Cours 2° : Utopie, dystopie, uchronie

Utopie, dystopie,

Objet d’étude : Les genres de l’argumentation

Chapîtres en lien avec

1. Petite histoire de l'argumentation

2. Les genres de l'argumentation

3. L'art d'analyser un texte argumentatif

4. Le vocabulaire de l'argumentation

5. Utopie,

DEFINITIONS : Utopie, dystopie, uchronie

A.

C’est à Thomas More que l’on doit le mot « Utopia », construit à partir du grec ou : « non, ne…pas » et topos, « région, lieu ». L’utopie est donc ce qui n’est nulle part. Le pays de nulle part. Ce qui n’est « en aucun lieu ».

Au XVIII°, l’utopie désigne un gouvernement imaginaire.
Au XIX°, elle va désigner un projet politique ou social qui ne tient pas compte de la réalité.

Et aujourd’hui, l’utopie désigne un projet irréalisable

Puis le genre va se diversifier et naitront les dystopies (du grec dus, exprimant une idée de difficulté, de trouble et des contre-utopies…

Thomas More (1478-1535) est un juriste, historien, philosophe, humaniste, théologien et homme politique anglais.
Grand ami d’Érasme, érudit, philanthrope, il participa pleinement au renouveau de la pensée qui caractérise cette époque, ainsi qu’à l’humanisme, dont il fut le plus illustre représentant anglais.
Thomas More est aussi connu pour son essai politique et social Utopia (L’Utopie). Celui-ci n’est toutefois qu’un élément d’une œuvre écrite considérable : traductions du grec, épigrammes latines, poésies, traités, mais aussi des ouvrages qui témoignent d’une spiritualité profonde. (D’après Wikipédia)

Thomas More, Utopia, 1516

Chaque maison a deux portes, celle de devant donnant sur la rue, celle de derrière sur le jardin. Elles s’ouvrent d’une poussée de main, et se referment de même, laissant entrer le premier venu. Il n’est rien là qui constitue un domaine privé. Ces maisons en effet changent d’habitants, par tirage au sort, tous les dix ans. Les Utopiens entretiennent admirablement leurs jardins, où ils cultivent des plants de vigne, des fruits, des légumes et des fleurs d’un tel éclat, d’une telle beauté que nulle part ailleurs je n’ai vu pareille abondance, pareille harmonie. Leur zèle est stimulé par le plaisir qu’ils en retirent et aussi par l’émulation, les différents quartiers luttant à l’envi à qui aura le jardin le mieux soigné. Vraiment, on concevrait difficilement, dans toute une cité, une occupation mieux faite pour donner à la fois du profit et de la joie aux citoyens et, visiblement, le fondateur n’a apporté à aucune autre chose une sollicitude plus grande qu’à ces jardins.

Quelques exemples d’utopies :

Leonard de Vinci (1452-1519)

L de Vinci

” Et sache que si quelqu’un voulait parcourir la ville en utilisant uniquement les rues hautes, il pourrait le faire commodément ; et de même celui qui voudrait ne prendre que les basses. Dans les rues hautes ne doivent passer ni chariots, ni autres véhicules semblables : ces rues ne servent qu’aux personnes de qualité. Dans les rues basses passeront les chariots et autres transports destinés à l’usage et aux commodités du peuple. “

Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794.

” Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus, sur la terre, que des hommes libres, et ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire ou sur les théâtres. “

Jonathan SWIFT, Les Voyages de Gulliver, 1726.

Enseigner les mathématiques


De là nous entrâmes dans l’école de mathématiques, dont le maître se servait pour instruire ses disciples d’une méthode que les Européens auront de la peine à s’imaginer : chaque démonstration était écrite sur du pain à chanter, avec une certaine encre de teinture céphalique. L’écolier à jeun avalait ce pain à chanter, et pendant trois jours, il ne prenait qu’un peu de pain et d’eau. Pendant la digestion du pain à chanter, la teinture céphalique montait au cerveau et y portait la proposition. Cependant, cette méthode n’avait pas eu beaucoup de succès jusque-là ; mais c’était, disait-on, parce que l’on s’était trompé quelque peu dans le quantum satis, c’est-à-dire dans les doses de la composition, ; ou parce que les écoliers, malins et indociles, au lieu d’avaler le bolus, qui leur semblait nauséabond, le jetaient de côté ; ou, s’ils le prenaient, ils le rendaient avant qu’il eût pu faire son effet ; ou bien enfin parce qu’ils ne pouvaient s’astreindre à l’abstinence prescrite.

Une adaptation très…libre du roman de Swift

B.

Du grec dun, « difficulté, trouble ». Il signifie une société troublée et dominée par une idéologie totalitaire.

La dystopie désigne ce qui n’est plus à sa place.

C’est un récit de fiction qui décrit une société où le bonheur est impossible. Il s’agit souvent d’un monde régi par un pouvoir dictatorial, totalitaire qui prive les citoyens de leur liberté.

La dystopie montre parfois un monde post-apocalyptique, comme dans La Route de C. McCarthy.

La dystopie cherche à faire réfléchir le lecteur sur certaines menaces qui pèsent sur la société à l’époque où il vit.

Le héros d’une dystopie est celui qui refuse le système et qui se révolte contre lui. Sans nécessairement gagner…

Quelques exemples de dystopies :

Huxley (1894 – 1963), Le Meilleur des mondes, 1932

Cette dystopie décrit un monde administré par un État mondial dans lequel tout est contrôlé. L’homme est créé en laboratoire et la génétique est utilisée pour contrôler l’individu. Chacun appartient, selon ses capacités, à une caste particulière…

« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. II suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.

R. Barjavel (1911 – 1985), Ravage, 1943

Le roman se passe en 2052, dans un Paris dont la population est dominée et dépendante des machines et de la technologie. Mais un jour, une panne d’électricité vient paralyser le monde.

Un homme part alors pour la Provence pour créer une nouvelle société, libérée des machines, vivant du travail de la terre …

L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter.

Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie ! Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. II est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser.

On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté.

Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires du bonheur. L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau. Il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu.

Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif. Il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir. »

Aldous Huxley – 1939

G. Orwell (1903 – 1950), 1984

Ecrit en 1948, le roman 1984, se passe à Londres en 1984, comme l’indique le titre du roman.

Le monde, depuis les grandes guerres nucléaires des années 1950, est divisé en trois grands « blocs » : l’Océania (Amériques, îles de l’Atlantique, comprenant notamment les îles Anglo-Celtes, Océanie et Afrique australe), l’Eurasia (reste de l’Europe et URSS) et l’Estasia (Chine et ses contrées méridionales, îles du Japon, et une portion importante mais variable de la Mongolie, de la Mandchourie et du Tibet5) qui sont en guerre perpétuelle les uns contre les autres. Ces trois grandes puissances sont dirigées par différents régimes totalitaires revendiqués comme tels, et s’appuyant sur des idéologies nommées différemment mais fondamentalement similaires : l’Angsoc (ou « socialisme anglais ») pour l’Océania, le « néo-bolchévisme » pour l’Eurasia et le « culte de la mort » (ou « oblitération du moi ») pour l’Estasia. Tous ces partis sont présentés comme communistes avant leur montée au pouvoir, jusqu’à ce qu’ils deviennent des régimes totalitaires et relèguent les prolétaires qu’ils prétendaient défendre au bas de la pyramide sociale. À côté de ces trois blocs subsiste une sorte de « Quart-monde », dont le territoire ressemble approximativement à un parallélogramme ayant pour sommets Tanger, Brazzaville, Darwin et Hong Kong. C’est le contrôle de ce territoire, ainsi que celui de l’Antarctique, qui justifie officiellement la guerre perpétuelle entre les trois blocs.

(Source Wikipedia)

Michel Houellebecq (Né en 1956), Soumission

Un parti musulman remporte la présidentielle contre le Front national…
Le Front national de Marine Le Pen, qui a déjà perdu le scrutin de 2017, subit la loi d’une alliance UMP, UDI, PS, associée à la Fraternité musulmane, parti inventé par l’auteur. Son leader, Mohammed Ben Abbes, finit par être élu et choisit François Bayrou comme premier ministre.

C.

Du grec ou, « ne pas », et du terme chronie, « le temps ». Il signifie « un lieu où plus rien n’arrive d’imprévu, d’anormal ». Il décrit un temps révolu ou non encore avenu.

Quelques exemples d’Uchronies

Le Maître du haut château de Philip K. Dick (1962)

Les Américains perdent la guerre dès l’attaque de Pearl Harbor en 1941. Les Japonais et les Allemands se partagent donc la domination du monde. Mais une étrange rumeur se propage selon laquelle, « Le maître du haut château », un personnage étrange aurait écrit un livre dans lequel les Alliés auraient gagné la guerre.

Philip Roth, écrivain américain Le Complot contre l’Amérique (2004),

Il imagine que le grand aviateur Charles Lindbergh est un sympathisant nazi, qui parvient à battre Roosevelt aux élections de 1941. Il va plonger les États-Unis dans un régime totalitaire fasciste.

Mouvement littéraire

LES LUMIERES

LECTURES

Texte 1 : Voltaire (1694 - 1778), Candide, L’Eldorado, ch. XVIII

François-Marie Arouet (Voltaire) est issu d’un milieu bourgeois, son père était notaire.

Il fait de brillantes études. Une altercation avec le chevalier Rohan-Chabot le conduit à la Bastille, puis le contraint à un exil de trois ans en Angleterre. Il y découvre une nation ou la liberté d’expression est plus grande et le système politique plus représentatif. Il ne l’oubliera pas. Il s’engagera dans une philosophie réformatrice de la justice et de la société.

De retour en France, Voltaire poursuit sa carrière littéraire et s’applique à dénoncer les travers de son temps pour transformer la société. Dans les Lettres philosophiques (1734), il critique la guerre, les dogmes chrétiens et le régime politique en France, basé sur le droit divin.

Son conte, Zadig, l’oblige à s’exiler à Potsdam sur l’invitation de Frédéric II de Prusse, puis à Genève. Voltaire s’installe définitivement à Ferney, près de la frontière Suisse, où il reçoit toute l’élite intellectuelle de l’époque tout en ayant une production littéraire abondante.

En 1759, Voltaire publie Candide.Il l’appelle une « coïonnerie » et n’imagine pas que cette œuvre sera sans contexte l’une des plus connues du XVIII° !

S’indignant devant l’intolérance, les guerres et les injustices qui pèsent sur l’humanité, il y dénonce la pensée providentialiste et la métaphysique de Leibniz.

Il combat inlassablement pour la liberté, la justice et le triomphe de la raison (affaires Calas, Sirven, chevalier de la Barre…).

En 1778, il retourne enfin à Paris et meurt peu de temps après.

Esprit universel ayant marqué le siècle des Lumières“, défenseur acharné de la liberté individuelle et de la tolérance, Voltaire laisse une oeuvre considérable.

Texte : Candide, ch. Eldorado

Candide, L’Eldorado

Eldorado incarne l’âge d’or, un lieu séduisant et idyllique. On y refuse le gain et donc la cupidité. L’organisation sociale est harmonieuse, fondée sur le communautarisme : pourtant cela reste qu’une vision idéalisée d’une société impossible.

Candide et Cacambo qui ont fui les jésuites au Paraguay, sont épuisés et égarés. Ils se laissent porter par le courant d’un fleuve et arrivent par hasard au pays de L’Eldorado …

LE TEXTE

Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d’exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier com- ment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L’usage, dit le grand officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d’expériences de physiques.

Texte 2 : Voltaire, De l’horrible danger de la lecture, 1765

Nous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti[1] du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction. Comme ainsi soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte[2] vers un petit État nommé Frankrom, situé entre l’Espagne et l’Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l’imprimerie, ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les cadis[3] et imans de la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l’esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser[4] ladite infernale invention de l’imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées.

1° Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l’ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.

2° Il est à craindre que, parmi les livres apportés d’Occident, il ne s’en trouve quelques-uns sur l’agriculture et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce qu’à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque élévation d’âme, quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés à la saine doctrine.

3° Il arriverait à la fin que nous aurions des livres d’histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l’imprudence de rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l’équité et l’amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire aux droits de notre place.

4° Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.

5° Ils pourraient, en augmentant le respect qu’ils ont pour Dieu, et en imprimant scandaleusement qu’il remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque, au grand détriment du salut des âmes.

6° Il arriverait sans doute qu’à force de lire les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence.

À ces causes et autres, pour l’édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s’instruire, nous défendons aux pères et aux mères d’enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité[5] quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l’ancien usage de la Sublime-Porte.

Et pour empêcher qu’il n’entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée ville impériale, commettons spécialement le premier médecin de Sa Hautesse, né dans un marais de l’Occident septentrional; lequel médecin, ayant déjà tué quatre personnes augustes de la famille ottomane, est intéressé plus que personne à prévenir toute introduction de connaissances dans le pays; lui donnons pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée qui se présenterait par écrit ou de bouche aux portes de la ville, et nous amener ladite idée pieds et poings liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment qu’il nous plaira.

Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’hégire[6].

  • [1] mouphti = chef suprême de la religion ottomane
  • [2] Sublime Porte = empire ottoman
  • [3] cadi = juge
  • [4] Bannir, interdire
  • [5] officialité = tribunal ecclésiastique français correspondant au diocèse sous la direction d’un évêque
  • [6] hégire = début de l’ère musulmane (an 622 de l’ère chrétienne)

Prolongements :

L’autodafé…une manie très ancienne de tous les pouvoirs !

Autodafé :

nom masculin

  1. Cérémonie où des hérétiques étaient condamnés au supplice du feu par l’Inquisition.
  2. Action de détruire par le feu. Un autodafé de livres.

Autodafé et religion

« Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler ».

Voltaire, Candide, Chapitre VI

FAHRENHEIT 451

  • Fahrenheit 451, Bradbury en 1953
  • Version filmique de Truffaut en 1966.


Ray Bradbury, né en 1920, est l’écrivain de science-fiction le plus connu au monde.
Ses romans et ses nouvelles ont été lus à des millions d’exemplaires dans presque toutes les langues de la planète. Passionné par l’image, il est aussi l’auteur de plusieurs scénarios pour le cinéma, dont celui de Moby Dick (John Huston), et a adapté nombre de ses récits pour la scène et la télévision.

Fahrenheit 451 se situe dans un état totalitaire, dans un futur indéterminé, où les livres considérés comme dangereux, sont interdits et brûlés. Le titre du roman fait d’ailleurs référence à une température en degrés Fahrenheit, qui selon l’auteur est celle où le papier s’enflamme et se consume (451 degrés Fahrenheit, soit environ 232,7 degrés Celsius).

Ce sont les pompiers qui se chargent des autodafés, dont le héros du roman, Guy Montag est un des pompiers les plus chevronnés de sa compagnie. Mais un jour, Montag se met à en lire, refuse le bonheur obligatoire et rêve d’un monde perdu où la littérature et l’imaginaire ne seraient pas bannis. Devenant du coup un dangereux criminel…

“Dans la science-fiction, on rêve”, avait dit Bradbury au New York Times. “Dans le but de coloniser l’espace, de remodeler nos villes (…), de résoudre tout un nombre de problèmes, nous devons imaginer l’avenir, y compris les nouvelles technologies dont nous avons besoin.” Mais il n’était pas qu’un poète du futur : “la science-fiction, c’est aussi un bon moyen de prétendre écrire sur le futur alors qu’en réalité on attaque le passé récent et le présent.”

“Il a été le premier écrivain à représenter la science et la technologie à la fois comme une bénédiction et une abomination”, a rappelé le New York Times.

Les nazis et les livres :

Le 10 mai 1933, les ouvrages des plus grandes figures intellectuelles germanophones du XXe siècle partaient en fumée dans toute l’Allemagne. Adolf Hitler était au pouvoir depuis moins de quatre mois. Ces autodafés marquaient la “décapitation intellectuelle” du pays.

20.000 livres brûlés à Berlin

Face à l’une des plus prestigieuses facultés allemandes, l’Université Humboldt, 20.000 livres furent brûlés le 10 mai 1933. Ce soir-là, vers 23h, des ouvrages de Sigmund Freud, Heinrich Mann, Karl Marx, Kurt Tucholsky, entre autres, y furent réduits en cendres.
Cet autodafé de livres se répéta dans 20 autres villes du pays

LEtat islamique et les livres

Courant janvier 2003, des combattants de l’État islamique auraient pris possession de la Bibliothèque centrale de Mossoul en Irak, pour en brûler près de 2 000 livres jugés impies.

La culture a encore une fois fait les frais de l’intolérance et du fanatisme des intégristes de l’État islamique à Mossoul, le deuxième ville d’Irak. Courant janvier, des militants de l’organisation terroriste auraient pris possession de la Bibliothèque centrale de la ville, l’une des plus riches du pays, pour en brûler quelque 2 000 livres selon l’Associated Press. Science, philosophie, médecine, cartes, journaux, livres pour enfants, poésie… Les jihadistes n’ont épargné aucun domaine.

Des documents datant de l’Empire ottoman réduits en cendres

“Ces livres promeuvent l’infidélité et appellent à la désobéissance à Allah. Ils doivent donc brûler”, aurait déclaré l’un d’entre eux à la foule selon un témoin parlant sous réserve d’anonymat. Une collection de journaux irakiens datant du début du XXe siècle, des cartes et des livres datant de l’Empire ottoman auraient notamment péri dans les flammes. Les fanatiques ne se sont pas arrêtés là : quelques jours plus tard selon l’Associated Press, ils ont fait irruption dans la bibliothèque de l’Université de Mossoul et se sont saisis de centaines d’ouvrages, qu’ils ont brûlé devant les étudiants.

D’après un professeur d’histoire de l’Université de Mossoul qui a également souhaité rester anonyme par peur des représailles, les jihadistes ont saccagé de nombreuses bibliothèques ces derniers temps : les archives de la bibliothèque sunnite, la bibliothèque – vieille de 265 ans – de l’Église latine, le monastère des pères dominicains et la bibliothèque du Musée de Mossoul – contenant des documents datant de 5 000 ans avant J.-C. – auraient été attaqués.

Désormais, là où règne l’État islamique, le fait de cacher un livre jugé impie est passible d’une condamnation à mort. Selon le législateur Hakim al-Zamili, l’État islamique “considère la culture et la science comme ses pires ennemis”.

Autodafés en tous genres… (Il en manque beaucoup…)

  • 240 av J.-C : l’empereur chinois Tsin Che Hoang fait détruire tous les livres de sciences et d’histoire.
  • 48 av J.-C : premier incendie de la bibliothèque d’alexandrie par Jules Cesar.
  • 54 ap J.-C : Saint Paul fait un autodafé à Ephèse de tous les livres qui traite de “choses curieuses”.
  • 3ème siecle: les empereurs chrétiens d’occident , en gigantesques autodafés, brulent et détruisent les merveilles du monde antique, dont le temple de Diane à Ephèse, et les archives “païennes”.
  • 490: deuxième incendie de la bibliothèque d’alexandrie par les chrétiens.
  • 7ème siècle: des moines irlandais font bruler10 000 manuscrits runiques en écorces de bouleau contenant les traditions et les annales de la civilisation celtique.
  • 641: troisième incendie de la bibliothèque d’alexandrie par ordre du calife Omar
  • 789: Charlemagne , reprenant les décrets des conciles d’Arles, de Tour, de Nantes et de Tolède, interdit le cultes des arbres, des pierres, des fontaines et prescrit la destruction de tout objet ou document se rapportant au rite païen.
  • 1221: Gengis Khan brûle les livres de l’antique Djouloul, la Thèbes de l’orient.
  • 13 ème siècle: les catholiques détruisent les livres cathares.
  • 14 ème et 15 ème siècle: l’Inquisition brûle les livres hérétiques
  • 16ème siècle: les conquistadors chrétiens et l’évêque Diego de Landa détruisent la quasi-totalité des livres sacrés méxicains. Les livres de Garcilaso de La Vega sont Brûlés par l’inquisition.
  • 1566: Le vice roi du Pérou, francisco Toledo, détruit un stock immense d’étoffes incas et de tablettes peintes où figurés l’hisoire ancienne de l’amerique.
  • 18ème siécle: le pére Sicard dans le port d’Ouardan en Egypte fait brûler ” un colombier de papyrus à caractères magiques”.
  • 1709: L’Inquisition brûle les documents scientifiques de Gusmâo à Lisbonne…

Texte 3 : Montesquieu, Les Lettres persanes, Lettre 12


MONTESQUIEU

Philosophe français (1689-1755), conseiller au parlement de Bordeaux. Son oeuvre est variée. On retiendra De l’Esprit des Lois, ouvrage politique mais aussi Les Lettres persanes, roman épistolaire qui regarde la société française sous l’œil naif et satirique de deux persans. Homme des Lumières qui en incarne l’esprit, il se passionne pour les sciences, la politique et la philosophie.

Les Lettres persanes

Publiées anonymement à Amsterdam en 1721 , Les Lettres persanes suivent une double mode : celle de l’Orient et celle du roman par lettres (Epistolaire).

Les Lettres permettent une réflexion philosophique sur la relativité des coutumes et la recherche d’un ordre universel bâti sur la raison.

Deux Persans, Usbek et Rica, entreprennent un long voyage entre 1712 et 1720, qui les conduit d’Ispahan (Perse) à Paris. Ils écrivent à ceux restés en Perse et reçoivent eux-mêmes des lettres. Ainsi la forme épistolaire par l’échange des lettres multiplie les points de vue, relativise les jugements émis par les personnages ET permet à Montesquieu (1689-1755) d’unir la fiction romanesque et la satire des mœurs et des institutions de son temps.. On a souvent au XVIII°, ce regard naïf d’un étranger (cf.Candide)

Le “regard persan” favorise ainsi l’ironie à l’égard de coutumes décrites d’un autre point de vue , le vocabulaire persan appliqué à des valeurs occidentales ridiculise leur ethnocentrisme. A la surprise manifestée par les Persans répond d’ailleurs un autre étonnement : celui des Parisiens, condensé par la formule célèbre de la lettre XXX « Comment peut-on être Persan ? »

Avant d’arriver à Paris, alors qu’ils se trouvent encore à Erzurum dans l’empire ottoman, nos deux Persans sont informés par l’intermédiaire de Mirza d’un débat qui partage la cour d’Ispahan en Perse.

Il s’agit de savoir quelle est la condition principale du bonheur dans une société : est-ce la satisfaction des besoins ou la pratique de la vertu qui peut garantir l’harmonie et le bonheur collectifs ? Dans les lettres XI et XII, Usbek répond à cette question, non par une démonstration abstraite, mais à travers un apologue qui veut à la fois « persuader » et « toucher » son lecteur : le mythe des troglodytes. La lettre XI raconte comment les Troglodytes menant une vie égoïste, seulement soucieux de leurs intérêts particuliers, conduisent leur société à la guerre et à la ruine. Dans la lettre XII, dont notre texte présente les premiers paragraphes, Usbek montre comment quelques Troglodytes qui ont survécu à la catastrophe reconstruisent une nouvelle société garantissant le bonheur de tous et de chacun.

LE TEXTE

Usbek au même, à Ispahan

Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la Nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l’humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu. Autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c’était le motif d’une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ; ils n’avaient de différends que ceux qu’une douce et tendre amitié faisait naître ; et, dans l’endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille. La terre semblait produire d’elle-même, cultivée par ces vertueuses mains. Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste ; ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous. Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux s’accrut par d’heureux mariages : le nombre augmenta, l’union fut toujours la même ; et la vertu, bien loin de s’affaiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d’exemples. Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre, et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude. Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des dieux : les jeunes filles ornées de fleurs, et les jeunes garçons les célébraient par leurs danses et par les accords d’une musique champêtre. On faisait ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C’était dans ces assemblées que parlait la nature naïve ; c’est là qu’on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ; c’est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c’est là que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle. On allait au temple pour demander les faveurs des dieux ; ce n’était pas les richesses et une onéreuse abondance : de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n’étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l’union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l’amour et l’obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient d’autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux. Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s’assemblaient, et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité. Ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d’une condition toujours parée de l’innocence. Bientôt ils s’abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompaient jamais. La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille ; les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait ordinairement, c’était de les partager.

D’Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2 1711

Texte 4 : Victor Hugo, Paris-guide de l’exposition universelle de 1869,
Paris, 1867 - Chapitre I “L’Avenir”.

Victor Hugo (1802-1885)

L’un des plus grands écrivains français : romancier, poète, dramaturge…. Chef de file du Romantisme, homme politique et artiste engagé qui a connu l’exil. Il est l’auteur des Misérables, de Notre-Dame de Paris, du recueil des Contemplations, De pièces comme Hernani ou Ruy Blas…

En 1866, on sollicita Victor Hugo pour écrire une introduction à Paris guide (un ouvrage destiné aux visiteurs de l’Exposition universelle de 1867), il rédigea un long texte qui tient à la fois de la lettre d’amour à une Capitale mythifiée et de la profession de foi utopique.

En exil à Guernesey, l’auteur n’a pas vu Paris depuis seize ans.

Ce texte s’impose surtout comme un manifeste de la pensée politique hugolienne. C’est un hymne à la paix, à la fraternité, à l’universalité des Lumières et au progrès technique. Si Hugo, d’ailleurs, décrit le Paris de son temps, c’est avant tout pour se projeter vers l’avenir, prophétiser. Et ce qu’il prédit s’oppose totalement à la vision sombre que développe Jules Verne dans son Paris au XXe siècle (écrit en 1863 mais refusé par son éditeur Hetzel), d’une ville dominée par la technologie, la finance, la surveillance constante des habitants. Hugo rêve d’une paix universelle, d’une Europe unie, d’un monde ouvert à la libre circulation, libéré des superstitions et des fanatismes religieux, dont Paris serait le phare, irradiant ses valeurs d’une humanité réconciliée jusqu’aux confins de la terre, à l’image, dans le passé, d’Athènes et de Jérusalem.

TEXTE

Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée.

(…) Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile.

(…) Aucune exploitation, ni des petits par les gros, ni des gros par les petits ; et partout la dignité de l’utilité de chacun sentie par tous ; l’idée de domesticité purgée de l’idée de servitude ; l’égalité sortant toute construite de l’instruction gratuite et obligatoire ; l’égout remplacé par le drainage ; le châtiment remplacé par l’enseignement ; la prison transfigurée en école ; l’ignorance, qui est la suprême indigence, abolie ; l’homme qui ne sait pas lire aussi rare que l’aveugle-né (…).

La circulation décuplée ayant pour résultat la production et la consommation centuplées ; la multiplication de pains, de miracle, devenue réalité ; les cours d’eau endigués, ce qui empêchera les inondations, et empoissonnés, ce qui produira la vie à bas prix ; l’industrie engendrant l’industrie, les bras appelant les bras, l’oeuvre faite se ramifiant en innombrables oeuvres à faire, un perpétuel recommencement sorti d’un perpétuel achèvement, et, en tout lieu, à toute heure, sous la hache féconde du progrès, l’admirable renaissance des têtes de l’hydre sainte du travail. Pour guerre l’émulation. L’émeute des intelligences vers l’aurore. L’impatience du bien gourmandant les lenteurs et les timidités. Toute autre colère disparue. Un peuple fouillant les flancs de la nuit et opérant, au profit du genre humain, une immense extraction de clarté. Voilà quelle sera cette nation.

Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe.

Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité.

Victor Hugo, Introduction au Paris-guide de l’Exposition universelle de 1867, Librairie internationale, ch I, “L’Avenir”.

Travail d’écriture (Invention)

Sujet d’invention :

Dans une lettre ouverte (argumentation directe) d’une quarantaine de lignes au minimum, répondre à Hugo et lui rapporter en quoi le siècle et demi écoulé n’a pas toujours ressemblé à ce qu’il espérait…

Contrat d’écriture

  • Respecter les caractéristiques du genre de la lettre (prise en compte du destinataire)
  • Rappeler d’abord deux ou trois grandes idées de V. Hugo puis donner des exemples précis pour décrire les événements qui sont venus contredire ce qu’il avait imaginé ; 

  • Employer un langage soutenu puisque l’on s’adresse à l’un des plus grands écrivains français ! 


Texte 5 : Philippe Roth, Le Complot contre l’Amérique, 2004

Philippe Roth , 1933-2018 est l’un des plus grands écrivains américains.

Petit-fils d’immigrés juifs, arrivés aux États-Unis au tournant du XXe siècle, il grandit dans le quartier de la petite classe moyenne juive de Newark. Après des études à l’université, il y enseigne les lettres, puis la composition à l’université de l’Iowa jusqu’au début des années 1960. Il reprendra ses activités d’enseignant de manière intermittente jusqu’en 1992. Il a publié 26 romans. En 1970 il obtient une célébrité phénoménale et crée le scandale avec “Portnoy et son complexe” (Portnoy’s Complaint, 1969), longue confession de son héros, aux prises avec sa judéité et ses pulsions sexuelles. Le personnage réapparaît dans nombre de ses œuvres. Dans sa trilogie américaine: “Pastorale américaine” (American Pastoral, 1997), “J’ai épousé un communiste” (I Married a Communist, 1998) et “La Tache” (The Human Stain, 2000), il opère une démythification de l’American dream, et fustige le politiquement correct ambiant.

En 2004, Le Complot contre l’Amérique, puis”Le Rabaissement” (The Humbling, 2009) est porté sur grand écran en 2014 par Barry Levinson

En octobre 2012, il annonce, lors d’un entretien qu’il arrête l’écriture et que “Némésis” (2010) restera son dernier roman.

« Il faut passer par la stupidité pour ne pas être un con »

Résumé :

Juin 1940: Charles A. Lindbergh, l’aviateur héroïque adulé des Américains, est choisi par le parti républicain comme son candidat aux élections présidentielles face à Franklin D. Roosevelt. La nouvelle fait l’effet d’une bombe. Car le brillant aventurier est aussi un admirateur de l’Allemagne nazie et un antisémite notoire. Tout comme les autres familles juives de Newark, les parents du petit Philip (le narrateur, âgé de sept ans) sont atterrés. Car, déjouant tous les pronostics, Lindbergh, exploitant à fond le pacifisme américain, imposant son slogan « Lindbergh ou la guerre ! » devient en novembre 1940 président des États-Unis. Dès son arrivée à la Maison-Blanche, il s’empresse de signer un pacte de non-agression avec Hitler, puis avec le Japon. Les Juifs ne tardent pas, alors, à être considéré comme des indésirables au même titre que les Noirs, puis pire encore… Mais, entre certains membres de la communauté juive qui soutiennent la paix à tout prix prônée par Lindbergh et ceux qui osent entrer en dissidence, voire créer des “brigades internationales” anti-nazies qui partent combattre en Europe, le fossé va s’élargir jusqu’à la rupture…


Avec ce roman de politique-fiction où il procède par une accumulation de détails précis, d’autant plus convaincants qu’ils s’appuient sur des documents authentiques (comme l’hallucinant discours antisémite réellement prononcé par Lindbergh en 1941), Philip Roth dessine le portrait aussi juste que dérangeant d’une Amérique frileuse, préoccupée avant tout de sa sécurité, certes éprise de grands idéaux, de paix et de justice, mais prête à piétiner ses principes si elle le croit nécessaire. Une Amérique d’hier et aussi d’aujourd’hui, qui est peut-être, à en croire l’auteur, la véritable Amérique.(source Babelio)

“Nombreux sont les lecteurs bien intentionnés qui ont voulu voir dans le livre un réquisitoire contre l’Amérique. Mais c’est tout le contraire. Je ne parle pas de ce qui s’y est passé, je parle de ce qui ne s’y est pas passé. L’antisémitisme des années 1930 n’est pas un phénomène strictement européen. Il existait aussi en Amérique. Tout en étant moins virulent, il était hautement discriminatoire, rampant, et d’une injustice flagrante. Pour autant, il n’a jamais pris les proportions, ni de près ni de loin, de ce qui se passait en Europe pendant les années évoquées dans le livre. Nous n’avons jamais eu pour président Lindbergh l’antisémite ; c’est Franklin Roosevelt que nous avons élu. Pour sa politique intérieure fortement libérale, et sa puissante opposition à l’Allemagne nazie, il était l’idole des Juifs, qui ont massivement voté pour lui les quatre fois où il s’est présenté à l’élection présidentielle. » Philippe Roth

LE TEXTE

18 juin- Octobre 1940

Pendant près d’une décennie, Lindbergh fut un héros dans notre quartier comme partout ailleurs. Sa traversée de l’Atlantique en solitaire — trente-trois heures et demie sans escale pour rallier Long Island à Paris — aux commandes de son minuscule monoplace, le Spirit of Saint Louis, coïncidait même avec le jour du prin temps 1927 où ma mère s’était découverte enceinte de mon frère aîné. Le jeune aviateur dont l’audace avait fait palpiter l’Amérique, et le monde entier avec elle, dont l’exploit annonçait des progrès aéronautiques inimaginables, en arriva donc à occuper une niche toute particulière dans la galerie des anecdotes familiales dont l’enfant tisse l’étoffe de sa mythologie person- nelle. Le mystère de la grossesse, joint à la prouesse aéronautique, dota ma propre mère d’une aura quasi divine : l’incarnation de son premier enfant s’accompa- gnait d’une annonciation planétaire. À l’âge de neuf ans, Sandy allait immortaliser la conjonction de ces deux événements grandioses par un dessin, clin d’œil involontaire à l’art de l’affiche soviétique. Il représen- tait notre mère à des kilomètres de chez nous, parmi une foule joyeuse, au croisement de Broad Street et de Market Street. C’est une frêle jeune femme de vingt- trois ans à la chevelure sombre, rayonnant de robuste allégresse; détail curieux, elle est toute seule et porte son tablier de cuisine à fleurs, au carrefour le plus animé de la ville; l’une de ses mains repose, doigts écartés, sur le devant du tablier, qui souligne des hanches qu’on croirait adolescentes, tandis que, de l’autre, elle est la seule personne de la foule à montrer le Spirit of Saint Louis bien visible au-dessus du centre- ville; à cet instant précis, elle comprend que, exploit tout aussi triomphal pour une mortelle que celui de Lindbergh, elle a conçu Sanford Roth.

Sandy avait quatre ans, et moi, Philip, je n’étais pas né, lorsqu’en mars 1932, le premier enfant de Charles et Anne Morrow Lindbergh, un garçon dont la nais sance, vingt mois plus tôt, avait plongé le pays dans la liesse, fut enlevé de la nouvelle maison familiale du bourg rural de Hopewell, au fin fond du New Jersey. Dix semaines plus tard environ, meurtre ou accident, le corps en décomposition était retrouvé par hasard dans les bois, à quelques kilomètres de là. À la faveur de l’obscurité, le bébé encore en pyjama avait été arraché de son berceau et transporté par une fenêtre du deuxième étage au moyen d’une échelle de fortune, tandis que sa mère et sa nourrice vaquaient à leurs occupations du soir dans une autre partie de la maison. En février 1935, à Flemington dans le New Jersey, Bruno Hauptmann, un Allemand de trente-cinq ans, ancien détenu qui habitait le Bronx avec sa femme, comme lui allemande, fut reconnu coupable de rapt et de meurtre d’enfant. Alors, l’audace du premier pilote à avoir traversé l’Atlantique en solitaire s’auréola d’une douleur qui fit de lui un titan martyr, un peu comme Lincoln.

À la suite du procès, les Lindbergh quittèrent tempo- rairement l’Amérique dans l’espoir de protéger leur deuxième enfant du malheur et de retrouver un peu de l’intimité qui leur était si chère. Ils s’installèrent donc dans un petit village anglais, et de là Lindbergh entre- prit ses visites privées en Allemagne nazie, ce qui lui vaudrait une image de traître aux yeux de la plupart des Juifs américains. Au cours des cinq voyages qui lui permirent de constater de visu l’ampleur de la machine de guerre allemande, il fut reçu fastueusement par le maréchal Goering, ministre de l’Air, et décoré en grande pompe au nom du Führer; il ne cacha pas la haute estime en laquelle il tenait Hitler, et déclara que l’Allemagne était le pays le plus intéressant au monde, et son leader un « grand homme » — admiration et inté- rêt qui venaient après l’adoption de lois raciales déniant leurs droits civiques et sociaux, ainsi que leurs titres de propriété, aux Juifs allemands, annulant leur citoyen- neté et leur interdisant le mariage avec les Aryens.

Lorsque j’entrai à l’école, en 1938, le nom de Lind- bergh soulevait chez nous la même indignation que l’émission de radio dominicale du père Coughlin, prêtre de Detroit rédacteur en chef d’un hebdomadaire d’extrême droite, Social Justice, dont l’antisémitisme virulent enflammait un lectorat non négligeable en ces temps de crise économique. En novembre 1938 — l’an- née la plus noire, la plus funeste pour les Juifs d’Europe depuis dix-huit siècles — le plus terrible pogrom de l’histoire moderne, la Kristallnacht, fut déchaîné par les nazis dans toute l’Allemagne : des synagogues furent réduites en cendres, les domiciles et les com- merces des Juifs démolis, et, en cette nuit qui enfantait les monstres de l’avenir, des Juifs furent arrachés à leur maison et déportés dans des camps de concentration. On représenta à Lindbergh qu’après cette barbarie sans précédent perpétrée par un État contre les enfants de son propre sol, il pourrait peut-être rendre la croix d’or aux quatre svastikas que le maréchal Goering lui avait remise au nom de Hitler, mais il refusa, arguant que res- tituer publiquement la croix de l’Ordre de l’Aigle alle- mand ne serait qu’un camouflet gratuit au régime nazi.

Lindbergh fut le premier Américain vivant célèbre que j’appris à détester, tout comme le président Roose

velt était le premier Américain vivant célèbre qu’on m’apprit à aimer. Voilà pourquoi, lorsque, en 1940, les républicains l’investirent comme adversaire de Roose- velt, ce fut le premier coup de boutoir contre l’immense capital de sécurité personnelle que j’avais tenu pour acquis, moi, l’enfant américain de parents américains, qui fréquentais l’école américaine d’une ville améri- caine, dans une Amérique en paix avec le monde.

La seule menace comparable était survenue treize mois auparavant. Mon père, qui travaillait pour la Metropolitan Life à son agence de Newark, parvenait régulièrement à faire du chiffre même au plus noir de la Crise, et il se vit offrir une promotion : directeur adjoint du personnel de l’agence d’Union, à une dizaine de kilomètres de chez nous, dans une ville dont je savais seulement qu’elle possédait un drive-in où l’on pouvait voir des films y compris les jours de pluie. La compa- gnie d’assurances souhaitait l’y installer avec sa famille s’il prenait le poste; directeur adjoint du personnel, il pourrait rapidement prétendre à un salaire de soixante- quinze dollars par semaine, puis cent dans les années qui suivraient — une fortune pour des gens ayant nos perspectives d’avenir, en 1939. Par ailleurs, puisque en ces années de crise on pouvait avoir sur place un pavillon individuel pour quelques milliers de dollars seulement, mon père serait en mesure de réaliser une ambition qu’il avait nourrie pour avoir grandi sans le sou dans des immeubles de rapport de Newark : deve- nir propriétaire en Amérique. La « fierté du proprié- taire » était une de ses formules favorites; elle recouvrait une idée aussi réelle que le pain pour un homme ayant de telles origines, une idée qui n’avait rien à voir avec la compétition sociale ou les signes extérieurs de richesse, mais qui était liée à son statut d’homme, sou- tien de famille.

8. Documents

Romancier, essayiste, traducteur, Alberto Manguel est l’auteur d’Une histoire de la lecture (Actes Sud, 1998; J’ai lu, 2001), prix Médicis essai 1998; d’un Dictionnaire des lieux imaginaires, en collaboration avec Gianni Guadalupi (Actes Sud, 1998 ; Le Livre de poche, 2002) ; Stevenson sous les palmiers (Actes Sud, 2001) et Chez Borges (Actes Sud, 2003).

La lecture : Servir à la connaissance de nous-même et du monde

La première étape, donc, pour devenir un citoyen, consiste à apprendre à lire. Mais qu’est-ce que cela signifie, « apprendre à lire » ? Plusieurs choses.

D’abord, le processus mécanique d’apprentissage du code de l’écriture dans laquelle est enregistrée la mémoire d’une société.

Ensuite, l’apprentissage de la syntaxe qui régit un tel code.

Troisièmement, l’apprentissage de la façon dont les inscriptions faites selon ce code peuvent, de façon profonde, imaginative et pratique, servir à la connaissance de nous-même et du monde qui nous entoure. Ce troisième apprentissage est le plus difficile, le plus dangereux et le plus puissant - et celui que Pinocchio n’atteindra jamais. Des pressions de toutes sortes - les tentations par lesquelles la société le détourne de lui-même, les moqueries et la jalousie de ses condisciples, l’indifférence de ses précepteurs- engendrent pour Pinocchio une série d’obstacles quasiment insurmontables à l’acquisition de la lecture.

La lecture est une activité qui a toujours été considérée avec un enthousiasme mitigé par ceux qui nous gouvernent. Ce n’est pas un hasard si, du XVI° au XIXe siècles, on a promulgué des lois interdisant la lecture aux esclaves, même celle de la Bible car (soutenait-on avec justesse) qui peut lire la Bible peut lire aussi un tract abolitionniste.

Les efforts déployés et les stratagèmes inventés par les esclaves dans le but d’apprendre à lire démontrent assez la relation entre la liberté civile et les pouvoirs du lecteur, ainsi que la peur suscitée par cette liberté et ces pouvoirs chez les princes de toutes sortes.

(…)

En même temps qu’elle instaure un système destiné à satisfaire ces demandes fondamentales tout en assurant l’instruction obligatoire, la société offre à Pinocchio des distractions qui l’en détournent, des tentations d’amusement sans réflexion et sans effort. D’abord sous la forme du Renard et du Chat, qui disent à Pinocchio que l’école les a aveuglés et estropiés ; ensuite avec la création du Pays des joujoux que Lucignolo, l’ami de Pinocchio, décrit en ces termes flatteurs : « Il n’y a pas d’écoles, là ; il n’y a pas de maîtres ; il n’y a pas de livres. Voilà le genre d’endroit qui me plaît ! C’est comme ça que devraient être tous les pays civilisés ! ». Les livres sont très justement associés, dans l’esprit de Lucignolo, avec la difficulté et la difficulté (dans le monde de Pinocchio comme dans le nôtre) a acquis un sens négatif qu’elle n’a pas toujours eu. L’expression latine per ardua ad astra « par la difficulté, atteignons les étoiles » - est presque incompréhensible pour Pinocchio (comme pour nous) puisqu’on est censé pouvoir tout obtenir au moindre coût possible.

La société n’encourage pas cette recherche nécessaire de la difficulté, ce surcroît d’expérience. Lorsque Pinocchio, après ses premières mésaventures, accepte l’école et devient bon élève, les autres gamins commencent à lui reprocher d’être ce que nous appellerions une « andouille » et à se moquer de lui parce qu’il « écoute le maître » :

« Tu parles comme un livre imprimé », lui disent-ils. Le langage peut permettre au parleur de rester à la surface de la réflexion, en prononçant des slogans dogmatiques et des lieux communs en noir et blanc, en transmettant des messages plutôt que du sens, en plaçant le poids épistémologique sur l’auditeur (comme dans « tu vois ce que je veux dire ? « ). Ou bien, il peut tenter de recréer une expérience, de donner une forme à une idée, d’explorer en profondeur et non pas seulement en surface l’intuition d’une révélation. Pour les autres garçons, cette distinction est invisible. Pour eux, le fait que Pinocchio parle « comme un livre imprimé » suffit à le marquer comme un étranger, un traître, un reclus dans sa tour d’ivoire.

Enfin, la société place sur le chemin de Pinocchio un certain nombre de personnages qui doivent lui servir de guides moraux, autant de Virgile dans son exploration des cercles infernaux de ce monde : le grillon, que Pinocchio écrase contre un mur dans un des premiers chapitres mais qui survit miraculeusement pour lui venir en aide bien plus tard dans le livre ; la Fée bleue, qui apparaît d’abord à Pinocchio comme une petite fille aux cheveux bleus lors d’une série de rencontres cauchemardesques ; le thon, un philosophe stoïcien qui conseille à Pinocchio, après que le requin les a avalés, « d’accepter la situation et d’attendre que le requin nous digère tous les deux ». Mais tous ces « maîtres » abandonnent Pinocchio à son propre malheur, peu désireux de lui tenir compagnie lorsqu’il semble perdu dans les ténèbres. Aucun d’entre eux n’apprend à Pinocchio à réfléchir sur sa propre condition, aucun ne l’encourage à découvrir ce que signifie son désir de « devenir un garçon ». Comme s’ils récitaient des manuels scolaires sans faire appel à des lectures personnelles, ces figures magistrales ne sont intéressées que par l’apparence académique de l’enseignement, dans laquelle l’attribution des rôles - maître et élève - est censée suffire pour que l’instruction se fasse. En tant que professeurs, ils ne servent à rien car ils ne se croient responsables qu’envers la société, non envers leur élève.

En dépit de toutes ces contraintes - diversion, dérision, abandon - Pinocchio réussit à grimper les deux premiers échelons de l’échelle de l’instruction dans la société : l’apprentissage de l’alphabet et celui de la lecture superficielle d’un texte. Là, il s’arrête. Les livres deviennent alors des endroits neutres où appliquer ce code savant afin d’en extraire à la fin une morale conventionnelle. L’école l’a préparé à lire de la propagande.

Parce que Pinocchio n’a pas appris à lire en profondeur, à pénétrer dans un livre et à l’explorer jusqu’à ses limites parfois hors d’atteinte, il ignorera toujours que ses aventures personnelles ont de profondes racines littéraires. Sa vie (il ne le sait pas) est en vérité une vie littéraire, un composite de récits anciens dans lesquels il pourrait un jour (s’il apprenait vraiment à lire) reconnaître sa propre biographie. Et cela est vrai de tout lecteur digne de ce nom. Les Aventures de Pinocchio font écho à une multitude de voix littéraires. C’est un livre sur la recherche d’un fils par son père et sur celle d’un père par son fils (trame secondaire de l’Odyssée que Joyce allait découvrir un jour) ; sur la quête de soi, comme la métamorphose matérielle du héros d’Apulée dans l’Âne d’or et la métamorphose psychologique du prince Hal dans Henry IV(…). Parce que Pinocchio ne voit pas dans les livres des sources de révélations, les livres ne le renvoient pas à son expérience personnelle: Vladimir Nabokov, apprenant à ses étudiants à lire Kafka, leur faisait remarquer que l’insecte en lequel Grégoire Samsa est métamorphosé est en réalité un coléoptère ailé, un insecte pourvu d’ailes sous son dos blindé, et que si seulement Grégoire s’en était aperçu, il aurait pu s’envoler. Et d’ajouter alors : « Bien des Dick et des Jane grandissent comme Grégoire, sans se rendre compte qu’ils ont des ailes et qu’ils pourraient voler ».

De cela, Pinocchio non plus ne s’en rendrait pas compte s’il tombait sur La Métamorphose. Tout ce dont Pinocchio est capable, après avoir appris à lire, c’est de répéter comme un perroquet le discours de son livre. Il assimile les mots vus sur la page mais ne les digère pas : les livres ne lui appartiennent pas vraiment parce qu’il est encore, à la fin de ses aventures, incapable de les appliquer à son expérience de lui-même et du monde. Le fait d’avoir appris l’alphabet lui permet, au dernier chapitre, de renaître sous une identité humaine et de contempler avec une satisfaction amusée le pantin qu’il a été. Mais, dans un livre que Collodi n’a jamais écrit, Pinocchio doit encore affronter la société avec un langage imaginatif que les livres auraient pu lui apprendre grâce à la mémoire, aux associations, à l’intuition, à l’imitation. Passé la dernière page, Pinocchio est enfin prêt à apprendre à lire.

Cette expérience superficielle de la lecture qu’est celle de Pinocchio est exactement opposée à celle d’un autre héros errant, ou plutôt d’une héroïne. Dans l’univers d’Alice, le langage est rendu à la richesse de son ambiguïté essentielle (…) Alors que dans le monde de Pinocchio, le sens d’un mot imprimé est dépourvu d’ambiguïté, dans celui d’Alice la signification de « Jabberwocky » , par exemple, dépend de la volonté du lecteur. (…)

Quand je parle d’apprendre à lire (au sens le plus plein, auquel j’ai déjà fait allusion)

je veux parler de quelque chose qui se trouve entre ces deux styles de philosophie. Celle de Pinocchio où l’élève devait lire comme le dictait la tradition, en fonction de commentaires immuables acceptés comme faisant autorité. La méthode de Humpty Dumpty est une exagération des interprétations humanistes, un point de vue révolutionnaire selon lequel tout lecteur doit s’engager dans le texte sous ses propres termes. Umberto Eco a utilement réduit cette liberté en observant que « les limites de l’interprétation coïncident avec les limites du bon sens »(…) « Apprendre à lire » consiste donc à acquérir les moyens de s’approprier un texte et aussi de prendre part à l’appropriation des autres (comme aurait pu le suggérer le professeur de Pinocchio). C’est dans ce domaine ambigu, entre possession et reconnaissance, entre l’identité imposée par d’autres et l’identité découverte par soi-même, que se situe, à mon avis, le fait de lire.

(…) La pensée exige du temps et de la profondeur, deux qualités essentielles dans la lecture.

L’enseignement est un processus lent et difficile, deux adjectifs qui sont, en notre temps, devenus des tares au lieu d’être des louanges. Il semble presque impossible, aujourd’hui, de convaincre la plupart d’entre nous des mérites de la lenteur et de l’effort délibéré.

Et, pourtant, Pinocchio n’apprendra que s’il n’est pas pressé d’apprendre et ne deviendra un individu accompli que grâce à l’effort d’apprendre lentement. Que l’on se trouve comme Collodi au temps des textes scolaires répétés par cœur ou, comme nous, à celui d’une quasi-infinité de données régurgitées disponibles au bout de nos doigts, il est relativement facile d’être superficiellement cultivé, de suivre un sit­ com, de comprendre une plaisanterie publicitaire, de lire un slogan politique, de se servir d’un ordinateur. Mais pour aller plus loin et plus en profondeur, pour avoir le courage d’affronter nos peurs, nos doutes et nos secrets cachés, pour mettre en question le fonctionnement de la société à notre égard et à celui du monde, il nous faut apprendre à lire autrement, différemment, afin d’apprendre à penser. Pinocchio peut devenir un garçon ,à la fin de ses aventures, mais tout bien considéré, il peut se considérer encore comme un pantin.

Presque tout, autour de nous, nous engage à ne pas réfléchir, à nous contenter de lieux communs, d’un langage dogmatique qui partage le monde clairement en blanc et noir, bien et mal, eux et nous. C’est le langage de l’extrémisme, qui surgit de tous côtés aujourd’hui, nous rappelant qu’il n’a pas disparu. À la difficulté de réfléchir aux paradoxes et aux questions ouvertes, aux contradictions et à un ordre chaotique, nous réagissons avec le cri séculaire de Caton le Censeur au sénat romain : « Cartago de/enda est ! » - il faut détruire Carthage- ne pas tolérer l’autre civilisation, éviter le dialogue, imposer sa loi par l’exclusion ou l’élimination. C’est le cri de Poutine face à la Tchétchénie, de Bush face à l’Afghanistan, à l’Irak ou à Cuba, de Sharon face à la Palestine. Ce sont les arguments de Haider en Autriche, de Kadhafi en Lybie, de Le Pen en France, de Berlusconi en Italie. C’est un langage qui prétend communiquer mais, sous des déguisements variés, se contente de brutaliser ; il n’attend d’autre réponse qu’un silence docile. « Sois raisonnable et bon », dit la Fée bleue à Pinocchio à la fin, et tu seras heureux. » Bien des slogans politiques peuvent être réduits à ce conseil inepte.

Passer de ce vocabulaire étroit correspondant à ce que la société considère comme « raisonnable et bon » à un vocabulaire plus vaste, plus riche et, surtout, plus ambigu, est terrifiant parce que cet autre domaine des mots est sans limites et équivaut parfaitement à la pensée, à l’émotion, à l’intuition. Ce vocabulaire infini nous est ouvert si nous voulons prendre le temps et faire l’effort de l’explorer et, depuis nos nombreux siècles, il a forgé des mots à partir de l’ex­ périence afin de nous renvoyer cette expérience, de nous permettre de comprendre le monde ainsi que nous-mêmes. Il est plus vaste et plus durable que la bibliothèque idéale de sucreries de Pinocchio parce qu’il la comprend, métaphoriquement, et peut y mener, concrètement, en nous permettant d’imaginer par quelles façons changer une société où Pinocchio meurt de faim, est battu et exploité, privé du statut d’enfant et sommé d’être obéissant et heureux dans son obéissance.

Imaginer, c’est dissoudre les barrières, ignorer les frontières, subvertir la vision du monde qui nous est imposée. Même s’il ne put faire accéder son pantin à cet état ultime de découverte de soi, Collodi avait deviné, je crois, les possibilités de ses capacités d’imagination. (…) Il savait bien qu’en fin de compte, toute crise de société est une crise de l’imagination.

Traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf

Romancier, essayiste, traducteur, Alberto Manguel est l’auteur d’Une histoire de la lecture (Actes Sud, 1998; J’ai lu, 2001), prix Médicis essai 1998; d’un Dictionnaire des lieux imaginaires, en collaboration avec Gianni Guadalupi (Actes Sud, 1998 ; Le Livre de poche, 2002) ; Stevenson sous les palmiers (Actes Sud, 2001) et Chez Borges (Actes Sud, 2003).

La lecture : Servir à la connaissance de nous-même et du monde

La première étape, donc, pour devenir un citoyen, consiste à apprendre à lire. Mais qu’est-ce que cela signifie, « apprendre à lire » ? Plusieurs choses.

D’abord, le processus mécanique d’apprentissage du code de l’écriture dans laquelle est enregistrée la mémoire d’une société.

Ensuite, l’apprentissage de la syntaxe qui régit un tel code.

Troisièmement, l’apprentissage de la façon dont les inscriptions faites selon ce code peuvent, de façon profonde, imaginative et pratique, servir à la connaissance de nous-même et du monde qui nous entoure. Ce troisième apprentissage est le plus difficile, le plus dangereux et le plus puissant - et celui que Pinocchio n’atteindra jamais. Des pressions de toutes sortes - les tentations par lesquelles la société le détourne de lui-même, les moqueries et la jalousie de ses condisciples, l’indifférence de ses précepteurs- engendrent pour Pinocchio une série d’obstacles quasiment insurmontables à l’acquisition de la lecture.

La lecture est une activité qui a toujours été considérée avec un enthousiasme mitigé par ceux qui nous gouvernent. Ce n’est pas un hasard si, du XVI° au XIXe siècles, on a promulgué des lois interdisant la lecture aux esclaves, même celle de la Bible car (soutenait-on avec justesse) qui peut lire la Bible peut lire aussi un tract abolitionniste.

Les efforts déployés et les stratagèmes inventés par les esclaves dans le but d’apprendre à lire démontrent assez la relation entre la liberté civile et les pouvoirs du lecteur, ainsi que la peur suscitée par cette liberté et ces pouvoirs chez les princes de toutes sortes.

(…)

En même temps qu’elle instaure un système destiné à satisfaire ces demandes fondamentales tout en assurant l’instruction obligatoire, la société offre à Pinocchio des distractions qui l’en détournent, des tentations d’amusement sans réflexion et sans effort. D’abord sous la forme du Renard et du Chat, qui disent à Pinocchio que l’école les a aveuglés et estropiés ; ensuite avec la création du Pays des joujoux que Lucignolo, l’ami de Pinocchio, décrit en ces termes flatteurs : « Il n’y a pas d’écoles, là ; il n’y a pas de maîtres ; il n’y a pas de livres. Voilà le genre d’endroit qui me plaît ! C’est comme ça que devraient être tous les pays civilisés ! ». Les livres sont très justement associés, dans l’esprit de Lucignolo, avec la difficulté et la difficulté (dans le monde de Pinocchio comme dans le nôtre) a acquis un sens négatif qu’elle n’a pas toujours eu. L’expression latine per ardua ad astra « par la difficulté, atteignons les étoiles » - est presque incompréhensible pour Pinocchio (comme pour nous) puisqu’on est censé pouvoir tout obtenir au moindre coût possible.

La société n’encourage pas cette recherche nécessaire de la difficulté, ce surcroît d’expérience. Lorsque Pinocchio, après ses premières mésaventures, accepte l’école et devient bon élève, les autres gamins commencent à lui reprocher d’être ce que nous appellerions une « andouille » et à se moquer de lui parce qu’il « écoute le maître » :

« Tu parles comme un livre imprimé », lui disent-ils. Le langage peut permettre au parleur de rester à la surface de la réflexion, en prononçant des slogans dogmatiques et des lieux communs en noir et blanc, en transmettant des messages plutôt que du sens, en plaçant le poids épistémologique sur l’auditeur (comme dans « tu vois ce que je veux dire ? « ). Ou bien, il peut tenter de recréer une expérience, de donner une forme à une idée, d’explorer en profondeur et non pas seulement en surface l’intuition d’une révélation. Pour les autres garçons, cette distinction est invisible. Pour eux, le fait que Pinocchio parle « comme un livre imprimé » suffit à le marquer comme un étranger, un traître, un reclus dans sa tour d’ivoire.

Enfin, la société place sur le chemin de Pinocchio un certain nombre de personnages qui doivent lui servir de guides moraux, autant de Virgile dans son exploration des cercles infernaux de ce monde : le grillon, que Pinocchio écrase contre un mur dans un des premiers chapitres mais qui survit miraculeusement pour lui venir en aide bien plus tard dans le livre ; la Fée bleue, qui apparaît d’abord à Pinocchio comme une petite fille aux cheveux bleus lors d’une série de rencontres cauchemardesques ; le thon, un philosophe stoïcien qui conseille à Pinocchio, après que le requin les a avalés, « d’accepter la situation et d’attendre que le requin nous digère tous les deux ». Mais tous ces « maîtres » abandonnent Pinocchio à son propre malheur, peu désireux de lui tenir compagnie lorsqu’il semble perdu dans les ténèbres. Aucun d’entre eux n’apprend à Pinocchio à réfléchir sur sa propre condition, aucun ne l’encourage à découvrir ce que signifie son désir de « devenir un garçon ». Comme s’ils récitaient des manuels scolaires sans faire appel à des lectures personnelles, ces figures magistrales ne sont intéressées que par l’apparence académique de l’enseignement, dans laquelle l’attribution des rôles - maître et élève - est censée suffire pour que l’instruction se fasse. En tant que professeurs, ils ne servent à rien car ils ne se croient responsables qu’envers la société, non envers leur élève.

En dépit de toutes ces contraintes - diversion, dérision, abandon - Pinocchio réussit à grimper les deux premiers échelons de l’échelle de l’instruction dans la société : l’apprentissage de l’alphabet et celui de la lecture superficielle d’un texte. Là, il s’arrête. Les livres deviennent alors des endroits neutres où appliquer ce code savant afin d’en extraire à la fin une morale conventionnelle. L’école l’a préparé à lire de la propagande.

Parce que Pinocchio n’a pas appris à lire en profondeur, à pénétrer dans un livre et à l’explorer jusqu’à ses limites parfois hors d’atteinte, il ignorera toujours que ses aventures personnelles ont de profondes racines littéraires. Sa vie (il ne le sait pas) est en vérité une vie littéraire, un composite de récits anciens dans lesquels il pourrait un jour (s’il apprenait vraiment à lire) reconnaître sa propre biographie. Et cela est vrai de tout lecteur digne de ce nom. Les Aventures de Pinocchio font écho à une multitude de voix littéraires. C’est un livre sur la recherche d’un fils par son père et sur celle d’un père par son fils (trame secondaire de l’Odyssée que Joyce allait découvrir un jour) ; sur la quête de soi, comme la métamorphose matérielle du héros d’Apulée dans l’Âne d’or et la métamorphose psychologique du prince Hal dans Henry IV(…). Parce que Pinocchio ne voit pas dans les livres des sources de révélations, les livres ne le renvoient pas à son expérience personnelle: Vladimir Nabokov, apprenant à ses étudiants à lire Kafka, leur faisait remarquer que l’insecte en lequel Grégoire Samsa est métamorphosé est en réalité un coléoptère ailé, un insecte pourvu d’ailes sous son dos blindé, et que si seulement Grégoire s’en était aperçu, il aurait pu s’envoler. Et d’ajouter alors : « Bien des Dick et des Jane grandissent comme Grégoire, sans se rendre compte qu’ils ont des ailes et qu’ils pourraient voler ».

De cela, Pinocchio non plus ne s’en rendrait pas compte s’il tombait sur La Métamorphose. Tout ce dont Pinocchio est capable, après avoir appris à lire, c’est de répéter comme un perroquet le discours de son livre. Il assimile les mots vus sur la page mais ne les digère pas : les livres ne lui appartiennent pas vraiment parce qu’il est encore, à la fin de ses aventures, incapable de les appliquer à son expérience de lui-même et du monde. Le fait d’avoir appris l’alphabet lui permet, au dernier chapitre, de renaître sous une identité humaine et de contempler avec une satisfaction amusée le pantin qu’il a été. Mais, dans un livre que Collodi n’a jamais écrit, Pinocchio doit encore affronter la société avec un langage imaginatif que les livres auraient pu lui apprendre grâce à la mémoire, aux associations, à l’intuition, à l’imitation. Passé la dernière page, Pinocchio est enfin prêt à apprendre à lire.

Cette expérience superficielle de la lecture qu’est celle de Pinocchio est exactement opposée à celle d’un autre héros errant, ou plutôt d’une héroïne. Dans l’univers d’Alice, le langage est rendu à la richesse de son ambiguïté essentielle (…) Alors que dans le monde de Pinocchio, le sens d’un mot imprimé est dépourvu d’ambiguïté, dans celui d’Alice la signification de « Jabberwocky » , par exemple, dépend de la volonté du lecteur. (…)

Quand je parle d’apprendre à lire (au sens le plus plein, auquel j’ai déjà fait allusion)

je veux parler de quelque chose qui se trouve entre ces deux styles de philosophie. Celle de Pinocchio où l’élève devait lire comme le dictait la tradition, en fonction de commentaires immuables acceptés comme faisant autorité. La méthode de Humpty Dumpty est une exagération des interprétations humanistes, un point de vue révolutionnaire selon lequel tout lecteur doit s’engager dans le texte sous ses propres termes. Umberto Eco a utilement réduit cette liberté en observant que « les limites de l’interprétation coïncident avec les limites du bon sens »(…) « Apprendre à lire » consiste donc à acquérir les moyens de s’approprier un texte et aussi de prendre part à l’appropriation des autres (comme aurait pu le suggérer le professeur de Pinocchio). C’est dans ce domaine ambigu, entre possession et reconnaissance, entre l’identité imposée par d’autres et l’identité découverte par soi-même, que se situe, à mon avis, le fait de lire.

(…) La pensée exige du temps et de la profondeur, deux qualités essentielles dans la lecture.

L’enseignement est un processus lent et difficile, deux adjectifs qui sont, en notre temps, devenus des tares au lieu d’être des louanges. Il semble presque impossible, aujourd’hui, de convaincre la plupart d’entre nous des mérites de la lenteur et de l’effort délibéré.

Et, pourtant, Pinocchio n’apprendra que s’il n’est pas pressé d’apprendre et ne deviendra un individu accompli que grâce à l’effort d’apprendre lentement. Que l’on se trouve comme Collodi au temps des textes scolaires répétés par cœur ou, comme nous, à celui d’une quasi-infinité de données régurgitées disponibles au bout de nos doigts, il est relativement facile d’être superficiellement cultivé, de suivre un sit­ com, de comprendre une plaisanterie publicitaire, de lire un slogan politique, de se servir d’un ordinateur. Mais pour aller plus loin et plus en profondeur, pour avoir le courage d’affronter nos peurs, nos doutes et nos secrets cachés, pour mettre en question le fonctionnement de la société à notre égard et à celui du monde, il nous faut apprendre à lire autrement, différemment, afin d’apprendre à penser. Pinocchio peut devenir un garçon ,à la fin de ses aventures, mais tout bien considéré, il peut se considérer encore comme un pantin.

Presque tout, autour de nous, nous engage à ne pas réfléchir, à nous contenter de lieux communs, d’un langage dogmatique qui partage le monde clairement en blanc et noir, bien et mal, eux et nous. C’est le langage de l’extrémisme, qui surgit de tous côtés aujourd’hui, nous rappelant qu’il n’a pas disparu. À la difficulté de réfléchir aux paradoxes et aux questions ouvertes, aux contradictions et à un ordre chaotique, nous réagissons avec le cri séculaire de Caton le Censeur au sénat romain : « Cartago de/enda est ! » - il faut détruire Carthage- ne pas tolérer l’autre civilisation, éviter le dialogue, imposer sa loi par l’exclusion ou l’élimination. C’est le cri de Poutine face à la Tchétchénie, de Bush face à l’Afghanistan, à l’Irak ou à Cuba, de Sharon face à la Palestine. Ce sont les arguments de Haider en Autriche, de Kadhafi en Lybie, de Le Pen en France, de Berlusconi en Italie. C’est un langage qui prétend communiquer mais, sous des déguisements variés, se contente de brutaliser ; il n’attend d’autre réponse qu’un silence docile. « Sois raisonnable et bon », dit la Fée bleue à Pinocchio à la fin, et tu seras heureux. » Bien des slogans politiques peuvent être réduits à ce conseil inepte.

Passer de ce vocabulaire étroit correspondant à ce que la société considère comme « raisonnable et bon » à un vocabulaire plus vaste, plus riche et, surtout, plus ambigu, est terrifiant parce que cet autre domaine des mots est sans limites et équivaut parfaitement à la pensée, à l’émotion, à l’intuition. Ce vocabulaire infini nous est ouvert si nous voulons prendre le temps et faire l’effort de l’explorer et, depuis nos nombreux siècles, il a forgé des mots à partir de l’ex­ périence afin de nous renvoyer cette expérience, de nous permettre de comprendre le monde ainsi que nous-mêmes. Il est plus vaste et plus durable que la bibliothèque idéale de sucreries de Pinocchio parce qu’il la comprend, métaphoriquement, et peut y mener, concrètement, en nous permettant d’imaginer par quelles façons changer une société où Pinocchio meurt de faim, est battu et exploité, privé du statut d’enfant et sommé d’être obéissant et heureux dans son obéissance.

Imaginer, c’est dissoudre les barrières, ignorer les frontières, subvertir la vision du monde qui nous est imposée. Même s’il ne put faire accéder son pantin à cet état ultime de découverte de soi, Collodi avait deviné, je crois, les possibilités de ses capacités d’imagination. (…) Il savait bien qu’en fin de compte, toute crise de société est une crise de l’imagination.

Traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf

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HISTOIRE DES ARTS

FARD

Film d'animal de David Alapont

Fard

de David Alapont et Luis Briceno (2009)

Par Marie-Pierre Lafargue, intervenante cinéma en milieu scolaire

Dans un univers totalitaire déshumanisé où les relations sont dominées par les nouvelles technologies, Oscar est l’un des rouages dociles d’un monde technologique sans heurt ni affect. Quand son collègue et ami Martin lui confie la garde d’un mystérieux objet venu du passé, la vie d’Oscar bascule, entraînant la violence et le chaos. C’est une lampe torche qui, en effaçant la couche de matière qui recouvre et uniformise les hommes et le décor, en révèle les aspérités, les couleurs, les cicatrices du temps. Le récit, nerveux et épuré, est celui d’une prise de conscience.

Fard est un film d’animation sorti au cinéma dans le programme de courts métrages Logorama and co (2011) condensant la plupart des motifs et thèmes d’une dystopie classique.

Il a reçu le prix du Meilleur Film d’Animation francophone SACD 2010.

Fard est directement inspiré du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932) et de 1984 de George Orwell (1948).

Résumé

Séquence 1 : dans un plan en caméra à l’épaule, un homme se déplace dans un décor futuriste où les personnages semblent tous semblables.

Séquence 2 : l’homme entre dans son bureau en open space. Au fond, un visage féminin parle aux employés sur un écran géant. L’homme allume son ordinateur, où apparaît le message de Martin (qui l’appelle Oscar), qui lui demande de prendre un paquet pour lui. Oscar ouvre le tiroir du bureau et découvre le paquet. Un homme passe derrière Oscar et le félicite pour son travail. La voix de l’écran souhaite une bonne journée aux employés.

Séquence 3 : Oscar entre dans un ascenseur et échange quelques mots avec une femme, Lisa, avant de lui prendre discrètement la main.

Séquence 4 : Oscar sort de l’ascenseur et entre chez lui avec le paquet. Il écoute ses messages. Martin, l’air effrayé, lui dit de cacher le paquet.
Oscar ouvre le paquet et en sort une lampe de poche, l’air éberlué. Alors que tout le film est en animation, la lampe est en images réelles. Dans un plan en caméra subjective, Oscar inspecte la lampe et l’allume face à lui par inadvertance. Il jette la lampe en se tenant le visage. En contrechamp, la lampe éclaire le mur et en révèle un aspect totalement différent. Oscar se regarde dans le miroir et nous découvrons avec lui qu’une partie de son visage a changé et apparaît en images réelles. On frappe à la porte. Oscar s’empare de la lampe et se cache.

Des hommes en noir entrent dans la pièce et découvrent la partie éclairée du mur, pendant qu’Oscar s’enfuit.

Séquence 5 : les hommes en noir partent à sa poursuite dans les escaliers. Oscar va se réfugier chez son amie. Lisa hurle en voyant le visage d’Oscar. Oscar la gifle avant de lui montrer le pouvoir de la lampe. Lisa tente de fuir mais Oscar la retient puis la fait tomber par terre, inconsciente. Il découvre son propre sang puis fait apparaître le visage réel de Lisa à la lumière de la lampe.

Séquence 6 : Martin est kidnappé par Oscar qui l’emmène dans un coin reculé et l’éclaire avec la lampe. Le haut du visage de Martin apparaît en images réelles.
Oscar assomme Martin.

Séquence 7 : Martin, toujours inconscient, et Oscar, sont dans les égouts. Martin se réveille et les deux hommes se battent pour la lampe. Oscar tombe dans une cascade, inconscient. Il est ramassé par des hommes en noir.

Séquence 8 : Oscar est sur une table d’opération. Une machine recouvre les traces d’images réelles.

Séquence 9 : Oscar est à son bureau, tout est revenu à la “normale”. Il ouvre le tiroir du bureau et le découvre vide. Martin vient s’asseoir à côté de lui. Un homme le félicite pour son travail. La voix de l’écran souhaite une bonne journée aux employés.

Dossier rédigé par Cécile Giraud-Babouche, 2011

Révélation

La lampe torche donne un nouvel éclairage au monde. Cet objet du passé fonctionne comme un témoin qui réintroduit l’humanité dans l’univers sans vie d’Oscar. Braquée contre le monde, la lampe efface la surface illusoire et ravive les couleurs et les matières. L’image en prise de vue réelle apparaît sous le dessin : Oscar découvre le bois d’une commode mais aussi sa propre chair palpitante et le véritable visage de Lisa, comme lui soumise au temps et donc vouée au vieillissement. Véritable métaphore de l’appareil cinématographique, la lampe torche, garante de la connaissance, relance le processus temporel et mémoriel et vient questionner les origines.

Dans Fard, cette prise de conscience se fait dans la douleur : sidéré par la vérité, Oscar passe par toute une gamme de sentiments extrêmes qui déforment sa figure jusqu’à la laideur. Lisa déchire la peau de son visage et le sang afflue. La vie qui macule alors ses doigts le plonge dans la stupéfaction tandis que s’em-balle le timbre jusque-là régulier et assourdi de sa voix. Mêlés aux cris de terreur de Lisa, ses grognements et onomatopées com- posent un concert chaotique, repris et amplifié lors de la lutte à mort contre Martin dans les égouts.

Le réel monte à l’assaut de l’illusion. Les croyances d’Oscar dans le travail, la technologie et le confort se fissurent et s’effondrent et son refus de remettre en question ce en quoi il croit – « ce qu’on ne voit pas n’existe pas » – le mènent à la mort.

Le film se conclut sur l’idéal totalitaire – c’est la voix robotisée qui a le dernier mot – et pose la question du libre arbitre et de l’asservissement volontaire.

Ce final sombre ouvre un immense champ de réflexions : que devient un homme quand on le prive de mémoire ? Jusqu’à quel point l’identité résiste-t-elle à l’uniformité ? Le confort et l’immortalité promis par la révolution technologique prévalent-ils sur la vérité de la condition humaine, par définition imparfaite et condamnée à la finitude ?

Les auteurs

Luis Briceno est producteur et réalisateur.

Il réalise ses propres films essentiellement en animation, en utilisant différentes techniques : dessin, papier découpé, animation d’objets, mélange d’images réelles et d’animation. Après Fard, il a réalisé Adieu Général en 2009 avec un téléphone portable, un film autobiographique où il raconte son enfance au Chili, pour lequel il a choisi la technique du papier découpé et du collage. Le film se rapproche du documentaire animé

David Alapont a réalisé deux courts métrages d’animation dont Fard, qui est le plus récent.

Il a suivi des études au sein de l’ENSAD (École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs), où il réalise son film de fin d’études, L’Aiguille, en 2002, en utilisant le fusain. Parallèlement à son activité de réalisateur, il est storyboarder et illustrateur.

Technique

La rotoscopie

Fard utilise la technique de la rotoscopie dont le principe est de tourner avec de vrais acteurs, puis de dessiner image par image par-dessus l’image réelle. Pour une explication en images, voir la vidéo ci-contre réalisée par Charlimars.

http://www.ciclic.fr/fard-technique

ANALYSE DE SEQUENCE

De 02 min 28 à 04 min 15 (treize plans, jusqu’à l’arrivée de la police).
Au cours de cette séquence, la vie d’Oscar bascule tout comme les certitudes du spectateur de Fard qui croyait être devant un film d’animation traditionnel.

http://www.ciclic.fr/fard-analyse-de-sequence

  1. Par quel procédé cinématographique découvre-t-on l’espace ?
  2. Comment peut-on interpréter le fait qu’Arthur torne le dos au répondeur et ne regarde pas l’hologramme de ceux qui lui ont envoyé un message ?
  3. En quoi le 3° message modifie-t-il la sérénité apparente du personnage ?
  4. Dans le plan suivant, plus large, qu’indique selon vous le léger oscillement de la caméra ?
  5. Quand Oscar ouvre la boite, comment est intensifié la curiosité du spectateur ?
  6. Qu’apporte l’apparition d’un objet en image réel dans le film d’animation ?
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LES DYSTOPIES

(en lien avec Fard)-Voir sur le site philofrancais.fr

  • Metropolis de Fritz Lang (1927) et THX 1138 de George Lucas (1971) ont servi de matrice à l’univers totalitaire imaginé par D. Alapont et L. Briceno : pesanteur des décors de la cité futuriste et mondes souterrains dans lesquels les humains sont asservis pour Metropolis ; décor minimaliste et immaculé et voix hypnotique dans THX 1138.

Film entier

Total Recall de Paul Verhoeven (1990)

  • Blade Runner de Ridley Scott (1989)

  • Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol (1997) traite également de la question de l’humanité à préserver et mobilisent les mêmes motifs : réalité cachée, confusion des identités, corps problématiques, êtres sans émotion ni conscience.

Tous ces films , et des dizaines d’autres…partagent avec Fard le thème essentiel du contrôle des individus que ce soit par un Big Brother ou un invisible « comité », une critique de l’aveuglement technolo- gique et confondent quête identitaire et quête de la vérité dans un même mouvement salutaire.

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Oeuvre cursive, La route , MacCarthy, 2009

LA ROUTE

Etude cursive du roman de C. Maccarthy

10. ENTRAINEMENT E.A.F

Entrainement E.A.F

Question de corpus (Argumentation)

Entrainement E.A.F

Commentaire (Argumentation)

Entrainement E.A.F

Dissertation (Argumentation)

ARGUMENTATION

Petit quiz
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