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Biographie de Marguerite Duras (1914-
Marguerite Duras -nom de plume de Marguerite Germaine Marie Donnadieu- est née en 1914 près de Saigon en Cochinchine, colonie française à l’époque. Ses parents sont tous deux dans l’enseignement. Son père, professeur de mathématiques promu directeur meurt alors qu’elle est encore enfant. Sa mère se retrouve seule avec trois enfants, Marguerite, Pierre, l’aîné, et Paul, le cadet. La vie matérielle de la famille va en être grandement affectée. Elle cumule des postes d’institutrice dans les campagnes reculées. La famille vit modestement.
Marguerite Donnadieu (la mère) achète, dans les années 20, une concession dans laquelle elle met toutes ses économies pour tenter de tirer sa famille de la pauvreté. Elle a pour projet d’en faire des terres agricoles censées rapporter des revenus. Mais cette concession est régulièrement inondée par les eaux du Pacifique. Elle a été escroquée et perd son énergie à lutter en vain contre les phénomènes naturels et contre l’Administration. Elle laisse aussi certainement une partie de sa raison dans cette aventure malheureuse. C’est le sujet d’Un Barrage contre le Pacifique (19
En 1929, Marguerite Duras entre au lycée de Saigon. C’est à cette époque qu’elle fait la connaissance d’un jeune Chinois, de dix-sept ans son aîné. Mais le mariage entre les deux jeunes gens est impossible, tant du côté de la famille Donnadieu que du côté de la riche famille chinoise. Leur relation s’achève avec le départ de la jeune fille en France, où elle est envoyée pour passer son bac. C’est le sujet de L’Amant.
Elle mène à Paris une vie d’étudiante assez libre, puis entre au service du ministère des Colonies où elle travaille jusqu’à la guerre. Elle épouse son premier mari, Robert Antelme, en 1939. Il sera déporté à Dachau pour faits de Résistance. Il en reviendra et écrira L’Espèce humaine en 1947. Pendant l’Occupation, Marguerite Duras reste à Paris et entre dans la Résistance. Elle adhère au PCF en 1944. Les souvenirs de cette époque tragique seront le sujet de La Douleur, texte qui ne paraitra qu’ en 1985.
En 1943, elle publie son premier roman, Les Impudents, signé du pseudonyme, Marguerite Duras. En 1947, elle a un fils de Dyonis Mascolo, qu’elle a rencontré pendant la guerre.
Son premier grand succès, Un barrage contre le Pacifique, paraît en 1950 grâce à Raymond Queneau. Elle fréquente alors les milieux intellectuels parisiens. La carrière de Marguerite Duras est lancée après le succès du Barrage. Elle enchaîne les romans, Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953) ou Moderato Cantabile (1958), qui confirme le succès de l’écrivain. Elle se sent proche un temps de ce que l’on appelle le Nouveau Roman et publie désormais ses textes aux éditions de Minuit. Elle mène parallèlement une carrière de journaliste. Elle publie ensuite régulièrement des romans qui font connaître sa voix particulière avec la déstructuration des phrases, des personnages, de l’action et du temps, et ses thèmes comme l’attente, l’amour, la sensualité féminine ou l’alcool : Moderato cantabile (1958), Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Le Vice-Consul (1966), La Maladie de la mort (1982),
Elle rencontre un immense succès public avec L’Amant, Prix Goncourt en 1984, , qu’elle réécrira en 1991 sous le titre de L’Amant de la Chine du Nord. Puis Yann Andréa Steiner (1992), dédié à son dernier compagnon Yann Andréa, écrivain, qui après sa mort deviendra son exécuteur littéraire, ou encore Écrire (1993).
Elle écrit aussi pour le théâtre, souvent des adaptations de ses romans comme Le Square paru en 1955 , ou Savannah Bay en 1982, et pour le cinéma : 1959 , le scénario et les dialogues du film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour dont elle publie la transcription en 1960. Elle réalise elle-même des films originaux comme India Song, en 1975 .
Son œuvre se distingue par sa diversité et sa modernité qui renouvelle le genre romanesque et bouscule les conventions théâtrales et cinématographiques, ce qui fait de Marguerite Duras une créatrice importante, mais parfois contestée, de la seconde moitié du XXe siècle.
L’ oeuvre de Marguerite Duras
L’AMANT, 1984
Contextes
Un cadre historique : l’Indochine coloniale
Le roman se déroule en Indochine française.
L’Indochine française était une colonie qui correspond aujourd’hui au Cambodge, au Vietnam et au Laos. Le climat est tropical (chaud et humide) comme le laissent supposer les vêtements légers que portent les personnages et les activités qu’ils pratiquent . Le paysage est propre à cette région d’Asie du Sud-Est : une plaine désertique envahie annuellement par les eaux du Pacifique (ou plus exactement la « mer de Chine »), le marigot et le rac, où se baignent les personnages du roman. La faune et la flore sont également typiques : la mère plante des « cannas » (plantes tropicales), tandis que les paysans se protègent des fauves en allumant des « feux de bois vert ».
L’Indochine française n’existe plus aujourd’hui car ce pays est lié à une période révolue de notre histoire, la colonisation.
Mais pour rappel…
La colonisation est une pratique qui consiste, pour un pays, à occuper et exploiter un autre territoire que le sien en le plaçant sous tutelle politique. Annexée à la fin du xixe siècle, l’Indochine est alors gouvernée par la France qui monopolise notamment le commerce de l’opium, du sel, puis du caoutchouc au xxe siècle. Cette colonie est divisée en de multiples parcelles appelées concessions, chacune étant vendue à des colons ou à des indigènes au prix fort.
Contexte
Indochine années 30
Depuis 1897, la France contrôle Annam et le Tonkin (protectorats) et la Cochinchine qui est une colonie.
Duras fait abstraction dans l’Amant des évènements historiques qui ont lieu à cette époque, notamment des grèves sévèrement réprimées. C’est un choix esthétique et littéraire. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas dénonciation.
Dans Un Barrage contre le Pacifique, Duras dénonçait violemment la cupidité des fonctionnaires blancs dont la mère elle-même avait été victime.. Ce qu’il s’agit de retrouver ici, c’est le regard de l’enfant. L’amant chinois est en quelque sorte sa manière de répondre au colonialisme. On peut y voir un rejet du racisme, des codes des blancs. Le rejet du Chinois est le résultat d’une discrimination raciale et sociale.
Les colons français vivent entre eux. Ils ont leurs écoles, leurs restaurants, leur club sportif. Ils ne se mêlent pas aux indigènes. Vie légère, où les tâches quotidiennes sont laissées aux boys tandis que les blancs vont de réception en réception dans ces « villas blanches, grandes à s’y perdre ».
Cette société blanche bien-pensante est aussi celle de l’hypocrisie et de la perversion. Duras écrit « Depuis trois ans (donc depuis qu’elle a 12 ans) les blancs aussi me regardent dans les rues et les amis de ma mère me demandent gentiment de venir goûter chez eux à l’heure où leurs femmes jouent au tennis au Club sportif ».
Duras pointe aussi ces femmes trompées ou « plaquées » pour une jeune domestique. Ces enfants métisses nés dans la honte et qui n’ont pas d’identité.
Les indigènes eux sont massivement pauvres et exposés à la famine, aux épidémies…
Quant aux immigrés chinois, ils sont à la fois méprisés par les colons et par les indigènes. Ils sont pour la plupart commerçants. Réussite financière facile du père du Chinois qui s’oppose à l’échec matériel injuste de la mère.
Le désir de la jeune fille pour le Chinois subvertit l’ordre social.
Le cycle indochinois
Deux autres oeuvres de Duras traitent de cette période, de l’Indochine dans les années 30 et de l’amour avec le Chinois. Trente -quatre ans avant L’amant, M. Duras a écrit Un Barrage contre le Pacifique, (1950)roman autobiographique qui raconte la vie à la concession achetée par la mère, et qui contient déjà les thèmes qu’on retrouve dans l’Amant.
Huit ans après L’Amant, Duras publie L’Amant de la Chine du nord, qui reprend sous forme dialogue, l’histoire d’amour entre la jeune fille et le chinois.
Nouveau roman
Le Nouveau Roman est un mouvement littéraire qui connaît son apogée dans les années 1950-1960 et auquel on associe, entre autres auteurs, Marguerite Duras. Il est surtout l’expression d’un rejet de la forme traditionnelle du roman, une remise en cause de ses éléments constitutifs fondamentaux comme le personnage ou l’intrigue. Le Nouveau Roman se caractérise donc par des expériences d’écriture qui font éclater les barrières des genres.
Les choix d’écriture dans L’Amant rappellent certains critères de définition du Nouveau Roman :
- les personnages ne sont pas nommés,
- le texte est structuré en passages courts délimités par des sauts de lignes et organisés en dépit de toute cohérence chronologique,
- les liens entre les événements racontés ou les personnages évoqués ne sont pas explicites, certains brouillages rendent la lecture compliquée.
- Si la première personne est souvent utilisée, une certaine mise à distance est à observer : la narratrice se désigne fréquemment à l’aide de la troisième personne et à l’aide de groupes nominaux qui mettent généralement en valeur sa jeunesse. On trouve par exemple « l’enfant blanche » page 44, « l’enfant » page 45. Comme dans les œuvres qui s’inscrivent dans le cadre du Nouveau Roman, la narratrice se traite comme un personnage dont même le nom est passé sous silence.
Ainsi, L’Amant relève à la fois de l’autobiographie et du genre du roman tel qu’il peut se redéfinir par l’auteur. Au moment de la sortie du texte en 1984, Marguerite Duras avait, dans un premier temps, accepté la proposition des éditions de Minuit qui voulaient voir figurer sur la couverture la mention « roman » ; puis elle a renoncé, expliquant dans un article pour le journal Libération le rôle du lecteur : « Qu’on dise “roman” ou non, au fond, ça les regarde, les lecteurs. La lecture, c’est le roman. Quand elle se produit, rien ne peut se comparer à cette lecture-là, elle est miraculeuse ».
Source NRP
Titre
L’ Amant.
Le premier titre que Duras souhaitait donner à son texte était La Photographie absolue, qui correspondrait à celle qui n’a pas été prise le jour de la rencontre avec « le Chinois ». L’instant qui n’a pas pu être figé se trouve dilué dans l’œuvre, comme pour le marquer de l’empreinte d’une image. Le genre de la photographie s’ancre très clairement dans l’écriture de L’Amant.
Genre
Il est difficile de classer L’Amant. L’œuvre se situe entre roman et autobiographie. Pourtant Duras elle-même écrira « L’histoire de ma vie n’existe pas ». Si elle refuse que soit inscrit sous le titre le mot « Roman », elle va pourtant, dès les premières pages, déclarer que l’authenticité autobiographique est une illusion.
L’autobiographie est ainsi définie dans Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».
Donc dans l’autobiographie, auteur, narrateur et personnage principal ne font qu’un. Et dans l’Amant de multiples éléments font penser à une autobiographie. Pourtant Duras ne se soucie pas de reconstituer rigoureusement et de façon progressive l’histoire de sa vie. Elle s’attache essentiellement à quelques faits marquants par leur intensité émotionnelle : amour, haine, douleur… pour le reste, elle écrit : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. » S’il n’ y a pas de ligne, c’est l’imaginaire seul qui peut combler les vides : « C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie » déclare-telle dans une interview donné au Nouvel Observateur en 1984 (Voir doc. Complémentaire).
En fin de compte, l’histoire d’une vie ne peut être que le « roman » de cette vie. D’une certaine façon, L’Amant est le roman dont Duras est l’héroïne. Et il y a souvent dissociation entre narratrice et personnage par une prise de recul, un changement de point de vue qui annonce le regard du Chinois sur la jeune fille. C’est ce qui permet au personnage-narrateur d’accéder au statut de personnage à part entière. Dans l’Amant, l’écriture fictionnelle vient occuper l’espace de l’écriture autobiographique.
Il arrive même que la narratrice-auteur se mette en scène elle-même à la 3° personne : « La jeune fille pensait … ».
Un roman photographique
Le premier titre que Duras souhaitait donner à son texte était La Photographie absolue, qui correspondrait à celle qui n’a pas été prise le jour de la rencontre avec « le Chinois ». L’instant qui n’a pas pu être figé se trouve dilué dans l’œuvre, comme pour le marquer de l’empreinte d’une image. Le genre de la photographie s’ancre très clairement dans l’écriture de L’Amant.
De même que certains romans sont pensés par Duras pour le cinéma, de même L’Amant a partie liée avec l’image, et plus pré- cisément avec la photographie. Aussi le récit invite-t-il souvent le lecteur à visualiser : page 24, l’auteur s’adresse directement à lui « regardez-moi ».
La description de certaines photographies se fait comme si celles-ci se trouvaient fournies avec le texte, sous les yeux du lecteur : « cette femme d’une certaine photographie, c’est ma mère. Je la reconnais mieux là que sur des photos plus récentes » (p. 21). L’hypotypose permet une actualisation de l’image, rendue ainsi matérielle au-delà des mots. Le moment où cette photographie est prise est bien antérieur au moment de l’action : Marguerite Duras n’a alors que 4 ans, mais cette photo semble au centre du récit. Elle est évoquée une nouvelle fois page 40 et présentée comme « la photo du désespoir », à l’origine du comportement de la mère.
Le thème de la photographie apparaît de nombreuses fois dans le texte. C’est une habitude familiale que d’aller chez le pho- tographe. Duras précise qu’elle ne possède aucune photo de lieu, mais uniquement des photos de famille que la mère décide de faire comme sur un coup de tête (p. 111). Les photographies sont alors un prisme à travers lequel les membres de cette famille se regardent : « Les photos, on les regarde, on ne se regarde pas mais on regarde les photographies, chacun séparément, sans un mot de com- mentaire » (p. 111). La photographie semble à la fois le trait d’union entre les êtres désaccordés de cette famille et la matérialisation de leur séparation foncière. Elle révèle la folie de la mère, incapable de s’occuper normalement de ses enfants : « Ma mère nous fait pho- tographier pour pouvoir nous voir, voir si nous grandissons normale- ment » (p. 111).
Duras rapporte dans son récit qu’une fois âgée, sa mère est allée se faire photographier. L’auteur compare cette démarche à celle observée chez les indigènes qui ressentent le besoin de se faire photographier au moment où la mort approche (p. 113). Rappelons qu’au moment où Duras rédige L’Amant, elle est elle-même une vieille dame.
Ainsi, la place que prend la description du visage et celle qu’occupe la photographie dans le récit relèvent peut-être un peu de la même démarche : l’image figée, visible, serait un moyen de retour sur soi.
Résumé
Style
L’Amant, un livre libre pour au moins deux raisons :
- Dans Un Barrage contre le Pacifique, M. Jo, l’équivalent du Chinois est vu avec le regard de la mère et du frère alors que dans L’Amant, le Chinois est rendu à lui-même.
- Duras se débarrasse d’un certain « conformisme » littéraire, notamment en ce qui concerne l’organisation et le style . Voici ce qu’elle dit à ce propos dans Ecrire : « Je crois que c’est ça que je reproche aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture. Ils sont fabriqués, ils sont organisés, règlementés, conformes, on dirait… L’écrivain alors il devient son propre flic. J’entends par là la recherche de la bonne forme, c’est à dire de la forme la plus courante, la plus claire, la plus inoffensive. .. »
Or ce que choisit Duras, c’est le jaillissement des mots, des phrases…C’est le choix d’une forme brute, sauvage. L’écriture mêle tous les niveaux de langue. C’est une écriture « irrégulière » conduite par l’émotion. Ce qui explique les nombreuses répétitions et l’utilisation fréquente de l’anaphore , l’utilisation d’un vocabulaire assez brute, basique : « la mère, la jeune fille, dire, faire, ça…
La construction des phrases (la syntaxe) utilise davantage la juxtaposition (parataxe) plutôt que la coordination ou la subordination.
L’émotion produit également des incorrections diverses (« on a appris rien »)…
Personnages
- La narratrice
- Marie Legrand, sa mère
- Son grand frère
- Paulo, son petit frère
- Hélène Lagonelle
- Dô
- L’amant de Cholen
- Marie Claude Carpenter
- Betty Fernandez
Structure
Décrochages temporels
Une forme fragmentaire qui a pour fil conducteur une histoire d’amour.
Des éléments stéréotypés qu’on retrouve souvent dans les romans d’amour : beauté des amants, homme riche et plus âgé, amour impossible (Chinois/Européenne)
La rencontre sur le bac, les scènes d’amour, la séparation, l’appel téléphonique des années plus tard…
Le roman se structure autour de regroupements thématiques (Folie de la mendiante/folie de la mère; scandale de la « dame »/scandale de la petite)
Mais ce qui fait l’originalité du roman, c’est la forme éclatée du récit.
Le roman s’ouvre sur la description du visage détruit de l’auteur (analepse) puis évoque ensuite l’adolescente de 15ans sur le bac et se projette dans l’avenir (prolepse) avec le devenir de la mère.
Temps & Espace
Décrochages temporels
Digressions
Le roman s’ouvre sur la description du visage détruit de l’auteur (analepse) puis évoque ensuite l’adolescente de 15ans sur le bac et se projette dans l’avenir (prolepse) avec le devenir de la mère.
L’écriture de soi fait également alterner le présent de l’écriture et l’évocation du passé.
Des ellipses temporelles : accélèrent le rythme du récit.
_____
Les évènements racontés apparaissent un peu comme des associations d’idées; un souvenir en fait renaitre un autre. Un thème en amène un autre.
Les digressions permettent de varier les scènes, les tons…
Questions posées par l’oeuvre
DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES
F. Mauriac, Le romancier et ses personnages (extrait), 1933
L’HUMILITÉ n’est pas la Vertu dominante des romanciers. Ils ne craignent pas de prétendre au titre de créateurs. Des créateurs ! les émules de Dieu !
A la vérité, ils en sont les singes.
Les personnages qu’ils inventent ne sont nullement créés, si la création consiste à faire quelque chose de rien. Nos prétendues créatures sont formées d’éléments pris au réel ; nous combinons, avec plus ou moins d’adresse, ce que nous fournissent l’observation des autres hommes et la connaissance que nous avons de nous-mêmes. Les héros de romans naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité.
Dans les fruits de cette union, il est périlleux de prétendre délimiter ce qui appartient en propre à l’écrivain, ce qu’il y retrouve de lui-même et ce que l’extérieur lui a fourni.
*
(…)
De l’homme ondoyant et divers de Montaigne, nous faisons une créature bien construite, que nous démontons pièce par pièce. Nos personnages raisonnent, ont des idées claires et distinctes, font exactement ce qu’ils veulent faire et agissent selon la logique, alors qu’en réalité l’inconscient est la part essentielle de notre être et que la plupart de nos actes ont des motifs qui nous échappent à nous-mêmes. Chaque fois que dans un livre nous décrivons un événement tel que nous l’avons observé dans la vie, c’est presque toujours ce que la critique et le public jugent invraisemblable et impossible. Ce qui prouve que la logique humaine qui règle la destinée des héros de roman n’a presque rien à voir avec les lois obscures de la vie véritable.
Mais cette contradiction inhérente au roman, cette impuissance où il est de rendre l’immense complexité de la vie qu’il a mission de peindre, cet obstacle formidable, s’il n’y a pas moyen de le franchir, n’y aurait-il pas, en revanche, moyen de le tourner ? Ce serait, à mon avis, de reconnaître franchement que les romanciers modernes ont été trop ambitieux. Il s’agirait de se résigner à ne plus faire concurrence à la vie.
Il s’agirait de reconnaître que l’art est, par définition, arbitraire et que, même en n’atteignant pas le réel dans toute sa complexité, il est tout de même possible d’atteindre des aspects de la vérité humaine, comme l’ont fait au théâtre les grands classiques, en usant pourtant de la forme la plus conventionnelle qui soit : la tragédie en cinq actes et en vers. Il faudrait reconnaître que l’art du roman est, avant tout, une transposition du réel et non une reproduction du réel.
(…)
Après tout, la vérité humaine qui se dégage de La Princesse de Clèves, de Manon Lescaut, d’Adolphe, de Dominique ou de La Porte étroite, est-elle si négligeable ? Dans cette classique Porte étroite de Gide, l’apport psychologique est-il moindre que ce que nous trouvons dans ses Faux Monnayeurs, écrits selon
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l’esthétique la plus récente? Acceptons humblement que les personnages romanesques forment une humanité qui n’est pas une humanité de chair et d’os, mais qui en est une image transposée et stylisée. Acceptons de n’y atteindre le vrai que par réfraction. Il faut se résigner aux conventions et aux mensonges de notre art.
On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même menteur par cela seulement que les héros s’expliquent et se racontent. Car, dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le drame d’un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence.
L’essentiel, dans la vie, n’est jamais exprimé.
Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu’il fait, de la dame qu’ils ont rencontrée le matin, et Yseult s’inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout à fait pareil à la vie ne serait finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l’amour, qui est le fond de presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s’exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j’ose dire, dans une autre étoile, l’étoile où les êtres humains s’expliquent, se confient, s’analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d’un trait appuyé, les isolent de l’immense contexte vivant et les observent au microscope.
Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers.
Les grands romanciers nous fournissent ce que Paul Bourget, dans la préface d’un de ses premiers livres, appelait des planches d’anatomie morale. Aussi vivante que nous apparaisse une créature romanesque, il y a toujours en elle un sentiment, une passion que l’art du romancier hypertrophie pour que nous soyons mieux à même de l’étudier; aussi vivants que ces héros nous apparaissent, ils ont toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s’en dégage qui ne se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse.
Les héros des grands romanciers, même quand l’auteur, ne prétend rien prouver ni rien démontrer, détiennent une vérité qui peut n’être pas la même pour chacun de nous, mais qu’il appartient à chacun de nous de découvrir et de s’appliquer. Et c’est sans doute notre raison d’être, c’est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette création d’un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre coeur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et plus de pitié.
Il faut beaucoup pardonner au romancier, pour les périls auxquels il s’expose. Car écrire des romans n’est pas de tout repos. Je me souviens de ce titre d’un livre : L’Homme qui a perdu son Moi. Eh bien, c’est la personnalité même du romancier, c’est son « moi » qui, à chaque instant, est en jeu. De même que le radiologue est menacé dans sa chair, le romancier l’est dans l’unité même de sa personne. Il joue tous les personnages; il se transforme en démon ou en ange. Il va loin, en imagination, dans la sainteté et dans l’infamie. (…)
L’Amant, un livre sur l’écriture
(Extrait d’une thèse de l’université de Lyon)
« Le vrai sujet d’un écrivain, c’est son écriture » 1474 , dit Duras dans une interview qu’elle accorde au Nouvel Observateur au sujet du Goncourt 1984. Duras y raconte à la première personne et sans précaution d’usage, comme le note Jérôme Garcin 1475 , son enfance à Saigon et son premier amour pour celui qu’elle appelait « le Chinois ». On dit que Duras s’inscrit avec ce livre dans un courant propre à la littérature française des années 80, qu’un journaliste américain a appelé « La nouvelle autobiographie ». 1476 La Libre Belgique écrit qu’avant L’Amant, il y eut Enfance de Nathalie Sarraute, chez Gallimard, Le Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet, aux éditions de Minuit, Portrait du Joueur de Philipe Sollers (Gallimard). Pourtant, l’auteur de l’article sur le « biographisme » durassien écrit que cette « nouvelle autobiographie » ne serait autre chose pour l’écrivain qu’une manière de se mettre en scène comme personnage de fiction, tout en jouant sur un interminable « mentir-vrai ». Le but de l’écrivain n’est plus de raconter de façon linéaire les événements de sa vie, mais de procéder par fragments, en zig-zag. Duras affirme d’ailleurs que l’histoire de sa vie n’existe pas. Malgré ceci, Bertrand Poirot-Delpech, qui ne manque aucune occasion pour attaquer Duras, ne croit même pas une seconde à ce changement en « épopée, en mythologie » du passé intime de Duras :
‘« C’est évidemment faux. Elle n’a cessé de raconter l’Indochine des années 30, la mère folle, le frère avachi, l’éveil des sens comme une mousson, le désespoir noyant le tout sous une boue de Mékong. » 1477 ’
Et pourtant, on peut se demander avec Nicole Casanova :
‘« Qui attendrait de Marguerite Duras un récit aux structures romanesques classiques ? Disons peut-être que sa vie est construite comme certains de ses films : un jaillissement d’images très puissantes. Et une voix off, ses livres. » 1478 ’
Duras raconte d’ailleurs la construction du livre dans un entretien au Nouvel Observateur. Elle l’a écrit sans jamais essayer de trouver une correspondance plus ou moins profonde entre les éléments qui le composent. Elle a laissé opérer cette correspondance à son insu. Elle l’a laissée faire. Duras affirme :
‘« L’épreuve d’écrire, c’est rejoindre chaque jour le livre qui est en train de se faire et de s’accorder une nouvelle fois à lui, de se mettre à sa disposition. S’accorder à lui, au livre. L’histoire de votre vie, de ma vie, elles n’existent pas. Le roman de ma vie, de nos vies, oui, mais pas l’histoire. C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie. J’ai su plus tard que ce n’était pas moi maintenant qui avais alimenté le livre ni trouvé l’ordre de son déroulement, c’était en moi. Quelqu’un que je croyais ne plus connaître et que j’avais laissé faire. Pour tout vous dire, je crois qu’il n’y a pas de grand roman ni de roman véritable en dehors de soi. C’est moi, l’histoire. » 1479 ’
Peut-être vaut-il mieux laisser Duras dire dans quel sens l’objet de son livre est l’écriture. Il faut dire qu’à l’occasion de l’obtention du Prix Goncourt, l’écrivain accorde beaucoup d’interviews aux journaux qui se précipitent autour d’elle pour lui arracher des aveux les plus inédits. On constate que Duras reste fidèle à ses propos et ce qu’on lit dans une interview, elle le dira à tous les autres interlocuteurs. Duras explique dans l’interview parue dans Le Nouvel Observateur 1481 à l’occasion du Goncourt, pourquoi le seul objet de L’Amant est l’écriture. Elle en parle aussi à Libération, dans un entretien avec Marianne Alphant 1482 . L’écrivain avoue avoir écrit ce livre par l’envie de lire un livre d’elle, de faire un livre et de le lire. Elle dit l’avoir écrit vite, tout en ayant découvert « l’écriture courante » :
« J’ai eu le sentiment d’écrire. Dans les autres livres je crois que je cherchais à écrire. Là j’écris. Je ne cherche plus à écrire, je le fais. Maintenant que le livre commence à s’éloigner de moi, je vois que je mets en danger toute cette fatuité vocabulaire qui fait trop souvent les livres de maintenant illisibles, morts. J’ai envie de me retrouver avec le deuxième tome. Je vais faire deux livres de ça ou trois. Il a raison Stendhal : interminablement, l’enfance. » 1483 ’
On lui a demandé de sous-intituler son livre « roman ». Duras refuse tout en préférant la « sécheresse du blanc » 1484 . C’est au lecteur de dire s’il s’agit d’un roman ou d’autre chose. La lecture, dit Duras à Marianne Alphant, c’est le roman. Quand elle se produit, rien ne peut se comparer à cette lecture-là, elle est miraculeuse, car, à l’en croire, par la lecture, on recrée le livre, on le réécrit. Duras avoue même la peur qu’elle a ressentie au moment où elle avait décidé d’écrire L’Amant. C’est la peur de ne pas recommencer Un Barrage contre le Pacifique. Un jour, l’envie d’écrire a été plus forte que la peur. Elle a fait un nouveau livre. Un Barrage contre le Pacifique est un autre livre, dit-elle, héroïque, superbe, mais raconté. L’Amant, au contraire, est écrit :
‘« Ecrire, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette route parallèle, cette trahison fondamentale de tous et de soi. Qu’est-ce que c’est que cette nécessité mortelle ? J’ai l’impression que je me suis emparée de tout et que je l’ai orbité. C’est-à-dire que j’ai mis le tout de moi à la vitesse extérieure. C’est le tout qui est particulier. Ce ne sont pas les incidents relatés qui me sont arrivés, ou moi-même, ou cet amour, ou ce frère qui sont particuliers. C’est le tout de ça qui est particulier, l’ensemble de ces choses ; de cette saison, de ces sentiments, de ces nuits fabuleuses, de cette douleur, de cette ignorance. Quand je parle de mon amant, je ne dis pas que je revois son visage, je dis que je revois le visage et que je me souviens du nom. C’est rendu à l’extérieur. A vous. Je vous le donne. Et cette nuit vous ne dormirez pas d’amour pour lui. Même l’ambiguïté vous la reconnaîtrez, vous saurez. » 1485 ’
On peut bien remarquer dans ses propos comment Duras continue à écrire son livre, qui n’est jamais fini. Elle extériorise les faits relatés, les éloigne volontairement d’elle, de sa vie, pour les projeter dans le mythe. C’est au lecteur de réécrire l’histoire. Peut-être que si la critique parle d’un changement dans l’écriture de L’Amant par rapport aux autres livres durassiens, c’est parce que ce livre « prend la distance incalculable de la simplicité », comme l’affirme l’écrivain-même dans un autre entretien paru dans Le Matin. 1486 En effet, Duras dit que son écriture est la même que celle d’avant L’Amant, mais que là elle est allée sans plus avoir peur. Duras dit en avoir fini avec la peur en écrivant La Maladie de la mort et L’Amant. Ces livres sont écrits dans un style « physique » 1487 qui la sépare de la littérature de ses contemporains et qui lui a assuré le succès auprès des lecteurs.
Interview de Marguerite Duras au Nouvel Observateur
HISTOIRE DES ARTS
L’Amant au cinéma
Propositions
d’autoportraits
Frida Kalho
Frida Kalho
Johannes Grumpp
Norman Rockwell
david Bailly, Autoportait et vanité
Francis Bacon, Autoportait 1969
Francis Bacon, Autoportait 1978
QUESTIONS POUR L’ORAL