Baudelaire et l’image

La passion de Baudelaire pour les images que dit parmi d’autres la fameuse formule de Mon cœur mis à nu : «glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion)», et celle en particulier qu’il éprouvera très tôt et dont il ne se départira jamais pour la peinture de Delacroix

Dans le Salon de 1846,le poète, qui a donc vingt-cinq ans – note : «En entrant dans cette partie [celle consacrée au peintre du Dante et Virgile aux enfers et du Sardanapale], mon cœur est plein d’une joie sereine, et je choisis à dessein mes plumes les plus neuves, tant je veux être clair et limpide, et tant je me sens aise d’aborder mon sujet le plus cher et le plus sympathique»  

Un parti pris essentiel : «un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste, qui domine le modèle, comme le créateur la création».

Le Dante et Virgile aux enfers, Les massacres de Scio, La mort de Sardanapale  , les Femmes d’Alger, L’Enlèvement de Rebecca, la Chasse aux lions, Les chevaux arabes se battant dans une écurie, La Femme au perroquet, la Lutte de Jacob avec l’Ange : que le sujet, le plus souvent expression d’une douleur morale, relève de l’histoire, de la religion, de la mythologie, de l’actualité, l’imagination est bien la reine des facultés et c’est elle qui conçoit, qui compose dans son intimité, en un geste qui n’obéit qu’à sa propre loi. 

Pas le trait, mais la touche, l’audace de la touche. «La grande qualité du dessin des artistes suprêmes est la vérité du mouvement, et Delacroix ne viole jamais cette loi naturelle». D’où un dessin comme la nature, vivant et agité et c’est cela, écrit le critique, que nous admirons surtout en lui : «la violence, la soudaineté dans le geste, la turbulence dans la composition, la magie de la couleur».

Précisant sa pensée, Baudelaire s’insurge donc contre «la ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force», contre le contour exact et la représentation fidèle des trois dimensions, contre celui pour qui «un contour d’une beauté surnaturelle, est supérieur à la faculté qui sait assembler des couleurs d’une manière enchanteresse.»

 «Selon ces gens-là», poursuit-il, «la couleur ne rêve pas, ne pense pas, ne parle pas». Or, la couleur dans les tableaux de Delacroix rêve, elle pense par elle-même : sa peinture est revêtue d’intensité. Et puisqu’il s’agit d’intensité, le discours n’est plus de mise et c’est le poème qui prend le relai, avec ses mots qui retrouvent un peu la vie vague des couleurs:    

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,

Ombragé par un bois de sapins toujours vert,

Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges

Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;(15)

Strophe des Phares que cite et commente lui-même Baudelaire dans le texte sur l’Exposition universelle (1855), en revenant notamment sur la synesthésie que produit la correspondance entre couleur et son: «idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur». Ou encore : impression quasi musicale que l’on emporte de ses tableaux. Vers qui retrouvent par ailleurs la partie mélancolique et ardente du siècle : l’éclat morne(17), avec le lac de sang et les fanfares étranges et tout à la fois ce lac ombragé, le ciel chagrin et un soupir étouffé.

La peinture de Delacroix correspond à La propre poétique de Baudelaire : elle est l’expressiond’une conception intime, conception qui est celle d’une douleur ou d’une volupté –d’une passion. «Tout ce qu’il y a de douleur dans la passion le passionne», écrit-il encore à propos de Delacroix. Ce qui signifie aussi qu’elle est universelle. Toutes les formes de passions actuelles ou inactuelles y trouveront leur expression(.

 Delacroix étant doué d’une force plastique qui lui permet de rejouer en lui toutes les figures de la douleur et de la volupté : goût sauvage de la destruction de Sardanapale, violence de chevaux qui se jettent l’un contre l’autre…   

Et cette expression se fait dans un geste, qui n’est pas sans rappeler la fantasque escrime auquel lui-même se livre en trébuchant sur les mots comme sur les pavés). Geste qui inscrit le corps du peintre dans le tableau(21), par l’audace et la rapidité de sa touche, qui fait couler harmonieusement les couleurs préparées avec le plus grand soin sur la palette, pour exprimer le tout d’une conception intime, d’un seul coup, en le faisant passer dans la pure intensité de la couleur, sans suspendre le mouvement en fermant les lignes par souci du détail ou, dit plus justement, par souci du discours.

On aura reconnu ici ce qui constitue l’essence même de ce que Baudelaire appelle le romantisme: «Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts.»

 

 

    – Nul génie ne comprit mieux un autre génie. Eugène Delacroix mit pourtant quelque temps à estimer Charles Baudelaire à sa juste valeur.

Après le Salon de 1859, Delacroix écrit à Baudelaire une lettre qui dut, enfin, combler d’aise le poète : « Comment vous remercier dignement pour cette nouvelle preuve de votre amitié ? »

 

Au fil des ans, le littérateur envahissant a donc su gagner l’estime du peintre. Tout sauvage, pudique et exigeant qu’il soit, Delacroix sait reconnaître le talent et compter ses alliés, à un moment où il se voit «houspillé et vilipendé» par la critique.

Après le Salon de 1859, il écrit à Baudelaire une lettre qui dut, enfin, combler d’aise le poète: «Comment vous remercier dignement pour cette nouvelle preuve de votre amitié? (…) Vous me traitez comme on ne traite que les grands morts ; vous me faites rougir tout en me plaisant beaucoup.» Il faut dire qu’une fois de plus, le chantre de son talent avait mis tous les dièses à la clé en exaltant cette qualité que Delacroix disait première, pour un artiste: «L’imagination de Delacroix! (…) le ciel lui appartient, comme l’enfer, comme la guerre, comme l’Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poète! (…) Il verse tour à tour sur ses toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres.»

Deux ans plus tôt, en 1857, Charles Baudelaire avait publié son recueil de poèmes. Il est troublant de lire Les Fleurs du malaprès ses critiques d’art.

En regardant la silhouette songeuse et presque absente de Sardanapale face au chaos qu’il provoque et auquel il assiste, comment ne pas songer aux vers terribles de Baudelaire sur  «Le goût du néant»:

«Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur, /

L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ; /

Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte! / 

Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur! /

Le Printemps adorable a perdu son odeur! /

Et le Temps m’engloutit minute par minute»?