AMIN MAALOUF, LEON L’AFRICAIN, 1986
Une oeuvre cursive ne s’étudie pas en classe (ou trés peu). C’est à vous de la lire, de faire une fiche récapitulative du roman.
A l’oral, vous devez être capable d’en parler à l’examinateur, de montrer les liens que cette oeuvre peut avoir avec le ou les objets d’étude…
L’auteur
Amin Maalouf est né en 1949 à Beyrouth. Il passe les premières années de son enfance en Egypte puis sa famille retourne s’installer au Liban. Son père est journaliste, écrivain et poète, très connu au Liban.
Ses études primaires se déroulent à Beyrouth dans une école française de pères jésuites et ses premières lectures se font en arabe. En secret, il découvre la littérature française. Il étudie la sociologie et l’économie , devient journaliste et publie des articles de politique internationale.
En 1975, la guerre civile éclate et oblige un an plus tard Amin Maalouf à s’exiler en France.
En 1983, il publie Les croisades vues par les Arabes, . D’autres publications suivront et le Prix Goncourt lui est attribué pour Le Rocher de Tanios qui a pour toile de fond les montagnes libanaises de son enfance. En 1998, il publie un essai Les Identités meurtrières couronné par le Prix Européen de l’essai . Il est élu à l’Académie française en 2011.
Les romans de l’auteur sont marqués de ses propres expériences de la guerre civile et de l’immigration. Amin Maalouf est convaincu que l’on peut rester fidèle aux valeurs dont on est l’héritier, sans pour autant se croire menacé par les valeurs dont d’autres sont porteurs.
Interview d’Amin Maalouf à Apostrophes
Le début du roman
Moi, Hassan fils de Mohamed le peseur, moi, Jean-Léon de Médicis, circoncis de la main d’un barbier et baptisé de la main d’un pape, on me nomme aujourd’hui l’Africain, mais d’Afrique ne suis, ni d’Europe, ni d’Arabie. On m’appelle aussi le Grenadin, le Fassi, le Zayyati, mais je ne viens d’aucun pays, d’aucune cité, d’aucune tribu. Je suis fils de la route, ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversées.
Mes poignets ont connu tour à tour les caresses de la soie et les injures de la laine, l’or des princes et les chaînes des esclaves. Mes doigts ont écarté mille voiles, mes lèvres ont fait rougir mille vierges, mes yeux ont vu agoniser des villes et mourir des empires.
De ma bouche, tu entendras l’arabe, le turc, le castillan, le berbère, l’hébreu, le latin et l’italien vulgaire, car toutes les langues, toutes les prières m’appartiennent. Mais je n’appartiens à aucune. Je ne suis qu’à Dieu et à la terre, et c’est à eux qu’un jour prochain je reviendrai.
Et tu resteras après moi, mon fils. Et tu porteras mon souvenir. Et tu liras mes livres. Et tu reverras alors cette scène : ton père, habillé en Napolitain sur cette galée qui le ramène vers la côte africaine, en train de griffonner, comme un marchand qui dresse son bilan au bout d’un long périple.
Mais n’est-ce pas un peu ce que je fais : qu’ai-je gagné, qu’ai-je perdu, que dire au Créancier suprême ? Il m’a prêté quarante années, que j’ai dispersées au gré des voyages : ma sagesse a vécu à Rome, ma passion au Caire, mon angoisse à Fès, et à Grenade vit encore mon innocence.
C’est à Grenade (1), dans les ruelles d’Albaicin, en 894 de l’hégire (1488), que naît Hassan al-Wazzan, al-Zayyati, al-Gharnati, al-Fassi, fils de Mohamed le peseur, circoncis de la main d’un barbier et baptisé de la main d’un pape.
« On m’appelle le Grenadin, le Fassi, le Zayyati, mais je ne viens d’aucun pays, d’aucune cité, d’aucune tribu. Je suis le fils de la route, ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversées»
Enfant, ses parents lui content le lent déclin des califes andalous, affaiblis par les rivalités et les luttes incessantes, gangrenés par la corruption, endormis par les fêtes somptueuses, les Parades pompeuses et les banquets sans fins. Alors que les musulmans espagnols ne peuvent s’appuyer sur d’autres qu’eux-mêmes, les princes catholiques bénéficient de l’appui massif de toute la chrétienté, encouragée à combattre les maures par les papes romains. Au fils des ans, Gibraltar, Alhama, Ronda, Marbella, Malaga,… toutes villes conquises depuis l’avènement du Prophète, tombent l’une après l’autre. Et bientôt, Boabdil, le dernier calife de Grenade, maître de l’Alhambra, est chassé par les Castillans. La résistance grenadine est acharnée mais la reconquista s’achève, et l’Espagne est désormais sous la férule de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, dite Isabelle la Catholique. Jamais plus l’Espagne ne sera musulmane. Nous sommes en 1492, Hassan n’a que 4 ans.
« Il a fait froid cette année-là sur Grenade, froid et peur, et la neige était noire de terre remuée et de sang. Qu’elle était familière, la mort, que l’exil était proche, que les joies du passé étaient cruelles au souvenir ! »
C’est la fin de plusieurs siècles de cohabitation pacifique entre chrétiens, musulmans et juifs en terre d’Espagne.
Après quelques années de tolérance, les musulmans sont bientôt sommés de choisir entre la conversion ou l’exil : les dernières populations musulmanes quitteront l’Espagne en 1609, expulsées par Philippe III. Quant aux Juifs, éternels réprouvés, ils subissent déjà la terreur de l’Inquisition espagnole et émigrent massivement.
Fuyant Grenade et les persécutions qui s’annoncent, c’est à Fès (2) qu’Hassan et sa famille trouvent refugent.
Rejetés par un oncle qui juge dégradante la passion de son père Mohammed pour une esclave roumiyya —une chrétienne— Hassan et les siens s’installent dans une modeste demeure des faubourgs de Fès. Là, Hassan vivra une jeunesse heureuse, partagé entre l’étude de l’islam sous la tutelle de l’intransigeant Astaghfirullah, découverte des souks, espionnage des hammams de femmes avec son ami Haroun, et apprentissage des rudiments du métier de commerce avec son oncle Khâli, entre temps réconcilié.
« Pour Haroun et moi, la découverte de Fès ne faisait que commencer. Nous allions la déshabiller voile après voile comme une mariée dans sa chambre de noces. De cette année-là, j’ai gardé mille souvenirs qui me ramènent, chaque fois que je les évoque, à la candeur insouciante de mes neuf ans. »
Devenu adulte, Hassan s’aguerrit et, faisant fortune grâce à un tour malicieux du destin, devient bientôt l’un des plus riches commerçant de Fès. Déjà, il entame la construction d’un somptueux palais avec les meilleurs artisans du Royaume. Mais le Créateur ne semblait pas destiner Hassan à une vie tranquille de notable assagi. Et bientôt, les tribulations commençaient.
Alors qu’Haroun le Furet, membre de la puissante corporation des portefaix de Fès et toujours meilleur ami d’Hassan, décide d’épouser Mariam, la sœur d’Hassan et fille de Warda la roumiyya, Mohamed, le père d’Hassan, choisit de la donner à un véreux et criminel trafiquant de Fès, le Zerouali, dans le cadre d’un accord commercial destiné autant à redorer son blason terni par l’alcool et la dépravation qu’à remplir ses coffres.
Persuadé que sa sœur va vivre un enfer dans le harem du Zerouali, Hassan s’y oppose et la querelle familiale tourne au drame quand Hassan et Haroun vont conter l’affaire à Astaghfirullah, l’intransigeant Cheick et imam de Fès, lui aussi immigré grenadin. Scandalisé que Mohamed donne sa fille en mariage à un homme aussi impie, cupide et débauché que le Zerouali, Astaghfirullah s’empresse de porter l’affaire sur la place publique et bientôt le nom du Zerouali est partout murmuré avec une crainte mêlée de dégoût.
« Tels sont les hommes que les croyants respectent et admirent en ces temps de déchéance ! Tels sont les hommes auxquels vous sacrifiez vos filles comme à des divinités d’avant l’islam ! »
Humilié et diffamé, le Zerouali rompt l’accord avec Mohamed. Pour se venger, il utilise son influence auprès du Cheick des lépreux pour faire interner Mariam, pourtant saine, dans le quartier maudit.
Après trois années d’attente et d’espoirs de libération toujours déçus, Haroun, impatient et furieux, l’épouse finalement et s’enfuit avec elle en secret, loin de Fès. Mais Hassan veut aller plus loin et, auréolé de sa brillante réussite financière, use de son influence auprès du Sultan de Fès pour se venger et obtenir que le Zerouali soit banni de la ville pour deux ans. Funeste erreur.
La vengeance appelle la vengeance, et cette mince victoire se retourne contre lui quand un Haroun toujours furieux abat le vieux Zerouali, lors du retour de son pèlerinage de deux ans à La Mecque. Jugé en partie responsable du meurtre de celui qui avait payé le prix de son iniquité, Hassan est condamné à la même peine que l’homme qu’il haïssait : deux ans de bannissement.
« Sans doute n’es-tu coupable de rien, Hassan, mais les apparences t’accusent. Et la justice est dans les apparences, du moins en ce monde, du moins aux yeux de la multitude ».
Hassan quitte alors Fès avec tous ses biens —plus de 200 chameaux et son esclave Hiba, son premier véritable amour— il prend la route vers l’Egypte et connaît alors le début de l’errance…
« Bien des hommes découvrent le vaste monde en cherchant seulement à faire fortune. Quant à toi mon fils, c’est en cherchant à connaître le monde que tu trébucheras sur un trésor. »
Peu de temps après son départ, une violence tempête de neige emporte tous ses biens, ses chameaux et ses serviteurs, son escorte et ses tentes. Réfugié avec Hiba dans une grotte avoisinante, il survit, et le couple peut s’échapper de la tempête, sain, sauf, mais pauvre.
C’est en effet un Hassan ruiné qui ramène Hiba, libre, dans son village natal, sur le chemin de Tombouctou(Mali). Là, cette dernière se fait racheter par les anciens du village à prix d’or, permettant à Hassan de retrouver un semblant de fortune pour refaire sa vie. Mais Hassan, bannit, ne peut rester et ce sont déjà les mots d’adieux, le dernier soir, la dernière nuit : « Jusque-ici, tu m’avais prise esclave… aujourd’hui, prends-moi libre ! Une dernière fois ».
Sur la route d’Egypte, Hassan découvre les merveilles de l’Empire Songhaï, alors au faîte de sa puissance.
« La ville de Gao n’avait pas de murs d’enceintes, mais aucun ennemi n’osait s’en approcher, tant était grande la renommée de son souverain, l’Askia Mohamed, l’homme le plus puissant de tout le pays des Noirs. »
La suite des aventures d’Hassan le Grenadin, plus rocambolesque et inattendue que jamais, se poursuit en Egypte. Arrivé par la route des marchands, il s’y fait rapidement une place et trouve, par l’entremise d’un généreux marchand, une modeste demeure dans la vieille ville, au bord du Nil. En quelques mois, il devient un véritable notable cairote.
« J’avais mon ânier, mon fruitier, mon parfumeur, mon orfèvre, mon papetier, des affaires prospères, des relations au palais et une maison sur le Nil. Je croyais avoir atteint l’oasis des sources fraîches. »
C’est aussi en Egypte qu’Hassan rencontre la belle Nour, la Circassienne, veuve de l’émir Saladin, neveu du Grand Turc, et dont le fils Bayazid est ainsi l’héritier du Sultan.
C’est avec elle qu’il fuit la colère turque —car le puissant sultan ottoman cherche à faire périr Bayazid, ce futur rival— et après quelques mois d’errance, ils quittent Alexandrie pour revenir à Fès(5), Hassan cherchant à revoir sa famille, qu’il n’a pas vu depuis son bannissement des années plus tôt.
Ce bref retour au pays est celui des nouvelles, tristes ou heureuses : affaibli par l’alcool et l’humiliation, jamais réconcilié avec son fils, son père Mohamed est mort. Sa mère, Salma, l’attend toujours. Haroun et Mariam, bien qu’encore recherchés pour le meurtre du Zerouali, ont pris la tête de la résistance musulmane aux conquêtes chrétiennes, et luttent avec acharnement contre les Portugais et les Castillans sur les côtes de l’Est du Royaume Algérien, à Boualouane, Jijil, à Bougie, et partout où les velléités guerrières des chrétiens rencontrent les désirs de reconquête des musulmans.
Lorsqu’Hassan retrouve son vieil ami, près du siège de Bougie, c’est pour se voir confier une mission : jouer les ambassadeurs auprès du Grand Turc, car Haroun et son chef, le corsaire Arouj dit Barberousse, cherchent à obtenir l’appui des Ottomans dans la lutte contre les chrétiens.
« Tu n’as pas le droit d’hésiter. Un grand empire musulman est en train de naître en Orient et nous, en Occident, nous devons lui tendre la main. Jusqu’à présent, nous avons subi la loi des infidèles. Ils ont pris Grenade et Malaga, puis Tanger, Melilla, Oran, Tripoli, et Bougie ; demain ils s’empareront de Tlemcen, d’Alger, de Tunis. Pour leur faire face, nous avons besoin du Grand Turc. »
Et c’est le voyage-retour de Tlemcen à Constantinople, avec Bayazid, jeté dans la gueule du loup : “à l’aube, nous avons déjà dépassé Gammart. Le mal aidant, j’avais l’impression de voguer en plein cauchemar”.
L’arrivée à Constantinople la Grande se fait dans la découverte et l’émerveillement : découverte de sainte Sophie devenue mosquée, découverte des palais, des mosquées et des médersas, découverte des zouks et des bazars, découverte de la ville immense et animée où se côtoient Italiens, Grecs et Arméniens, et tous les Turcs venus des steppes nomades.
Mais Sélim le sultan n’a aucune intention de porter secours aux musulmans d’Occident ; c’est au détour d’un couloir, dans les salles pleines de secrets des diplomates et des courtisans, qu’Hassan comprend que l’ambition de l’Ottoman se porte sur l’Egypte mamelouke, qu’il convoite depuis longtemps.
Persuadé par Nour de revenir en Egypte pour tenter de prévenir le massacre qui s’annonce, Hassan ne peut qu’assister impuissant à la chute de la dynastie mamelouke, balayée par la puissance de l’Empire ottoman et les armées de Selim le Turc. La résistance opiniâtre du dernier des mamelouks, Tumanbay, n’y changera rien. Malgré une lutte acharnée, Le Caire tombe en août 1517. Les ottomans, enragés par la résistance qui leur a coûté nombre des leurs, procèdent alors à la grande vengeance : la ville est mise à sac, 8000 habitants sont massacrés. Le Caire est plongée dans une orgie meurtrière où deux empires s’affrontent, l’un enivré par son triomphe, l’autre obstiné à ne pas mourir.
« Quand je suis arrivé au Caire, mon fils, elle était depuis des siècles déjà la prestigieuse capitale d’un empire, et le siège d’un califat. Quand je l’ai quitté, elle n’était plus qu’un chef-lieu de province. Jamais, sans doute, elle ne retrouvera sa gloire passée. »
Après le massacre des derniers résistants et la mort de Tumanbay, Sélim veut affermir sa domination sur Égypte et cherche à faire déporter tous les maghrébins et les Juifs du Caire à Constantinople. Fuyant cette nouvelle épreuve, Hassan et Nour prennent le premier bateau et voguent sur la méditerranée, se promettant de s’arrêter au gré de leurs envies, de débarquer où il leur plaira, sur n’importe quelle terre hospitalière de ce monde tourmenté.
Mais le destin est capricieux et semblait déterminé à ne pas laisser Hassan suivre son chemin : une fois encore, son histoire change de court. Débarqué à Djerba le temps d’une escale, il est enlevé à la femme qu’il aime : il ne la reverra plus jamais. Hassan a été capturé par des pirates siciliens, et c’est à Rome qu’il débarque, auprès du pape Léon X.
« Mon ravisseur avait du renom et de pieuses frayeurs. Pietro Bovadiglia, vénérable pirate sicilien, déjà sexagénaire, mainte fois meurtrier et redoutant de rendre l’âme en état de rapine, avait éprouvé le besoin de réparer ses crimes par une offrande à Dieu. Ou plutôt par un cadeau à Son représentant sur cette rive de la Méditerranée. Léon le dixième, souverain et pontife de Rome, commandeur de la chrétienté. Le cadeau, c’était moi, présenté avec cérémonie le dimanche 14 février pour la fête de la saint Valentin. »
Nouvelle ville, nouvelle culture, nouvelle religion : baptisé par le pape qui le prend sous sa protection, Hassan le lettré prend le nom de son bienfaiteur et devient Jean-Léon de Médicis dit Léon l’Africain, le maure voyageur. En Italie, il vit des années riches en découverte : la renaissance italienne bat son plein et à Rome, Raphaël côtoie Michel-Ange, Sixtine se construit, témoin de leur génie. Partout des sculpteurs, des peintres, des poètes, des ambassadeurs, des perles et des plaisirs, et tous les protégés du pape.
A Rome, ,il trouve une femme, présenté par le cousin du pape, le cardinal Jules. Elle s’appelle Maddalena.
« Elle avait, sur toutes les femmes de Rome, une langueur d’avance. Langueur dans la démarche, dans la voix, dans le regard aussi, à la fois conquérant et résigné à la souffrance. Ses cheveux étaient de ce noir profond que seule l’Andalousie sait distiller, par une alchimie d’ombre fraîche et de terre brûlée. En attendant de devenir ma femme, elle était déjà ma sœur, sa respiration m’était familière. »
Il apprend le turc, le latin, le catéchisme et la langue hébraïque, donne des cours d’arabe, et surtout, commence la rédaction de son grand livre, pour lequel il restera dans l’Histoire : Description de l’Afrique, où il met à l’écrit son immense expérience de voyage, celle des peuples d’Afrique et d’Orient. Ce livre, écrit en italien, restera quatre siècle en Occident une référence essentielle pour la compréhension du continent noir. A près de 40 ans, sa vie est douce, et Léon l’Africain n’a rien d’un prisonnier.
Mais Rome est menacé par les périls de son temps. La ville paye le prix de son soutien à François 1er dans la guerre qui l’oppose à Charles Quint. Les soudards protestants de l’héritier des couronnes de Castille, d’Aragon et de Sicile, prince de Bavière et des Pays-Bas, empereur du Saint-Empire romain germanique, livrés à eux-mêmes, sans commandement et sans solde, mettront la ville à sac malgré l’accord de paix finalement signé entre le pape et l’empereur. Incontrôlables, les luthériens, nourrissant une haine tenace à l’égard du pape, pilleront la ville pendant plus d’un an. Il y aura plus de 20 000 victimes.
« Me croirait-ton si je disais que des nonnes ont été violées sur les autels des Eglises ? Me croirait-on si je disais que les monastères ont été saccagés, que les moines ont été dépouillés de leurs habits et forcés sous la menace du fouet de piétiner le crucifix et de proclamer qu’ils adoraient Satan le Maudit, que les manuscrits des bibliothèques ont alimenté d’immenses feux de joie autour desquels dansaient des soldats ivres, que pas un sanctuaire, pas un palais, pas une maison n’a échappé au pillage, que huit mille citadins ont péris, notamment parmi les pauvres, tandis que les riches étaient retenus en otage jusqu’au paiement d’une rançon ? »
Parvenant finalement à fuir l’horreur avec le pape —qui hésitera longtemps à quitter la ville— grâce à l’amitié de l’habile Hans, un ami protestant, Hassan s’embarque pour Tunis(8), une dernière fois.
Hans le quitte plein de regrets : « Pour la seconde fois, nous avons déchainé des forces que nous n’avons pas pu contenir. D’abord la révolte des paysans de Saxe, née des enseignements de Luther et qu’il a fallu condamner et réprimer. Et maintenant la destruction de Rome. (…) Cette guerre est la mienne. Je l’ai souhaitée, j’y ai entraîné mes frères, mes cousins, les jeunes de mon évêché. Je ne peux plus la fuir, dût-elle me conduire à la damnation éternelle. Quant à toi, tu n’y as été mêlé que par un caprice de la providence. »
Comme ses parents des années plus tôt, il fuit la guerre et la misère de son temps pour chercher un havre de paix auprès des siens. Léon l’Africain a dépassé l’âge respectable de 40 ans, il vit avec sa troisième femme et leur enfant, le petit Guiseppe.
“Quant à moi, j’ai atteint le bout de mon périple. Quarante ans d’aventure ont alourdi mon pas et mon souffle. Je n’ai plus d’autres désirs que de vivre, au milieu des miens, de longues journées paisibles. Et d’être, de tous ceux que j’aime, le premier à partir. Vers ce lieu ultime où nul n’est étranger à la face du créateur.
Il part retrouver ce qui reste de sa famille : sa fille Sarwat, fille de Fatima sa première femme, morte en couche, sa fille Hayat, fille de Nour la Circassienne, partie à la reconquête pour son fils d’un trône perdu, sa sœur Mariam. Son père et sa mère ont déjà quitté cette terre et le voyageur fait son dernier voyage : désormais, seul comptent la quiétude et le repos.
“Qu’ai-je gagné, qu’ai-je perdu, que dire au Créancier suprême ? Il m’a prêté quarante années, que j’ai dispersé au gré des voyages : ma sagesse a vécu à Rome, ma passion au Caire, mon angoisse à Fès, et à Grenade vit encore mon innocence”.
Le voyage de Léon l’Africain 1
Intérêt du roman et lien avec l’objet d’étude “Question de l’homme”.
Rendu célèbre par la plume romanesque d’Amin Maalouf, Léon l’Africain est avant tout un personnage de chair et de sang qui, au tournant des XVe et XVIe siècles, connut un destin hors du commun. Chassé de Grenade avec sa famille par la reconquête catholique en 1492, devenu diplomate au service du sultan de Fès, il voyagea aux confins de l’Afrique noire et de l’Egypte jusqu’à la cour du Grand Turc Selim à Constantinople. Capturé en mer par des pirates et jeté dans une geôle romaine, il en fut libéré par le pape Léon X en échange de sa conversion au christianisme. D’Hassan al-Wazzân, le voyageur musulman, il devint Léon l’Africain, l’érudit et géographe chrétien qui, aux plus belles heures de la Renaissance, ouvrit les portes de la langue et de la civilisation arabes à des humanistes italiens avides de savoir.
La très grande historienne qu’est Natalie Zemon Davis (…) jette surtout des passerelles entre des cultures et des traditions dont elle préfère souligner les emprunts plutôt que les différences, « témoignant qu’il est possible de communiquer et de faire preuve de curiosité dans un monde divisé par la violence ». Une belle leçon de tolérance et d’espoir, toujours d’actualité. – Présentation de l’éditeur –
(date de publication : 11 avril 2007)
Intérêt du roman et lien avec l’objet d’étude “Question de l’homme”.(2)
- Amin Maalouf nous montre la religion dans tous ses états : la foi des califes éclairés et l’islam belliqueux des sultans ottomans ; la magnanimité des papes mécènes et le christianisme dévastateur des inquisiteurs espagnols ou des mercenaires allemands ; la bonne sœur qui adopte Maddalena fuyant le sort atroce réservé aux Juifs andalous et la religieuse qui la torture à cause de ses origines. Maalouf nous dit qu’il ne faut pas craindre les religions, mais les hommes qui les manipulent selon leur convenance. Il nous répète aussi que les femmes sont plus courageuses que les hommes. Il suffit de regarder Nour, la belle Circassienne qui se bat comme une lionne pour que son fils puisse un jour accéder au trône naguère appartenu à son père.
- La famille dans laquelle Léon grandit est elle-même frontière entre plusieurs cultures différentes. Son père possède deux femmes de nationalités disparates, même s’il « ne se douta pas un instant de la curieuse compétition qui se déroulait sous son toit [1]». Déjà en contact avec une mère musulmane, une servante chrétienne et une amie de la famille juive, Léon baigne dès la naissance dans des cultures diamétralement opposées. Cet environnement de départ proposé par Maalouf permet au lecteur de comprendre rapidement le contexte de chocs culturels dans lequel s’inscrit l’histoire et, autant par Grenade que le foyer d’Hassan, de bien représenter ces mélanges culturels allant se retrouver partout ensuite.
«La même étincelle divine est en nous tous, elle n’est d’aucune connaissance, d’aucune caste, elle n’est ni mâle ni femelle, chacun doit la nourrir de beauté et de connaissance, c’est ainsi qu’elle parvient à resplendir, c’est seulement par la lumière qui est en lui qu’un homme est grand. » (Maalouf, 1991 : 208).
Sans jamais juger, ni prendre parti, Hassan-Leon-Amin nous donne donc une belle leçon de tolérance.
- Au fond, rien ne change jamais : la religion et le pouvoir….façonnent le monde. L’exil perpétuel de cet homme est le même que celui de millions d’hommes fuyant les guerres civiles au nom d’un dieu, encore à notre époque. Maalouf nous prête son regard pour défier le temps : « Histoire, que de leçons tu nous données, et pourtant… », nous dit-il.
Une traversée des cultures :
« De ma bouche, tu entendras l’arabe, le turc, le castillan, le berbère, l’hébreu et l’italien vulgaire, car toutes les langues, toutes les prières m’appartiennent. Mais je n’appartiens à aucune. Je ne suis qu’à Dieu et à la terre, et c’est à eux un jour prochain que je reviendrai ».
Le parcours physique du héros construit sa personne identitaire. Chaque lieu traversé apporte à Hassan une nouvelle vie teintée de la culture même de l’endroit où il se trouve. À chaque fois, le personnage s’immiscera le plus possible dans cette nouvelle culture et se l’appropriera progressivement, que ce soit en se mariant avec une femme de l’endroit, en devenant ambassadeur ou même en ayant son nom totalement changé par les gens de la région. En résulte une identité complexe, plurielle et toujours ouverte, constituée du passé comme du présent, sans jamais laisser paraître une quelconque crainte de l’avenir, Hassan sachant toujours se relever après une difficulté, agissant comme une éponge culturelle en constant mouvement dans un monde où les cultures se côtoient et s’entrechoquent.
Sans trop de regrets, Hassan eu « la certitude qu’après la tempête qui avait dévasté ma fortune une vie nouvelle m’était offerte en ce pays d’Égypte, une vie faite de passions, de dangers et d’honneurs[4] », pour ne nommer qu’un des nombreux exemples où l’infortune ne brise en rien l’ouverture culturelle et l’intelligence universelle du héros, dans le sens où sa personne n’est pas faite que d’un système de croyances, mais bien d’un peu de tous les systèmes qu’il a été mené à rencontrer ou à côtoyer au cours de ses nombreux voyages.
Lorsque le héros change de nom et de ville, il remet en perspective culturelle sa vie entière, ajoutant au bagage qu’il possède déjà de nouvelles couches de significations propres à l’endroit habité, enrichissant ainsi son identité.
Dès la naissance d’Hassan dans ce milieu multiculturel qu’est Grenade, le personnage amorce la construction plurielle de son identité, qui ne se concrétise réellement que lors de son premier voyage. Tout comme le lecteur se voit de plus en plus investi de ces différentes cultures qu’il a appris à connaître une à une, Hassan ne perd jamais ce qu’il a absorbé, empreint pour toujours « des noms de Tombouctou, de Fès et du Caire », éléments marquants son histoire et son identité finale(présente), mais jamais close.
Les grands changements identitaires d’Hassan sont délimités dans le roman par les différents livres le constituant. Chaque section apporte son lot de changements, d’informations culturelles, de nouvelles allégeances et d’apprentissage idéologique, philosophique et politique.
Chaque nouvelle ville apporte une culture différente au lecteur et est décrite exhaustivement afin de rendre complète l’immersion. Chaque territoire conquis culturellement par Hassan possède une histoire, une idéologie et une situation politique différente, donc une culture loin de son prédécesseur. C’est cette façon qu’a Maalouf de marquer chaque nouveau pays par une vie recommencée d’Hassan qui rend indéniable le lien entre la construction identitaire de ce dernier et l’endroit géographique dans lequel il se situe alors.
La situation politique de Grenade au commencement du récit est marquée par cette identité reliée à une religion et menant à la violence. Ce problème de perception verticale de l’identité permet de bien comprendre la situation anarchique de Grenade, la contrainte d’une communauté religieuse de quitter la ville par sa simple appartenance métaphysique, l’écrasement d’un peuple par un autre affirmant posséder la vraie religion, la vraie raison, le peuple opprimé nommant automatiquement ses bourreaux des infidèles… Personne n’arrive à se comprendre puisqu’ils se perçoivent avant tout selon une idéologie simple et elle aussi incomprise plutôt que de se percevoir comme des humains entiers et individuels. Quand Maalouf affirme que « le postulat de base de l’universalité, c’est de considérer qu’il y a des droits inhérents à la dignité de la personne humaine [7]», il met le doigt sur ce qui est contrairement démontré dans les passages plus violents et chaotiques de Léon l’Africain.
Les dissemblances suivent dans la plupart des cas un fondement religieux, façon la plus typique de l’homme de se dissocier de l’autre. Ce passage, enrichit par la vision ouverte d’Hassan lorsqu’il affirme que « ce qui unit les croyants, ce n’est pas tant la foi commune que les gestes qu’ils reproduisent en commun[9] », démontrant que l’identité raciste n’en est pas une, puisque fondée sur des généralités inhumaines, des actions de masse plutôt que de réelles convictions fasse à d’autres humains, si seulement les étrangers étaient perçus ainsi.
Léon l’Africain est un grand roman sur l’identité perçue et construite par la traversée de cultures différentes Tout comme Hassan, le roman en soi reste toujours ouvert d’esprit, ne brimant jamais une croyance ou une idéologie par rapport à une autre, prenant justement le temps de présenter au lecteur chaque parcelle de ce qui peut constituer l’autre chez lui.
Le rapprochement entre notre époque et celle de Hassan- Léon :