Chaplin, Le Dictateur, 1940

 

Le Dictateur ou le burlesque à l’épreuve de la guerre

 

Contexte :

Charlie Chaplin achève le scénario de son premier film parlant à l’automne 1938. A cette époque, Hitler, dictateur de l’Allemagne s’apprête à annexer l’Autriche et démanteler la Tchécoslovaquie. Le film sort à New-York en 1940. Entre-temps, Hitler a déclenché la seconde guerre mondiale et conquis une grande partie de l’Europe.

 

Dès la phase d’écriture, Chaplin commence Le Dictateur avec une ambition double : concilier pertinence politique et puissance comique. Que devient le comique « à la Charlot » mis en œuvre dès les années 1910 par Chaplin, une fois passé au double tamis du cinéma parlant et de l’urgence politique ? Chaplin, dans le film le plus scénarisé qu’il ait jamais réalisé, a posé de front cette question et y a répondu de plusieurs manières.

D’abord en conservant une part de franche pantomime : la danse avec la mappemonde d’Hynkel (séq. 15), le rasage en musique (séq. 16) ou le résumé de la situation fait par le barbier à Schultz qui ne comprend rien à ses gestes (séq. 23). (…)

De son côté, le personnage d’Hynkel hérite aussi des traits de caractère du Charlot hargneux et concupiscent des débuts : désirs pressants (les grognements de porc avec sa secrétaire), colères infantiles (quand il arrache ses médailles à Herring ou dit à Garbitsch qui lui parle des gens : « Les gens, bah ! »), si intenses qu’elles le font régresser dans son infra-langue borborygmique (séq. 18, elle- même inspirée du discours d’inauguration en sabir qui ouvre Les Lumières de la ville). Bien que son discours (séq. 5) soit devenu un morceau d’anthologie de l’histoire du cinéma, la majorité des gags associés à son personnage tient du cinéma muet : rangée de statues faisant le salut hitlérien, enveloppe que le dictateur fait lécher (un gag repris de Charlot à la banque, 1915), jeu de mots visuel sur la double croix (to double cross, trahir), foule de pantins élevant mécaniquement le bras, manteau trop grand, chute due à une peau de banane, inventions à l’inefficacité fatale…

Si les desseins d’Hynkel et de ses ministres deviennent de plus en plus sombres, le comique ne suit pas cette inflexion au cours du film : le long et hilarant épisode avec Napaloni freine cette noirceur. Dans son grotesque jubilatoire (opposition de corpulence entre les Napaloni et Hynkel), les dialogues et l’accent italien (ou italo-américain !) jouent une part non négligeable tout comme l’usage synecdotique de mets associés à leur nation d’origine (spaghetti vs saucisse).

(…) Mais si la reprise de gags antérieurs est chose courante pour Chaplin, rien à part ce travestissement ne rapproche Charlot soldat de l’ouverture du Dictateur. Un long travelling prend la mesure d’un décor plus réaliste et dispendieux que celui du court métrage de 1918 ; nous ne sommes pas au régiment mais au front, où le son (absent bien sûr de Charlot soldat) indique que le combat fait rage. Le protagoniste ne vise plus avec son fusil, il actionne sans regarder un engin énorme doué d’une portée qui dépasse la vision humaine. Dernier bout de la chaîne de commandement, il ne trouve aucun subalterne à envoyer au casse-pipe, gag qui le désigne comme pure chair-à-canon sacrifiée par sa hiérarchie. La voix off de bandes d’actualités qui décrit la Grosse Bertha ajoute à la satire de la guerre une satire de la propagande qui se prolonge dans l’édulcoration de la traduction du dis- cours d’Hynkel à partir d’un script préétabli (séq. 5).

On l’aura compris : la représentation de la (même) guerre a gagné en réalisme depuis 1918, mais son traitement comique appartient toujours à une veine burlesque qui perdure dans Le Dictateur. Le burlesque se caractérise par la lutte d’un corps contre des objets (la grenade dégoupillée perdue dans le pan- talon, l’obus puis le canon anti-aérien tourbillonnants) via un processus de détournement qui aboutit à une suradaptation (ainsi d’un maladroit qui chute mais, dans son habileté à se rétablir, révèle des talents d’acrobate). Qu’est-ce qui est détourné ? Des catégories : un objet se métamorphose en être humain (les glouglous digestifs de la grosse Bertha, le micro qui ploie comme s’il était intimidé). Des fonctions : une arme (le canon anti-aérien) évoque la caméra sur grue de Chaplin, en une furtive mise en abyme. Mais dans la pantomime même gît l’indice d’un détournement poussé jusqu’au retournement : après le canon anti-aérien qui visait les supérieurs hiérarchiques du soldat, c’est en effet sur une vision du monde à l’envers que se clôt l’épisode de la première guerre dans la séquence de l’avion. Elle préfigure le monde où le barbier reviendra dix ans plus tard : un monde où les valeurs humaines sont inversées, où le pauvre est persécuté, l’art esclave du pouvoir et la police criminelle. Le pilotage tête en bas, qui coûte presque sa vie au barbier et lui vaut dix ans d’amnésie, « branche » en quelque sorte le principe du burlesque sur la tragé- die de l’Histoire. En effet, l’idée de « suradaptation » burlesque ne définit-elle pas précisément l’arc narratif du Dictateur, dans lequel un opprimé détourne à son avantage (et à celui de l’humanité) une ressemblance physique avec son oppresseur ?

C’est dans cette perspective que se justifie l’aveuglement des personnages quant à la qualité de sosies d’Hynkel et du barbier. Autant Chaplin la fait immédiatement remarquer au spectateur via le carton d’ouverture, autant il prive les personnages de cette reconnaissance jusqu’à la toute fin. Si le gag peut se définir comme « le chemin le plus long pour aller d’un point à un autre2 » – plus le détour est long, plus la chute a des chances de faire rire – alors la non-reconnaissance de la ressemblance fait du récit dans son ensemble un seul et vaste gag. Le retournement final (la prise de parole d’un homme quasiment muet) a d’autant plus d’impact que le moment de reconnaissance a été retardé. La fin du Dictateur ne montre pas seulement le représentant des sans-voix soudain possédé par une parole ; elle met aussi en scène la transformation du « dictateur du monde » (séq. 14) en Petit Vagabond, habitué du déguisement – en l’occurrence, une panoplie de chasseur qui singe une célèbre photo d’Hitler en short tyrolien.

Chaplin n’a donc pas abandonné le burlesque pour un comique plus « adulte » ou mûr dans Le Dictateur ; justement parce que son sujet relève d’une urgence absolue et d’une gravité sans précédent, il rassemble ses forces comiques et puise dans son expérience de gagman. Si, à l’échelle d’une séquence, la pan tomime comique n’est plus une arme suffisante (les coups de pinceau ou de poêle infligés aux SA par le barbier ou Hannah), la structure du gag s’avère pertinente pour l’arc narratif d’ensemble. Le comique fonctionne donc differemment dans le déroulement d’une séquence et dans celui du film entier – un décalage dont on sent bien qu’il repose sur l’espoir (énoncé en d’autres mots dans le discours final) que, selon l’expression américaine, the joke will be on Hitler, que l’Histoire aura raison d’Hitler. En attendant, ce burlesque à deux vitesses insuffle au Dictateur une dissonance renforcée par la variété rythmique des gags et la part changeante des gestes et des dialogues dans ceux-ci. Loin de rendre le film bancal, cette dissonance traduit cinématographiquement l’ironie tragique de l’Histoire elle-même.

Article source : Lycéens au cinéma : http://www.cnc.fr/web/fr/dossiers-pedagogiques/-/ressources/3903166

 

 

 

 


Le film de Lubitsh To be or not to be est aussi très intéressant…

To Be or Not to Be de Ernst Lubitch