Corneille, La place royale, 1636 Acte I, scène 4

La pièce

Sous-titrée l’Amoureux extravagant , cette comédie de jeunesse de Corneille en cinq actes et alexandrins, fut créée en 1636 au Théâtre du Marais.

Angélique et Alidor (deux jeunes aristocrates) s’aiment, mais ce dernier ne peut se résoudre à envisager un mariage qui signifierait à ses yeux la perte de sa liberté. Aussi, manœuvre – t-il afin qu’Angélique se donne à son ami Cléandre, et, pour la convaincre, lui communique une fausse lettre d’amour qu’il aurait adressée à une certaine Clarine.

L’échec de cette tentative introduit une intrigue mouvementée, pleine de rebondissements, dans laquelle la présence et les agissements des personnages qui entourent le couple, Phylis, amie d’Angélique éprise d’émancipation, et son frère Doraste, contribuent à un dénouement amer pour les deux amants.

La situation liée au titre de la pièce était un lieu de rencontre parisien de l’aristocratie au XVIème

SCÈNE IV.
Alidor, Cléandre.

ALIDOR.

Te rencontrer dans la place Royale,

Solitaire, et si près de ta douce prison,

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Montre bien que Philis n’est pas à la maison.

CLÉANDRE.

Mais voir de ce côté ta démarche avancée

Montre bien qu’Angélique est fort dans ta pensée.

ALIDOR.

Hélas ! C’est mon malheur : son objet trop charmant,

Quoi que je puisse faire, y règne absolument.

CLÉANDRE.

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De ce pouvoir peut-être elle use en inhumaine ?

ALIDOR.

Rien moins, et c’est par là que redouble ma peine :

Ce n’est qu’en m’aimant trop qu’elle me fait mourir,

Un moment de froideur, et je pourrais guérir ;

Une mauvaise oeillade, un peu de jalousie,

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Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie ;

Mais las ! Elle est parfaite, et sa perfection

N’approche point encore de son affection ;

Point de refus pour moi, point d’heures inégales ;

Accablé de faveurs à mon repos fatales,

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Sitôt qu’elle voit jour à d’innocents plaisirs,

Je vois qu’elle devine et prévient mes désirs ;

Et si j’ai des rivaux, sa dédaigneuse vue

Les désespère autant que son ardeur me tue.

CLÉANDRE.

Vit-on jamais amant de la sorte enflammé,

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Qui se tînt malheureux pour être trop aimé ?

ALIDOR.

Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?

Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?

Les règles que je suis ont un air tout divers :

Je veux la liberté dans le milieu des fers.

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Il ne faut point servir d’objet qui nous possède ;

Il ne faut point nourrir d’amour qui ne nous cède :

Je le hais, s’il me force ; et quand j’aime, je veux

Que de ma volonté dépendent tous mes voeux,

Que mon feu m’obéisse au lieu de me contraindre,

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Que je puisse à mon gré l’enflammer et l’éteindre,

Et toujours en état de disposer de moi,

Donner quand il me plaît et retirer ma foi.

Pour vivre de la sorte Angélique est trop belle :

Mes pensers ne sauraient m’entretenir que d’elle ;

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Je sens de ses regards mes plaisirs se borner ;

Mes pas d’autre côté n’oseraient se tourner ;

Et de tous mes soucis la liberté bannie

Me soumet en esclave à trop de tyrannie.

J’ai honte de souffrir les maux dont je me plains,

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Et d’éprouver ses yeux plus forts que mes desseins.

Je n’ai que trop langui sous de si rudes gênes :

À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes,

De crainte qu’un hymen, m’en ôtant le pouvoir,

Fît d’un amour par force un amour par devoir.

CLÉANDRE.

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Crains-tu de posséder un objet qui te charme ?

ALIDOR.

Ne parle point d’un noeud dont le seul nom m’alarme.

J’idolâtre Angélique : elle est belle aujourd’hui,

Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui ?

Et pour peu qu’elle dure, aucun me peut-il dire

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Si je pourrai l’aimer jusqu’à ce qu’elle expire ?

Du temps, qui change tout, les révolutions

Ne changent-elles pas nos résolutions ?

Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre ?

N’a-t-on point d’autres goûts en un âge qu’en l’autre ?

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Juge alors le tourment que c’est d’être attaché,

Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.

Cependant Angélique, à force de me plaire,

Me flatte doucement de l’espoir du contraire ;

Et si d’autre façon je ne me sais garder,

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Je sens que ses attraits m’en vont persuader.

Mais puisque son amour me donne tant de peine,

Je la veux offenser pour acquérir sa haine,

Et mériter enfin un doux commandement

Qui prononce l’arrêt de mon bannissement.

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Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire :

Puisqu’elle me plaît trop, il me faut lui déplaire.

Tant que j’aurai chez elle encore le moindre accès,

Mes desseins de guérir n’auront point de succès.

Questions préliminaires

  1. Quel est le malheur d’Alidor ?

  2. Quelles sont les causes de ce malheur ?
Pour répondre à la question, appuyez-vous sur les deux tirades successives du personnage.
Vous trouverez sur le site de la NRP des exercices de langue sur l’expression des sentiments.