, mon amour», réalisé par Alain Resnais, en 1959. Dans tous ces domaines c’est une novatrice .
Elle rencontre assez tardivement un immense succès mondial, qui fait d’elle l’un des écrivains vivants les plus lus, avec L’Amant, Prix Goncourt en 1984.
L’Amant est l’histoire de sa rencontre avec un chinois de 17 ans son ainé. Il est difficile de classer ce roman à teneur autobiographique dans un genre. D’ailleurs elle dira que c’est au lecteur de décider s’il s’agit ou non d’un roman. Pour elle, « Ce qu’il y a dans les livres est plus véritable que ce que l’auteur a vécu». Et cette rencontre avec le Chinois se retrouvera sous des formes différentes dans trois de ces œuvres : Un Barrage contre le Pacifique en 1950, L’Amant en 1984 et L’Amant de la Chine du Nord en 1991.
L’amant a pour cadre cette Indochine coloniale et pour fil conducteur la relation amoureuse avec un amant plus âgé ; il est Chinois et riche, alors qu’elle est blanche et pauvre. Mais c’est aussi –et encore- l’histoire de sa famille, d’une mère ambiguë, la violence exercée par le frère aîné, la mort du petit frère, la mort de la mère, la déchéance du grand-frère, collabo pendant la guerre ; son alcoolisme à elle.
L’extrait que nous devons analyser se situe…(situation du passage)
Nous nous interrogerons …(problématique) en analysant d’abord…(axe 1) puis … (axe 2)
Spécificité du passage :
Épisode de la rencontre entre jf Blanche et le chinois sur le bac qui franchit le Mékong
Évocation de la petite à 15 ans et demie sur le bac pour définir image absolue qui se décompose en plusieurs phases : la petite au bastingage, la description du Mékong, la description complète de la jeune fille avant la rencontre proprement dite au moment où le chinois entre en scène annoncé par sa limousine noire.
Premiers échanges entre les deux protagonistes
Titre du livre : « L’amant » créé un horizon d’attente chez le lecteur : la rencontre.
C’est un topos (lieu commun) du roman.
Or ici la rencontre est marquée par un paradoxe : la situation est banale, le jeu de séduction du Chinois aussi et pourtant cette rencontre présente une particularité : elle est transgressive :
- Socialement (Différence d’âge et de milieu)
- Ethniquement (Chinois/blanche)
- Littérairement (déconstruction de la restitution des premiers échanges).
- Une scène de rencontre attendue, banale
La rencontre amoureuse est un lieu commun dans le roman et Marguerite Duras va jouer avec les codes de la rencontre
- Rencontre attendue, banale
La scène reprend le schéma traditionnel de toute rencontre. Et de celle de l’incipit.
Les images un peu clichés du « roman de gare » : homme riche, élégant… qui fume des « cigarettes anglaises » : « L’homme élégant est descendu de la limousine » ; « il habite la grande maison avec les grandes terrasses… » ; « Il est de cette minorité́ financière d’origine chinoise qui tient tout l’immobilier populaire de la colonie »
Jeu des regards : « Il regarde la jeune fille » ; « Elle le regarde »…
Puis viennent les compliments sur sa beauté : « il lui dit qu’il croit rêver » ; « une jeune fille belle comme elle l’est » ; «Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même(…) elle est si jolie, elle peut tout se permettre ».
Le dialogue est aussi stéréotypé et correspond à une situation banale de « drague » , de séduction : « Il lui dit que le chapeau lui va bien » ; « Elle lui demande qui il est »
Le Chinois se montre très délicat vis-à-vis de la JF et de sa famille : « Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette dame, sa mère, de son manque de chance avec cette concession … »
L’anaphore de « alors » montre que le Chinois prend de l’assurance dans sa tentative de séduction. A chaque « Alors » il ose un peu plus : »Alors il a moins peur » ; »Alors il lui dit qu’il croit rêver » ; « Alors il le lui demande »
L’emploi du présent de narration contribue à une impression de durée. On a l’impression que petit à petit la photo absolue se révèle.
Ainsi cette rencontre apparemment banale dans sa forme et les propos échangés
touche sa cible puisque la JF monte dans la limousine et symboliquement dans la relation amoureuse
La scène de 1°rencontre débouche donc sur une scène de rencontre amoureuse …
Mais en même temps, Cette rencontre transgresse beaucoup de codes liés au contexte de l’Indochine coloniale et à l’écriture même du roman
- Une scène de transgression
- Cette rencontre transgresse des codes de la société coloniale
Sur le plan ethnique (Distinction entre blancs et indigènes)
Sur le plan social : distinction entre pauvres et riches. / Différence d’âge
Accent mis sur la différence ethnique entre jeune fille blanche et le chinois : « Il y a cette différence de race , il n’est pas blanc, il doit la surmonter »… »une jeune fille blanche dans un car indigène »/ « Elle lui demande ce qu’il est » ; »Il dit qu’il est chinois »…
Il doit « surmonter » cette différence ce qui suppose qu’il doit transgresser des normes sociales. (et d’ailleurs cette transgression ne serait pas assez forte pour sauver leur amour)
Les discours du chinois témoignent de cette différence. Opposition entre « jeune fille blanche» et « car indigène» par exemple
Le dernier paragraphe est une phrase nominale formé par le mot « Chinois». Les mots« chinois ; Chinoise insistent sur cette dimension ethnique et sociale aussi puisqu’il est riche et pas elle : « minorité́ financière d’origine chinoise qui tient tout l’immobilier » ; d’ailleurs il est d’abord annoncé par sa limousine.
Extrême politesse du Chinois qui suggère que cette séduction est bien une transgression ; surtout quand il lui propose de la ramener en voiture à Saïgon : »Voulez-vous me permettre de … » L’emploi du verbe « permettre », indique l’extrême politesse…
C’est cette origine de l’homme qui fait de cette rencontre une rencontre hors du commun…
En ce qui concerne la jeune fille, l’expression « chaussures d-or » résonne ironiquement puisqu’ils sont l’expression de sa pauvreté
« Le chapeau » incarne aussi une volonté de se différencier, de transgresser des règles, des convenances.
La référence à l’histoire de la mère et de sa concession incultivable. La ruine de la mère est transcrite par un euphémisme « Son manque de chance » comme si parler d’argent était un tabou que ne cesse de transgresser la petite et la narratrice.
La transgression sociale est marquée aussi par le passage des bagages de l’enfant du car à la limousine.
III. D’une rencontre banale à une rencontre singulière
L’originalité des personnages
La jeune fille se distingue par sa tenue excentrique, qui attire les regards : « la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or »
Quant au chinois, aucun signe extérieur ne souligne son appartenance ethnique au contraire, c’est son occidentalisation qui apparaît : il fume des « cigarettes anglaises » et a fait ses études à Paris.
Le dernier paragraphe introduit un commentaire rétrospectif de la narratrice (emploi de l’imparfait) c’est ici la trajectoire d’une vie qui se dessine : « Il est celui qui passait le Mékong ce jour-là en direction de Saigon ». On saura à la fin du roman à quel point cette rencontre s’inscrira à jamais dans la vie de ces deux êtres.
Un dialogue ambigu
La narratrice insiste sur la maladresse du chinois (ce qu’on retrouvera dans l’excipit): Les gestes le trahissent « sa main tremble» et sa conversation qu’il relance sans arrêt face aux courtes réponses de la jeune fille « Non merci»,« oui c’est ça » est hésitante. Contrairement à ce que l’on pouvait penser en le voyant descendre de sa limousine, il n’a pas les qualités d’un séducteur.
Le dialogue reconstitué par la narratrice est marqué par le manque d’échange, leur pauvreté : Par ailleurs, il n’y a aucune marque de dialogue (ni guillemets, ni tirets)
Les négations et le silence de la jeune fille sont paradoxalement les signes de son attirance pour les chinois « Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. » Même les compliments sont maladroits et peuvent donner lieu à une lecture ironique en étudiant les différents discours rapportés (Direct, indirect et indirect libre) par lesquels la narratrice restitue les paroles des protagonistes .
Ainsi le deuxième et le troisième paragraphe débute par un discours indirect « Il répète que », « Il lui dit que» avant de passer au discours indirect libre qui mélange la parole de la narratrice avec celle du personnage : « Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est… original… un chapeau d’homme, pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre ».
Conclusion
Scène capitale dans le récit et dans l’histoire d’amour
Mais cette rencontre associe les transgressions sociales et ethniques tout en mettant en évidence les codes de la scène de rencontre amoureuse.
De fait, l’un des enjeux de ce texte est bien de jouer sur ces codes et notamment ici sur le statut du dialogue qui est traversé de stéréotypes .