Corrigé Mouawad L.A (Scène du bus)

Une fois de plus, le passé peut interrompre une scène du présent. Lorsque Jeanne questionne Hermile Lebel au sujet de la phobie des autobus de sa mère, l’évènement auquel ils se réfèrent se déroule en simultané. La violence et les bruits du passé brouillent leur conversation qui est inaudible pour les spectateurs :

Jeanne discute, dans cet extrait, avec deux personnages différents : son frère et Hermile Lebel.

La communication est perturbée: Simon s’adresse à Jeanne qui refuse de l’écouter. Une fois qu’elle a conclu sa conversation avec le notaire, elle sort de scène sans avoir terminé celle entamée avec Simon.

De plus, les personnages sont interrompus par les bruits de marteaux-piqueurs et par le personnage de Sawda qui appelle Nawal. Sawda va même interpeller Jeanne. Cela rend possible l‘union du passé et du présent.

Au final, tous les personnages sont des victimes de la guerre, même ceux qui ne la vivent pas directement (les jumeaux/Lebel).

La guerre s’immisce dans le dialogue, détermine les relations humaines et, par conséquent, isole les individus.

INTRODUCTION

La scène 19 est située au cœur de la pièce, qui en compte 38. Cette place centrale reflète l’importance que Wajdi Mouawad accorde à l’épisode de l’incendie du bus, qu’il réécrit d’ailleurs avec des variantes dans son roman Visage retrouvé et l’adaptation théâtrale de celui-ci, Un obus dans le cœur.

Jeanne et Simon sont passés au domicile d’Hermile Lebel, le notaire, pour signer des papiers relatifs à l’héritage de leur mère : tandis que Simon semble bien décidé à refuser d’accomplir les dernières volontés de sa mère (retrouver leur frère et leur père), nous ne connaissons pas encore la décision de Jeanne. Celle-ci a déjà commencé à chercher d’en savoir un peu plus sur leur mère. Alors qu’un bus s’arrête tout près de la pelouse du pavillon de banlieue du notaire et que le bruit de marteaux- piqueurs dans la rue est en fond sonore, Hermile Lebel évoque, par association d’idées, la phobie de Nawal pour les autobus. À la demande de Jeanne, il raconte un épisode traumatisant dont elle avait été témoin dans son pays : le mitraillage et l’incendie d’un bus rempli de civils, parmi lesquels des femmes et des enfants. C’est ainsi que le voile commence doucement de se lever sur le passé de Nawal, provoquant des réactions opposées chez les jumeaux.

L’événement est raconté une première fois par Hermile Lebel, avec une distance spatiale et temporelle. Ensuite il est rapporté par un témoin direct, Nawal elle-même, dans l’émotion du moment, lorsqu’elle s’adresse à Sawda. Ce jeu de croisement de paroles et de bascule temporelle est un phénomène récurrent de l’écriture de Wajdi Mouawad. à la figuration et que la mise en scène imagine des solutions pour atteindre les spectateurs.

Problématiques possibles :

  • En quoi cette scène est-elle pathétique ?
  • Pourquoi les deux époques se croisent-elles ?
  • Que dénonce Nawal dans cet extrait ?
  • Comment comprenez-vous la phrase de Nawal : « Il n’y a plus de temps » ?

  1. Deux récits du même événement

Le récit d’Hermile et celui de Nawal portent sur le même événement : l’attaque d’un bus par un groupe d’hommes : (« Des hommes », « ils ») et un « autobus » sur lequel ces hommes jettent de l’essence avant de le mitrailler.

Les deux récits sont au passé composé, temps caractéristique du récit oral, et ils ont tous les deux une situation initiale clairement identifiée, un milieu et une fin : un bus « bondé de monde » immobilisé, « aspergé d’essence » et dont les passagers sont mitraillés avant que le feu ne soit mis au véhicule et à ses occupants.

Cependant, ces deux récits en miroir sont à la fois complémentaires et opposés.

2. Une violence irreprésentable

Le récit de Nawal est entièrement construit sur une hypotypose, c’est-à-dire une figure de style qui consiste à raconter ou décrire une scène de manière si vivante qu’on a l’impression d’y assister en direct. (pensez au théâtre classique qui le pratiquait pour ne pas montrer de scène violente/ règle de la bienséance, on retrouve l’hypotypose dans le Britannicus de Racine, Voir L.A 1)

Insistance sur des détails précis et saisissants et présente les événements de manière particulièrement frappante . impression de voir la scène du bus comme si nous y étions.

Rôle de la didascalie : nous prépar au témoignage de Nawal, avec les « bruits des marteaux-piqueurs » dont la violence rappelle ceux des « mitraillettes » mentionnées auparavant par Hermile Lebel.

Le « sang » qui tout d’un coup apparaît dans une métaphore « les arrosoirs crachent du sang » est une façon de préparer l’imagination du lecteur / spectateur au massacre dépeint ensuite. On pourrait même parler d’effet d’annonce .

L’utilisation de la 1° personne par Nawal nous incite à nous identifier à ce qu’elle a vu et ressenti.

Verbes sont conjugués au passé (imparfait pour la situation initiale « j’étais… » et l’arrière-plan du récit « une femme essayait… » ; passé composé pour la succession des événements : « ils nous ont arrosés », « ils m’ont laissé descendre », « l’autobus a flambé», «a fondu», «a brûlé»)

La très forte émotion dans le discours de Nawal se marque par exclamations, répétitions... Le récit nous parvient avec toute la force d’impact du présent. En effet, Nawal raconte les faits à Sawda alors que tout nous laisse penser qu’elle vient juste d’échapper au massacre (la scène précédente nous montrait en effet Sawda indiquant à Nawal où attendre le bus desservant les camps de réfugiés).

Le passé composé, contrairement au passé simple, est un temps qui évoque une action accomplie dans le passé mais non coupée psychologiquement du présent ; c’est une action révolue qui a des conséquences directes sur la situation d’énonciation.

Les sens dans l’hypotypose : sensations auditives des « marteaux-piqueurs » et visuelles du rouge « sang » de la didascalie , l’odeur de l’essence répandue sur le bus, la couleur jaune du bus qui « flambe » et plus encore la vision de la peau humaine qui « fond ».

Le caractère dramatique de la scène est mis en valeur par le retour sur des détails concrets. Nawal achève son récit avec l’embrasement de l’autobus (« l’autobus a flambé… »). Ce court récit des événements se caractérise par la répétition du verbe « flambe » qui, par accumulation, semble intensifier le phénomène et par l’énumération croissante (ou gradation) : « il a flambé avec les vieux, les femmes, les enfants, tout ! ».

Nawal insiste sur un moment précis de la scène un peu antérieur à l’incendie : tentative d’une femme pour s’échapper du bus par la fenêtre et sauver son enfant (« les soldats lui ont tiré dessus, et elle est restée comme ça, à cheval sur le bord de la fenêtre, son enfant dans ses bras au milieu du feu »). Sorte de Zoom cinématographique (plan rapproché) (une femme « à cheval sur le rebord de la fenêtre », « son enfant dans ses bras au milieu du feu »), puis du gros plan (la peau de la femme « a fondu »). Crée des images insoutenables . Puis, de nouveau, Nawal reprend l’image finale du récit de la première partie de sa tirade, toujours avec une gradation, depuis « sa peau a fondu » jusqu’à «et tout a fondu et tout le monde a brûlé!».

Nawal en proie à l’émotion, éveille à son tour des émotions intenses chez le lecteur / spectateur. Elle- même débordée par cette vision d’horreur, elle nous transmet un témoignage qui fait toucher du doigt la monstruosité inhumaine des guerres.

3. Sens du passage

A priori ce passage ne fait pas avancer l’action dramatique ; il sert essentiellement à dépeindre les horreurs de toute guerre civile. En effet, W. Mouawad ne fournit aucune indication géographique, historique, religieuse ou politique.

Les incendiaires sont des « soldats » armés de « mitraillettes », mais nous ne savons pas à quelle armée ou à quel pays ils appartiennent ni quelle cause ils servent. Il est question de réfugiés et de camp (puisque Nawal crie, pour avoir la vie sauve : « je ne suis pas une réfugiée du camp ») mais, sur eux, nous ne savons rien de précis. On ne sait pas quel est le motif exact des hostilités ni ce que recouvre exactement le « Je suis comme vous » qu’hurle Nawal : ce « comme vous » renvoie-t-il à une identité nationale, politique, religieuse ou autre ? Mais on comprend que cette action contre le bus vient en représailles d’une autre action violente, à travers les paroles de Nawal : « je suis comme vous, je cherche mon enfant qu’ils m’ont enlevé ! »

Les occupants du bus seraient donc liés à ceux qui ont enlevé des enfants (et même peut-être plus . Le témoignage de Nawal ne fait état que de « vieux », d’« enfants » et de « femmes », c’est-à-dire de la population civile la plus vulnérable. Si Wajdi Mouawad choisit de ne pas ancrer l’épisode précisément dans le contexte de la guerre civile du Liban, c’est pour donner à son texte une portée universelle.

L’hypotypose utilise des procédés pour émouvoir et susciter la pitié. L’émotion s’installe durablement chez le lecteur / spectateur grâce à ce témoignage direct et la netteté des détails en gros plan, notamment sur le sort des victimes. Le fait que celui qui connaît la mort la plus atroce soit un enfant renforce vivement l’émotion.

Le registre pathétique de ce tableau de la mère cherchant désespérément à sauver son enfant (l’emploi de l’imparfait dans la proposition « une femme essayait de sortir » marque la durée de l’action, donc l’effort, la persévérance de cette femme).

Le choc vient aussi de l’absence de pitié des soldats qui « lui ont tiré dessus » mais qui, paradoxalement, ne tirent pas sur l’enfant, l’abandonnant ainsi à une mort plus lente et plus cruelle que celle de sa mère.

La posture même de la mère a quelque chose de dérisoire et de terrible à la fois. La cruauté des soldats suscite indignation et dégoût (Nawal oppose bien le pluriel anonyme des « soldats » à la singularité de la femme (« une femme » et « son » enfant). La seule occupante du bus qu’ils laissent descendre, Nawal, est celle qui s’adresse à eux pour leur rappeler qu’elle est « comme eux » : identification terrible surtout qu’elle s’identifie davantage à cette femme et à son enfant puisque c’est l’image qui reste pour elle inoubliable (Nawal aussi est une mère qui veut sauver son enfant).

Le récit de Nawal débouche par ailleurs sur la vision allégorique (personnification) d’un temps détraqué, perverti. Le premier constat de Nawal est le suivant : « Il n’y a plus de temps. » Répétée une seconde fois à Sawda comme une sorte de leçon à tirer des événements, cette affirmation au présent de vérité générale intervient juste après l’image de l’immolation par le feu qui détruit l’avenir (symbolisé par l’enfant) et le passé (les « vieux » présents dans le bus), mais aussi toute pitié, celle que suscitent en principe une mère et son enfant. « Il n’y a plus de temps » signifie que la marche du temps s’est interrompue. image de volatile étêté lancé dans une course folle (« Le temps est une poule à qui l’on a tranché la tête… et de son cou décapité, le sang nous inonde et nous noie »).

vision quasi prophétique de déluge biblique où l’humanité serait punie par le sang. On peut penser aussi à l’une des dix plaies d’Égypte, la transformation des eaux du Nil en sang qui, selon l’Ancien Testament (Exode 7:14- 25), punit les Égyptiens lorsqu’ils refusèrent à Moïse et à son peuple de retourner en Israël.

Le final de la tirade de Nawal reprend ainsi l’image de l’inondation par le sang dans la didas- calie (« Les arrosoirs crachent du sang et inondent tout »). La métaphore qui donne vie aux arrosoirs en les animalisant aboutit ensuite à une image de déluge.

La parole prononcée est donc préparée par l’indication scénique.

« SAWDA (à Jeanne). Vous n’avez pas vu une jeune fille qui s’appelle Nawal ? »

Wajdi Mouawad tient à mettre en scène, sur l’espace même de la page, la rencontre de deux temps, des vivants et des morts comme si, dans Incendies, le temps n’existait plus. Nawal en effet ne pourra reposer en paix tant que son histoire ne sera pas découverte par ses enfants. Alors, peut-être, le temps reprendra-t-il son cours normal, et les vivants et les morts retrou- veront-ils chacun l’espace-temps qui leur est dévolu.

CONCLUSION

Placé au cœur d’Incendies, l’épisode du bus de civils mitraillé puis incendié est écrit par Wajdi Mouawad à partir d’un souvenir d’enfance qu’il développe et enrichit . Pour donner toute sa puissance dramatique et pathétique à cet épisode-clé, l’auteur choisit de relayer le récit qu’en fait Hermile aux jumeaux par celui que Nawal, témoin direct du massacre et rescapée du bus, fait à Sawda.

Wajdi Mouawad a choisi l’hypotypose en raison de l’impossibilité de représenter théâtralement la violence et l’obscénité des faits. se crée une image mentale, chez le lecteur ou le spectateur, qui est tout aussi efficace .

Sur le plan dramaturgique, on peut s’interroger sur la nécessité de ce récit, puisqu’il n’appartient pas à la vie des jumeaux et ne leur révèle rien sur l’identité de leur père ou de leur frère. Ne faisant pas avancer l’action, il ne prépare pas non plus le dénouement. Cependant, il permet de mieux connaître le personnage de Nawal et il est l’élément qui pousse Jeanne à se lancer dans la quête dont celle-ci l’a chargée, d’abord pour apprendre qui est sa mère. Au-delà, il dénonce les horreurs de la guerre civile, le cycle sans fin des violences et des représailles, et constitue donc le point de bascule à partir duquel Incendies va nous confronter aux limites de l’humain.

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NB On peut penser penser ici à La Tragédie d’Hamlet, prince du Danemark de Shakespeare dans laquelle le rôle- titre fait le diagnostic suivant : « The Time is out of joint » (1.5.188) : le temps est disjoint, désaxé, désarticulé, hors de ses gonds, pour-rait-on traduire. Hamlet dénonce ainsi la perversion d’une époque où un prince tue son roi et frère pour épouser sa belle-sœur et voler le trône à l’héritier légitime ; ce premier dérèglement a pour conséquence le retour d’un mort parmi les vivants, chaque nuit, puisque l’âme de ce roi assassiné, mort sans confession, donc en état de péché mortel, ne peut reposer en paix et connaît mille tourments.