COLETTE & LA CELEBRATION DU MONDE

COLETTE (1873-1954)

PARCOURS : LA CONTEMPLATION DU MONDE

LES VRILLES DE LA VIGNE (1908) & SIDO (1930)

BIOGRAPHIE DE COLETTE

Le 7 aout 1954, Colette est la première femme écrivaine à recevoir des obsèques nationales (comme Victor Hugo). (Mais l’église lui refusera toute cérémonie pour « conduite inconvenante »)

Celle qui était née 81 ans plutôt à Saint-Sauveur-en- Puisaye, enBourgogne (région dont elle gardera et entretiendra l’accent sa vie durant), laisse une œuvre riche, originale et protéiforme.

Elle laisse aussi l’image d’une femme libre qui ne s’est pas contentée de la place qui lui avait été assignée à la naissance.

Au long de sa vie, elle ne cessera jamais d’écrire mais elle sera aussi danseuse de Music-hall, journaliste, créatrice d’une marque de cosmétique…

Mariée trois fois, elle est aussi, bien avant l’heure, une femme à la bisexualité assumée.

Née en 1873, Sidonie-Gabrielle est la fille de  Sidonie Landoy,  alias

« Sido » qui a épousé en seconde noces le capitaine Jules-Joseph Colette. Sido, mère aimante et dévorante qui appelait sa fille « mon chef-d’œuvre » et dont le grand mot : « regarde ! » a façonné Colette, était un esprit libre, cultivé, qui a transmis à sa fille le gout de la liberté ! Athée, elle n’en allait pas moins à la messe tous les dimanches mais cachait Corneille dans son missel et imposait la présence de son chien pendant l’office !

Veuve d’un premier mariage malheureux avec un homme violent, dont étaient nés 2 enfants, elle épousa le capitaine par amour, ce qui faisait beaucoup jaser le village !

Le capitaine lui, qui avait perdu une jambe à la guerre, était un homme discret et doux, follement amoureux de Sido. Colette raconte qu’à sa mort, elle a retrouvé de nombreux cahiers, « des centaines et des centaines de pages blanches…le mirage d’une carrière d’écrivain » ! Colette réalisera le rêve de son père et ressuscitera dans ses textes ce paradis perdu de l’enfance.

Le Capitaine va ruiner la famille sans le vouloir ! En 1891, il faut quitter la maison de l’enfance, quitter SaintSauveur. Colette a 18 ans et n’a plus de dot ! Elle n’est plus « mariable » et dira que sans Willy, elle serait restée vieille fille et aurait été institutrice. Le hasard – ou le destin- va lui apporter un mari et un mentor !

 

Colette tombe amoureuse de Willy, Henri Gauthier Villars, venu dans la région mettre sa fille en pension. Willy, un journaliste parisien très en vogue, a 15 ans de plus qu’elle et publie des romans libertins écrits pard’autres … il l’épouse en 1893 ! Ils fréquentent les salons parisiens, et surtout il lui demande de raconter ses souvenirs d’enfance (video)elle rédige les premières ébauches de Claudine à l’école (1900) : « Un an, dix-huit mois après notremariage, M. Willy me dit : – Vous devriez jeter sur le papier des souvenirs de l’école primaire. N’ayez pas peur des détails piquants, je pourrais peut-être en tirer quelque chose… Les fonds sont bas. » (Mes apprentissages, 1936).

Colette dira « je suis devenue écrivain sans m’en apercevoir et sans que personne s’en doutât »

Willy publie les cahiers de Colette, ce sera la série des Claudine publiée de 1900 à 1903.

Claudine à l’école (1900) Aventures d’une jeune écolière rebelle et hors norme…choquante et provocante.; Claudine à Paris (1901) ; Claudine en ménage(1902) et Claudine s’en va (1903)

Les Claudine sont un immense succès et rapporte beaucoup d’argent au couple. Mais ils sont publiés au nom de Willy qui crée toute une série de produits dérivés (cartes postales, cigarettes…).Claudine est jouée au théâtre par une star de l’époque qui est aussi la maitresse de Willy, Polair

A cette époque, Colette se coupe les cheveux , c’est la mode des coupes « à la garçonne » : sa mère le vivra très mal ! Elle y verra une trahison.

Elle l’aime, il la trompe à tout va ! Elle fait une grave dépression mais c’est finalement son gout de la vie qui gagne. Willy reste son amant mais elle va désormais l’utiliser à son avantage ! Willy la trompe…elle devient l’amante de ses maitresses ! Elle fréquente les cercles et les salons les plus en vus du tout paris. C’est la Belle époque* !

Colette rencontre Valery, Jarry, Debussy pour qui elle écrira plus tard un livret mais aussi Proust dont l’œuvre est en écho à la sienne et qui appréciera son œuvre (citations)

Elle voudrait divorcer mais cela ne se fait pas…Il faudra attendre 1911.

 

En 1905 à Paris, il existe des grands cercles lesbiens notamment celui de Nathalie Clifford Barney, ou Colette aurait fait ses débuts d’actrices. Elle y rencontre Renée Vivien mais aussi Mathilde de Morny, alias Missy, fille du duc de Morny, nièce de Napoléon III veuve du marquis de Belbeuf, qui s’habille en homme et se fait appeler oncle Max.

C’est grâce à elle que Colette débute au music-hall (voir texte Dialogues de bêtes) Elle semontre peau nue sur scène et dévoile un sein. Quelquefois deux ! Scandale !

Le 3 janvier 1907, Missy et Colette jouent ensemble la pantomime. Une momie, Colette se réveille et embrasse «à pleine bouche » Missy, qui joue le rôle d’un vieux savant amoureux de la momie : scandale immédiat !Spectacle interdit par le préfet de police ; le rang de Missy est incompatible avec ce spectacle scandaleux ! Parallèlement elle commence une carrière de journaliste qu’elle poursuivra pendant quarante ans.

C’est aussi entre 1905 et 1912 que se succèderont une série de deuils : son père en 1905, sa demi-sœur Juliette en 1908, sa mere, Sido, en 1912 et son frère Achille en 1913. Colette continue d’écrire. Avec succès. Son roman, La Vagabonde (1910), est sélectionné pour le Goncourt.

Femme divorcée, indépendante financièrement, libre sexuellement, elle montre aux autres femmes que la liberté est possible. Ce n’est pas une féministe, et pourtant…

En septembre 1912, Mort de Sido. Colette ne va pas à l’enterrement de sa mère. Ni à aucun autre d’ailleurs.

Sido lui disait « tu n’es même pas bonne à faire un enfant », elle tombe enceinte juste après la mort de sa mère. Une petite fille, Colette de Jouvenel « bel gazou”  nait . Jouvenel l’épouse en 1912. Colette « avait détesté être enceinte », se voyant « comme un gros rat qui a couvé un œuf volé ». Colette s’en occupe peu.

 

En 1911, alors qu’elle est journaliste au Matin, elle rencontre le baronHenri de Jouvenel, Rédacteur en chef. C’est le coup de foudre.  

1914 : c’est la guerre, Henri de Jouvenel est mobilisé , sa fille Bel Gazou est confiée à une nourrice.Colette reste à Paris vit en communauté avec des femmes dont son amie Marguerite Moreno.

Elle rejoint son mari à Verdun, sous un faux nom, bien que ce soit interdit.

Travail de journaliste sur la vie des femmes pendant cette guerre : l’une des rares à témoigner sur ce sujet.

Au retour de la guerre, Jouvenel et Colette s’éloignent. Il la trompe.

Elle signe ses œuvres du seul nom de « Colette ».

En 1919, elle devient directrice littéraire au journal Le Matin.

En 1920, elle publie Chéri , et comme « tout ce qu’on écrit finit par devenir vrai » , elle prend son beau-fils comme amant, Bertrand de Jouvenel. Il a 16 ans, elle en a 47, leur relation durera 5 ans. Elle se moque du qu’en dira-t-on !

Dix ans après la mort de sa mère, Colette va faire de Sido la figure centrale de son œuvre. D’abord avec  La Maison de Claudine en 1922 , 1923 : Le Blé en herbe, la Naissance du jour en 1928 et enfin Sido en 1932

En 1925, elle rencontre Maurice Goudeket, son dernier grand amour. Elle a 52 ans (lui 16 ans plus jeunequ’elle).Ils se marient en 1935.

Elle achète une maison à St Tropez, alors à peine connu, La Treille muscate. « derrière la plus banalegrille… une maison petite, basse d’étage… sa terrasse est couverte de glycine… la mer limite, continue, prolonge, ennoblit, enchante cette parcelle d’un lumineux rivage (…). Ici je suis libre maintenant de vivre, sije veux, de mourir, si je peux…” Mais la ville perd peu à peu de son charme et surtout de sa tranquillité. “En 1931, il yavait dix yachts dans le port, une horreur !” dit-elle. La réputation de Saint-Tropez s’étend. Celle de Colette aussi. Il n’est pas rare de voir des curieux devant sa maison. En juin 1939, elle vend la villa.

Crise de 1929, les romans ne se vendent plus trop !

1932 : Elle ouvre un institut de beauté ! Elle donne son nom a une marque de cosmétiques. Et l’écrivain célèbre maquille les clientes ! Mais elle fait quand même faillite !

1935 : Elue membre de l’Académie royale des Lettres de Belgique

 

1936 : Commandeur de la légion d’honneur Publie Mes apprentissages

1939-1945 : 2ème guerre mondiale

Son mari Maurice Goudeket est juif, il est arrêté et sera libéré grâce aux relations de Colette.

1942 : Paris de ma fenêtre 1944 : Gigi

1945 : élue à l’unanimité à l’académie Goncourt

1946 : L’Etoile Vesper 1949 : Le Fanal bleu

Devient présidente de l’académie Goncourt

1954 : 3 aout, décès de Colette qui a droit à des funérailles nationales.

CONTEXTE CUTUREL ET LITTERAIRE

Le paysage littéraire en France entre 1908 et 1930

La Belle époque (De 1880 jusqu’en 1914) et les années folles (1919-1929)

(Période qui couvre la publication des Vrilles de la vigne et Sido).

LA BELLE EPOQUE

 

La Belle époque (De 1880 jusqu’en 1914) est une période de grande prospérité économique, qui connait des avancées technologiques et scientifiques importantes et notamment l’arrivée de l’électricité à la fin du XIX°, les débuts de l’aviation, de l’automobile, l’invention du téléphone…En 1900, l’exposition universelle de Paris marque l’apothéose de la France.

Mais aussi des changements sociaux et culturels : recherche du plaisir et du luxe, robes plus légères et élégantes, costumes de sport et des chapeaux de paille pour les hommes. Essor des sports comme le tennis, le golf, la bicyclette et la natation.

Le pays connait une atmosphère optimiste et insouciante qui favorise la richesse culturel (art, mode, musique littérature et architecture).

En arts : expressionnisme, fauvisme, le début du dadaïsme (1917) ,cubisme

 

Et la Belle époque, c’est l’apogée de L’Art nouveau

 

En littérature le symbolisme, mais surtout des écrivains et des poètes inclassables qui vont révolutionner la

littérature : Guillaume Apollinaire (1880-1918), André Gide ou Marcel Proust (1871- 1922)

Marcel Proust publie à partir de 1913 La Recherche du temps perdu qui sera l’une desœuvres majeures du XXeme . Colette après avoir lu le 1er tome (il y en a 7 !) écrira : « Ducôté de chez Swann »… Quelle conquête ! Le dédale de l’enfance, de l’adolescencerouvert, expliqué, clair et vertigineux…Tout ce qu’on aurait voulu écrire, tout ce qu’on n’a pas osé ni su écrire, le reflet de l’univers sur le long flot, troublé par sa propre abondance. »

 Proust quant à lui, écrit dans une lettre datée du 28 novembre, à Louis de Robert que, « quant à Mmede Jouvenel (Colette)[…] j’ai la plus grande admiration pour elle », et, à la fin du même mois, il réitère : « Je lui trouve un immense talent ».

Proust et Colette ont eu en commun « l’un et l’autre ont eu la volonté de décrire le monde des sensations »

Et puis survient la guerre de 14-18

La littérature française après 1918 a été marquée par une grande diversité de mouvements et de styles, qui ont reflété les changements sociaux, politiques et culturels de l’époque. Ces mouvements ont permis aux écrivains de s’exprimer de manière nouvelle et créative, en brisant les conventions et en explorant de nouveaux territoires littéraires.

Les années folles : 1919-1929

Au lendemain de la 2eme guerre mondiale et jusqu’à la crise économique de 1929, l’Europe connait un besoin d’insouciance, une volonté de rompre avec les conventions et les traditions. Dans certains milieux, on commence à remettre en question les normes sociales établies. Les femmes qui ont occupés les postes des hommes partis au front revendiquent par leur comportement (changement dans la mode, travail, semettent à fumer…)une place nouvelle dans la société.On assiste également à une effervescence culturelle, artistique et sociale sans précédent, marquée par l’émergence de mouvements artistiques comme le surréalisme, ainsi que par une libération des mœurs et une explosion de la créativité dans tous les domaines.

Le Surréalisme

Le surréalisme : Fondé en 1924 par André Breton, le surréalisme était un mouvement artistique et littéraire qui cherchait à explorer l’inconscient et les rêves. Les écrivains surréalistes ont créé des œuvres expérimentales et souvent difficiles d’accès, qui ont cherché à briser les barrières entre la réalité et l’imaginaire.

L'OEUVRE

Que ce soit dans Les Vrilles de la vigne ou dans Sido, c’est par les sens que Colette appréhende et nous fait appréhender le monde. Ils sont tous convoqués. Le lecteur fait une découverte charnelle du monde.Et il n’est pas rare que cette perception sensorielle devienne synesthésique. Le sensoriel permet à l’adulte d’accéder à l’émotion à partir d’une sensation inscrite dans la mémoire (Là aussi on peut sansdoute voir un lien avec Proust). C’est ce qui se passe dans Jour gris (cf Lect.lin n°1). Colette décrit toujours le réel à partir d’une sensation.

 

Chez Colette, la nature nous révèle à nous-même, nous ramène à nos origines comme dans le texte « j’aimais tant l’aube ».

Le style de Colette à un peu à voir avec l’impressionnisme. Par petites touches de réalité, elle poétisele réel. L’utilisation des couleurs donne une dimension picturale à l’écriture. Le lyrisme est néanmoins présent et en particulier dans Les Vrilles. Il est parfois dialogique avec la nature, incantatoire par la musicalité de l’écriture. Ainsi « Jour gris » est une rêverie éveillée qui fait surgir le passé.

Mais souvent chez Colette, la célébration devient paradoxale comme si elle voulait éviter de tomberdans un sentimentalisme anesthésiant. Ainsi la fraise des bois pourra dégager un parfun de « suave pourriture » ou l’ombre du tamaris dessine « un délicat squelette ».

Quand il s’agit des êtres, leur célébration aussi est paradoxale. Comme Juliette tous peuvent devenir «un agréable laid ». Elle les décrit dans leurs failles et leurs contradictions. Ce n’est pas une idéalisation

La nostalgie « souffrance causée par le désir inassouvi de retourner » selon Kundera est une constante dans l’oeuvre de Colette. Et de ce fait, et comme chez Proust, l’écriture devient ce par quoi l’être humain résiste au temps, à son irréversibilité.

« Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, deprojets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par-là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doitretrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. (…) Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deuxsensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. »

Marcel Proust, Le Temps retrouvé,

 

 

Cette nostalgie fait naitre chez Colette une réminiscence enchantée. Et l’espace réel est reconstruit, idéalisé. Comme dans Jour gris. La réinvention du réel montre aussi la porosité entre ce réel et son idéalisation. Le pays natal devient jardin d’Eden..

 

Mais l’ancrage dans le passé revisité n’est pas seulement nostalgique. Il est ce qui permet de s’ancrer dans le présent et de construire l’avenir. Il est une force pour les fondations de l’être en devenir.

L’écriture est donc souvenir, catharsis mais aussi libération. Comme pour le Rossignol da 1renouvelle des Vrilles, la réécriture du passé est libératoire.

Et la « célébration » est en fait un « faire poétique » qui tisse un pont entre imaginaire et réel. L’écriture est ce qui rend possible cette célébration du végétal de l’animal et de l’humain…donc du monde. Il s’agit de célébrer le réel dans toute son ambivalence.

 

Cette célébration du monde on la retrouve déjà chez les poètes grecs, chez Montaigne, chez Rousseau, George Sand, et parmi les contemporains de Colette, chez Gide dans Les Nourritures terrestres, ou plus tard chez Camus dans Noces (mais évidemment la liste ne peut- être exhaustive…)

Julia Kristeva résume ainsi l’écriture de Colette :

« Colette a trouvé un langage pour dire une étrange osmose entre ses sensations, sesdésirs et ses angoisses, ces « plaisirs qu’on nomme, à la légère, physiques » et l’infini dumonde – éclosions de fleurs, ondoiements de bêtes, apparitions sublimes, monstrescontagieux. Ce langage transcende sa présence de femme dans le siècle – vagabonde ou entravée, libre, cruelle ou compatissante. Le style épouse les racines terriennes et son accent bourguignon, tout en les allégeant dans une alchimie qui nous demeure encore mystérieuse. Elle-même l’appelle un «alphabet nouveau»,« puissante arabesque de chair ».

 

Gaston Bachelard : « Il faut embellir pour restituer » ; « La rêverie sacralise son objet ».

LES VRILLES DE LA VIGNE

Le recueil s’ouvre sur une nouvelle qui s’intitule Le Rossignol.

Le début ressemble à un conte qui raconte comment le rossignol est devenu un oiseau de nuit. La nouvelle se poursuit par une parabole1 dans laquelle l’image de l’oiseau renvoie à la narratrice. Le point communétant une métamorphose : la libération de l’un et de l’autre : « les vrilles d’une vigne amère m’avaient liée…. Mais j’ai rompu tous ces fils tors…. J’ai jeté tout haut une plainte qui m’a révélé ma voix ». Et c’est bien cette voix que l’on entend dans les nouvelles suivantes qui flirtent avec l’autobiographie. On peut dire que Colette se rapproche davantage d’ un genre qui se développera pendant le XX° : l’autofiction. Ce mot qui n’est créé qu’en 1977 est ainsi defini par son auteur « fiction d’événements et de faits strictement réels ».L’autofiction revendique le jeu entre les frontières du réel et de la fiction. Son œuvre est nourrie de son expérience personnelle, c’est dans un vécu authentique qu’elle puise son inspiration mais on ne peut pas pour autant parler d’autobiographie. Chez Colette ,il y a reconfiguration du passé, sublimation même, qu’il s’agisse de la mère ou de l’enfance et du pays natal.

Il y a du vécu ET de l’invention. Le réel est poétiquement revisité (cf Lecture lin 1).

Globalement, l’ensemble de l’œuvre de Colette est inclassable : elle utilise tous les genres et les croisent, les mélange. Romancière, novelliste, chroniqueuse…elle dit n’avoir jamais osé se risquer à la poésie et pourtant beaucoup de ses textes sont très poétiques.

 

LA STRUCTURE

La structure s’est modifiée au fil des rééditions.

« Rêverie du nouvel an » (contemplation de paris sous la neige qui mène à une réflexion nostalgique sur l’enfance) et « Chanson de la danseuse » (célébration des âges de la vie) sont ajoutés en 1909, méditation poétique en prose

« Maquillages », « Amours » et « Un rêve » sont ajoutés en 1933

En ce qui concerne la version de 1908:

1er groupe :« Nuit blanche » « Jour gris » et « Le dernier feu » : Ensemble de nouvelles dédiées à Missy (Mathilde de Morny), amante de Colette de 1906 à 1911 environ.

Ces trois textes mêlent la relation amoureuse lesbienne et la nostalgie revisitée du pays natal, Duparadis perdu de l’enfance… cf « j’appartiens à un pays que j’ai quitté » dans « Jour gris » 

2ème groupe : « Nonoche », « Toby chien parle », « Dialogue de bêtes » : chiens et chats sont des personnages à part entière qui observent et commentent les relations humaines – cf.Toby chien parle ou quise font reflet des comportements humains comme dans Nonoche, message humain sur la puissance du désir. Le theme du music-hall est aussi present ici. « Toby-Chien parle » et « Dialogue de bêtes » sont des textes pleins d’humour qui font l’éloge du théâtre, du spectacle et de la liberté qu’il apporte. Dans « Toby-Chien parle », le leitmotiv « Je fais ce que je veux » évoque cette émancipation nécessaire d’une relation sentimentale, source d’autant de souffrances que de plaisirs.

3ème groupe : « Belles-de-jour » « De quoi est-ce qu’on a l’air ? » « La guérison » propose unevision critique de la vie mondaine : il met en scène « l’amie Valentine », jeune bourgeoise qui mène une vie élégante mais enfermée dans les apparences.

La narratrice ici est bien Colette puisqu’on peut lire dans « Belles-de-jour » : « Colette est toquée, mais elle n’est pas si rosse que vous la faites ». Colette oppose avec humour ces « Belles-de-jour » aux même qui deviennent des « laides de nuit » !

« La guérison » témoigne d’une forme d’apaisement et de sagesse, d’appropriation de soi. La narratrice explique à son amie les étapes d’une guérison amoureuse. De plus,séparée de Willy, Coletten’est plus la bienvenue dans les salons bourgeois et semble le vivre sereinement : « Je savoure, silencieuse, mon enviable infériorité ».

La narratrice assume ici tranquillement son statut de déclassée, à l’écart de la société, d’autant que sa liaison avec Missy n’arrange pas les choses.

 

« Le miroir » : étrange dialogue où l’autrice fait dialoguer deux voix (celle de la narratrice et celle de Claudine) qu’elle refuse de considérer comme son double.

« La dame qui chante » est un cas à part, seule nouvelle à être écrite d’un point de vue masculin et quiporte une réflexion sur le désir, thème également récurent dans l’œuvre de Colette.

4ème groupe : de petites scènes croquées sur le vif : “En baie de Somme”, bains de soleil « Partie de pêche » et « Forêt de Crécy » paysages, des scènes de plage, des personnages haut en couleurs. Humour

Dans « Partie de pêche » : plaisante galerie de personnages croqués sur le vif, Marthe, Maggie, Le Silencieux et les autres, embarqués dans la fureur d’une partie de pêche qui se dénoue comiquement.

Enfin, « Music-Hall » constitue une plongée dans les coulisses d’un univers familier à Colette. Elle y évoque avec humour les répétitions de « La Chair ».

SIDO OU LES POINTS CARDINAUX

 

 

Dans Sido, la célébration du monde est avant tout célébration des êtres aimés. Le regard se fait rétrospectif et lucide.

Et tous les personnages sont peints dans leur ambiguïté et leur complexité.

Entre roman et nouvelle, Sido est paru pour la première fois en 1929 sous le titre de Sido ou les pointscardinaux. Puis l’année suivante, le texte est enrichi de 2 chapitres : « Le capitaine » et « Les sauvages ». Il s’inscrit dans le cycle des romans autobiographiques. Sept ans après La Maisonde Claudine, deux après La Naissance du jour, Colette reprend les thèmes de son village natal et de sa famille.

Sido, la mère

Sido, la mère est morte en 1922 ; c’est à partir de là que colette ne cesse d’écrire sur elle en faisant selon ses propres mots, le personnage central de son œuvre.

Le recueil ressuscite la mère mais aussi le père et les frères

Les critiques sont unanimes pour saluer cette œuvre et le lien avec Proust apparait dans le propos de Nicole Bourdonnais : « Colette se soucie, à la manière, Proustienne, d’extraire, l’essence intemporelle de cette expérience, ancrée dans l’éphémère et le quotidien. Elle veut suspendre le temps, transmuter le transitoire en éternel. »

 

C’est surtout sur la personnalité de Sido que Collette insiste et ce dès les premières pages en la présentant comme une provinciale atypique, maniant les mots avec humour. Moqueuse, adulée par sonmari, possessive avec sa fille, sévère, aimante et étouffante…mais dès que Sido pénètre en son jardin, elle devient une déesse ! Elle vit en parfait accord avec la nature et s’y régénère tel Antée2 !

Écologiste avant l’heure, protégeant ses plantes comme ses enfants, elle en connait tous les secrets.Elle parle aux animaux et surtout grande initiatrice de sa fille à qui elle livre les mystères de la nature : leçons que colette n’oubliera jamais !

Sido est capable de transformer l’univers quotidien en un monde fantastique . Le jardin devient auxyeux de l’enfant un lieu magique et sa mère une figure héroïque qui commande aux vents, parle aux animaux et a accès aux secrets de la nature

 

Pourtant il faut attendre une dizaine d’année après la mort de Sido (1912) pour que Colette fasse de sa mère l’un des éléments central de son œuvre. Comme si, peut-être, Colette avait besoin de s’éloigner de Sido pour devenir Colette… « Il faut du temps à l’absent pour prendre sa vraie forme en nous. Il meurt, – il mûrit, il se fixe » écrira-t-elle.

La figure de Sido est ambigue puisqu’ a la fois mere et femme despotique et déesse de la nature : réalisme et transfiguration construise le portait de cette mère toute puissante qui a transmis à sa fille le culte de la nature.

 

Le Capitaine

Le Capitaine est un magnifique et bouleversant hommage à son père, mort vingt-cinq ans plus tôt, en 1905.

Au début du chapitre Colette écrit « Cela me semble étrange à présent que je l’aie si peu connu »,avant de poursuivre par cet autre constat, « je crois qu’elle(Sido) aussi l’a mal connu ».

Finalement c’est par l’écriture que Colette parvient à faire naitre la figure mal connue du père, Ce père, qui « erre et flotte, troué, barré de nuages, visible par fragments » que l’écrivaine va éclairée bien plusque l’enfant ne pouvait le faire.Il apparaitra alors dans toute sa complexité et son humanité. Par un long processus « l’absent » va « prendre sa vraie forme en nous ».

Derrière l’homme gai, philanthrope, rêveur, poète, éperdument amoureux de sa femme, aimant chanteret se montrant volontiers « grivois en anecdotes », se cache un inconnu au « regard gris bleu, plein de bravade, qui ne versait ses secrets à personne, mais qui avouait parfois : “J’ai des secrets”. »

Le portrait s’achève d’ailleurs avec le dévoilement, à la mort du Capitaine, d’un de ses secrets,

« accessible, longtemps dédaigné ». À la mort du Capitaine en 1905, la famille découvre, nichés tout en haut de la bibliothèque plusieurs volumes imposants, soigneusement reliés, rangés, étiquetés, censés renfermer ses œuvres complètes mais ne contenant que des pages blanches, « le mirage d’unecarrière d’écrivain ». Seule la page de la dédicace, raconte Colette, portait la mention manuscrite : « À ma chère âme, son mari fidèle : Jules-Joseph Colette. »

 

« J’épelle en moi, écrit Colette, ce qui est l’apport de mon père, ce qui est la part maternelle. » Sido, samère, le Capitaine, son père, deux espaces entre lesquels et à partir desquels Colette la femme, Colette l’écrivain, enracinée dans sa toujours vivace enfance, tisse sa trajectoire de vie. La grande Colette, onl’oublie (et certains lecteurs même l’ignorent), a fait de son patronyme – Colette – son nom de plume. Ce n’est qu’en 1923, avec Le Blé en herbe, qu’elle l’adoptera définitivement. « Voilà que légalement, littérairement et familièrement, je n’ai qu’un nom, qui est le mien. » 

Derrière ce nom de plume il y a, en creux, celui de ce père « né pour écrire » et qui n’a pas écrit, ou si peu.

Et il y a Colette qui sans relâche, avec une insistance obstinée, n’aura cessé de clamer toute sa vie sa non-vocation littéraire : « Non, je ne voulais pas écrire. […] dans ma jeunesse, je n’ai jamais, jamais désiré écrire. » Ce leitmotiv de l’écrivain-qui-ne-voulait-pas-écrire-et-qui-a- passé-sa-vie-à-écrire nous renvoie bien au Capitaine Colette et à son secret…

Colette prépare avec soin cette révélation, dans Sido, en introduisant d’abord le lecteur, à sa suite,chez une certaine Madame B… « qui a, professionnellement, commerce avec les esprits », pour y rencontrer le fantôme bienveillant – du Capitaine. L’« esprit » de l’homme âgé décrit par Madame B.,en qui Colette « reconnaît immédiatement son père, veille activement sur elle.

« Il s’occupe beaucoup de vous à présent », annonce Madame B. avant d’ajouter en réponse à l’étonnement de Colette : « Parce que vous représentez ce qu’il aurait tant voulu être sur la terre. Vous êtes justement ce qu’il a souhaité d’être. Lui, il n’a pas pu. »

Parmi les rares choses écrites par le Capitaine, on trouve plusieurs poèmes patriotiques aux titres évocateurs : « À la France », « Aux morts pour la patrie », « Gratitude », « Souvenons- nous », dont lesstrophes et les vers sont pleins d’une emphase propre au genre. « L’Ode à Paul Bert » de 1888, méritaitquant à elle la critique, « trop d’adjectifs », de l’intraitable petit censeur, sa fille…

« Cet homme, banni des événements qui l’avaient jadis porté… », cet homme au « regard gris-bleu dans lequel personne n’a jamais pu lire », qui était perçu par les siens comme étranger à leur univers – «… nous lui en voulions vaguement de ne pas assez nous ressembler » cachait un être blessé »« derrière le visage jovial et la belle voix de baryton ». Colette reconnaît d’ailleurs là un trait qui lui appartient aussi, autre parcelle de l’héritage paternel : « Moi qui siffle dès que je suis triste »…

Cette blessure, Colette en prend toute la mesure dans le texte phare qu’est « Le Capitaine » dans Sido, où le portrait de son père atteint une dimension inédite. Conjointement à la révélation des «œuvres imaginaires » du Capitaine, il y a celle d’un lien serré que pour la première fois semble-t-il Colette identifie et formule : celui entre la tristesse et le grand blessé de guerre qu’était le Capitaine : «J’ai pénétré ce que ma jeunesse me cachait autrefois : mon brillant, mon allègre père nourrissait la tristesse profonde des amputés. »

“C’est  à moi qu’il accorda le plus d’importance » – qui, devenue écrivain, s’attachera à dire, à nommer tout ce que ce père lui aura laissé, tout ce qu’elle aura reçu mais aussi récolté. « C’est lui qui se voulait faire jour, et revivre quand je commençai, obscurément, d’écrire. »

 

On revient encore et toujours à ce lien de Colette à l’écriture qui scelle une complicité, que Colette situe très tôt, entre la fille et le père, autour des questions de style – on se souvient du petit censeur devant les essais poétiques du Capitaine – et d’orthographe :

« J’avais peut-être des dispositions… et un père très doué pour l’orthographe. À sept ou huit ans, j’avais avec lui des conversations à ce sujet etj’aimais le trouver en faute. »[105] La complicité « littéraire » ne s’arrête pas là, elle inclut l’amour partagé pour les livres bien sûr, mais aussi et surtout pour tout ce qui se rapporte au « nécessaire et ausuperflu de l’écrivain ». Colette, dont on connaît le goût pour le[…] » « pour le beau papier, les stylos – « Mes sept stylos se dressent, divergents, hors d’un petit pot de faïence bleue. Ils se relayent, chacun d’eux ayant son emploi et ses mérites. »[106] – décrit avec la jubilation des gourmets les « trésors depapeterie ». La table de travail dans l’« antre » (la bibliothèque) du Capitaine offre l’aspect d’une véritable caverne d’Ali Baba, ce que la photographie représentant »

 Extrait de  Colette, Cahiers de L’Herne

Les Sauvages

« Les sauvages » ce sont les deux frères de Colette. Incroyablement complices.

Ils incarnent l’enfance, le pays sauvage de l’enfance. Libres rêveurs et poètes, Sido les trouve beaux.

Férocité des frères et de la narratrice elle-même. Ils prennent comme tête de turc Mathieu M… Etres sauvages, ils supportent mal la fréquentation du monde et son univers de conventions. L’aîné, demi-frère de Colette, est celui qui commande tandis que le second suit. Dans les premières lignes, Coletteévoque peu Achille, mort une dizaine années auparavant et centre son récit sur Léo.

 

LECTURES LINEAIRES

Lecture linéaire n°1, Les Vrilles de la vigne, Jour gris

J’appartiens à un pays que j’ai quitté. Tu ne peux empêcher qu’à cette heure s’y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher

qu’à cette heure l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif… Viens, toi qui l’ignores, viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs, qu’un fruit mûrit on ne sait où, – là-bas, ici, tout près, – un fruit insaisissable qu’on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l’automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu’une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires ici, là-bas, tout près…

[…] Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un petit chemin que je connais, jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant, tu croirais gravir le sentier enchanté qui mène hors de la vie… Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et bat à tes oreilles comme le sang même de ton coeur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde… C’est une forêt ancienne, oubliée des hommes… et toute pareille au paradis, écoute bien, car…

Comme te voilà pâle et les yeux grands ! Que t’ai-je dit ? Je ne sais plus… je parlais, je parlais de mon pays, pour oublier la mer et le vent… Te voilà pâle, avec des yeux jaloux… Tu me rappelles à toi, tu me sens si lointaine… Il faut que je refasse le chemin, il faut qu’une fois encore j’arrache, de mon pays, toutes mes racines qui saignent…

Me voici ! de nouveau je t’appartiens. Je ne voulais qu’oublier le vent et la mer. J’ai parlé en songe… Que t’ai-je dit ? Ne le crois pas ! Je t’ai parlé sans doute d’un pays de merveilles, où la saveur de l’air enivre ?… Ne le crois pas ! N’y va pas : tu le chercherais en vain. Tu ne verrais qu’une campagne un peu triste, qu’assombrissent les forêts, un village paisible et pauvre, une vallée humide, une montagne bleuâtre et nue qui ne nourrit pas même les chèvres.

Colette, « Jour gris », Les Vrilles de la vigne, 1908.

Lecture linéaire n°2, Sido, « Car j’aimais tant l’aube… », 1930

Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits… Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.

 

À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…

 

Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, – « chef-d’œuvre » disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je l’étais, à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis.

Lecture linéaire n°3, Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu ; Du côté de chez Swann (1913)

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu.

Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.

La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.