L’univers romanesque de L’Etranger
de Camus
L’Étranger paraît le 16 juin 1942, à Paris, chez Gallimard, en pleine Occupation.
UNE COMPOSITION SOIGNEUSE.
Le roman a pour héros Meursault.
Il est composé de deux parties qui se répondent:
- la première va de l’annonce de la mort de la mère de Meursault au meurtre de l’Arabe,
- la seconde de l’incarcération à l’attente de la décapitation.
Les événements présentés comme insignifiants dans la première sont repris et réinterprétés en défaveur de Meursault dans la seconde.
Deux d’entre eux vont acquérir, dans la seconde partie, une importance grandissante : l’absence de pleurs du héros lors de l’enterrement et les quatre coups de revolver.
UN MONDE QUI CHANGE
Avant le meurtre de l’Arabe, Meursault évolue dans le petit monde des employés algérois dans lequel les personnages portent un nom, plus souvent un prénom : Salamano, Masson, Céleste, Marie, Raymond, Emmanuel ; après il est confronté au monde théâtralisé de la justice dans lequel les personnages sont désignés par leur fonction sociale : le juge d’instruction, l’avocat, l’avocat général, le gardien, l’aumônier.
Dans la première partie déjà, quand Meursault se trouvait confronté à la société, ses représentants étaient anonymes: le directeur de l’asile, son patron, alors que le « fiancé » de sa mère était individualisé : Pérez.
La deuxième partie s’efforce d’établir un lien logique entre les événements de la première.
L’ESPACE ET LE TEMPS DANS L’ETRANGER.
La notion d’espace change radicalement d’une partie à l’autre : on passe du dehors au-dedans, avec Meursault qui se retrouve confiné dans sa cellule dont il ne sort que pour aller chez le juge d’instruction ou au palais de justice lors de son procès.
- La première partie s’étend sur dix-sept jours,
- la seconde sur un an.
L’instruction dure onze mois, le jugement est rendu un an après l’arrestation. Cette distorsion temporelle montre bien que les deux parties ne sont pas égales. Dans la première, le temps pour Meursault est cyclique, d’un dimanche à l’autre ; dans la seconde, il est linéaire, c’est celui de l’histoire.
UNE ÉCRITURE PARTICULIÈRE.
Dans L’Etranger, Camus refuse les normes du récit et déconstruit l’univers romanesque.
Le passé composé remplace le passé simple (sauf à quatre reprises) donnant au récit une valeur d’authenticité.
Il est cependant étonnant qu’un personnage qui n’aime pas parler, au moins dans la première partie, recoure au « Je ». Meursault cherche ses mots, refuse les stéréotypes et le langage social ; il a du mal à s’adresser aux autorités ou à son supérieur.
CAMUS & L’ABSURDE
L’absurde, pour Albert Camus, selon Roger Quilliot qui fut son secrétaire particulier, c’était le conflit entre l’appel de vie qu’il sentait en lui et la découverte de la mort alors qu’il était tout jeune et qu’il se découvrit tuberculeux. Meursault, le héros de L’Étranger, est précisément l’homme qui n’a conscience de rien et qui découvre le monde et la mort quand il rentre dans son procès.
Camus à propos de Meursault : Albert Camus, préface à l’édition américaine de l’Étranger, 1955
« J’ai résumé l’Étranger, il y a très longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort. Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple, il refuse de mentir. Mentir, ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est, et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. »
Meursault & la religion
Alors que Meursault attend son recours en grâce, un prêtre vient lui demander de se repentir. Meursault refuse . Il ne le peut pas , ni d’ailleurs se pardonner.
Et lorsque le prêtre appelle Meursault “mon fils”, cela déclenche en lui une réaction très forte, très violente. Il se déchaîne alors contre lui en le couvrant d’injures, dans une explosion de rage. Meursault dénonce alors l’injustice, se révolte contre les accusations.
Meursault n’est alors plus l’homme du « cela m’était égal » .
En effet, il pose pour la première fois un vrai choix ; un choix qui l’engage tout entier et qui répond à la question philosophique du Mythe de Sisyphe. En refusant l’espoir chrétien que lui offre le prêtre, il rejette le « plus tard » et « l’ailleurs » du christianisme et dit sa foi indéfectible en cette vie qu’il s’apprête pourtant à perdre.
Meursault exprime alors sa foi en la vie : « aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me tenait. »
Cette scène est donc essentielle puisque c’est alors que le personnage naît à la conscience.
Meursault, qui a vécu jusque-là guidé par l’instinct, se réapproprie ici son existence .
A la veille de son exécution il devient le personnage camusien par excellence tant la proximité de la mort a décuplé en lui la passion de vivre.
Albert CAMUS écrira en effet dans les notes pour Le Premier homme : « […] pure passion de vivre affrontée à une mort totale »,