ALCHIMIE POETIQUE : Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857

"Le Beau est toujours bizarre"
Charles Baudelaire
Poète

Le parcours associé à l’étude intégrale des Fleurs du Mal s’intitule « Alchimie poétique : la boue et l’or ».

Il faudra donc nous interroger sur l’idée d’Alchimie qui suppose une transformation, une transmutation. Ici c’est le célèbre vers de Baudelaire : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » qui servira de fil conducteur à notre étude.

Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Charles Baudelaire, Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal (1861)

SOMMAIRE

I. LE CONTEXTE SOCIO-POLITIQUE

Le XIX° siècle voit se succéder de nombreux régimes politiques.

Baudelaire nait sous la Restauration (1815-1830) c’est à dire le retour d’un monarchie (parlementaire) par Louis XVIII après la chute de Napoléon 1er.(Et surtout après la Révolution de 1789)

Suivra la Monarchie de Juillet (1830-1848) plus libéral que la Restauration, Louis-Philippe est appelé roi des Français et non plus roi de France.

Caricature du roi Louis Philippe
Napoléon III

En 1848 des émeutes mettent à bas le Monarchie de Juillet qui sera remplacée par la II° République (1848-1852).

C’est le neveu de Napoléon Ier , Louis Napoléon qui devient Président par une élection au suffrage universel. Mais par le coup d’État du 2 décembre 1851 il s’octroie tous les pouvoirs et en 1852, proclame le Second empire qui durera jusqu’en 1870

Ce Second Empire qui durera 18 ans est une période de profonds changements économiques et sociaux. Depuis la révolution industrielle (1830) la bourgeoisie est en pleine expansion. Elle impose ses valeurs morales et ses modes de vie. Même si Baudelaire n’a pas l’engagement politique de Victor Hugo qui le paiera par un exil de 18 ans son opposition à celui qu’il appelle Napoléon le petit, sa poésie est néanmoins nourrie de son époque, de ses changements et de sa « boue ».

Au XIX°, l’industrialisation engendrée par la Révolution industrielle (1830) va provoquer un fort exode rural : beaucoup viennent s’installer dans les grandes villes et notamment Paris. Les conditions de vie dans certains quartiers sont insalubres. Louis Napoléon Bonaparte va confier au baron Haussmann la charge de moderniser la ville*.

Baudelaire écrit dans le poème Le Cygne « Le vieux Paris n’est plus ». Et pour lui « Il y a dans tout changement quelque chose d’infâme et d’agréable à la fois, quelque chose de l’infidélité et du déménagement. »

La ville est pour lui un thème dominant.

Le pouvoir du Second Empire (Napoléon III) veut faire régner un “ordre moral”. De ce fait la censure est active. Baudelaire va être poursuivi en justice et un procès aura lieu pour condamner cette œuvre dont certains poèmes sont considérés comme “offense à la morale religieuse” et “offense à la morale publique et aux bonnes mœurs », ce sont les pièces condamnées qui devront être retirées du recueil : Les Bijoux, le Léthé, A celle qui est trop gai, Lesbos, Femmes damnées, Les Métamorphoses du vampire. Baudelaire sera condamné à 300francs d’amende. La même année, la publication du Madame Bovary de Flaubert, aboutit également à un procès pour immoralité : les réalistes sont accusés de vouloir démoraliser la population en montrant la misère.

En 1861, parait une nouvelle édition des Fleurs du Mal que l’auteur a enrichie de plusieurs poèmes. Mais Il faudra attendre 1949 pour que l’interdiction des « pièces condamnées » soit levée !

Les Fleurs du Mal sont publiées en 1857. Cette œuvre va choquer la morale bourgeoise. La critique du Figaro est assassine : le 5 juillet 1857, Gustave Bourdin écrit « L’odieux y coudoie l’ignoble; le repoussant s’y allie à l’infect ».

Le 12 juillet, un nouvel article du Figaro : « Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d’immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit. Mais on croyait au génie de M. Baudelaire, il fallait exposer l’idole longtemps cachée à la vénération des fidèles. Et voilà, qu’au grand jour l’aigle s’est transformé en mouche, l’idole est pourrie et les adorateurs fuient en se bouchant le nez »

Édition de 1857 des Fleurs du mal de Charles Baudelaire, corrigée par l'auteur.

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II. LE CONTEXTE LITTERAIRE & ARTISTIQUE

Le mouvement romantique,* né dans les dernières décennies du XVIII° dans les pays nordiques (Angleterre, Allemagne…), poursuit son chemin jusque vers le milieu du XIX°.

Le mouvement s’est construit autour du refus des contraintes de l’âge classique (17°), de ses règles trop strictes, d’où l’admiration que les romantiques auront pour le théâtre de Shakespeare.

« Le beau, c’est le laid » affirme déjà le jeune Hugo. L’artiste est invité à ne suivre que son inspiration, à « déniaiser » l’alexandrin …

En France, la poésie d’Hugo, de Vigny, de Lamartine … laisse une place considérable au « je » lyrique, ce qui n’empêche pas ces artistes d’être très engagés politiquement. L’épopée napoléonienne (Napoléon 1er), au lendemain de la Révolution de 1789, a montré que des hommes partis de rien pouvaient connaitre un destin extraordinaire. Le romantisme exalte les thèmes du destin, de la mélancolie, de l’imaginaire, du fantastique, de la mort, du satanique, de l’occulte, du rapport de l’homme au temps L’objectif de la poésie romantique est d’exprimer tous les états d’ âme d’une conscience saisie par le vertige du temps

Face aux changements, le « moi » s’analyse et la poésie exprime à la fois désarroi et consolation. Et parler de soi, pour les romantiques, c’est parler du monde. Hugo voit dans le poète un guide ; quant à Baudelaire, il voit le poète comme un traducteur capable de percevoir par les correspondances, le sens caché des choses ouvrant ainsi la voie au symbolisme.

Le romantisme se retrouve dans tous les genres littéraires : roman, poésie, théâtre…

Mais vers 1840, un mouvement qui ne porte pas encore ce nom prend une place considérable, notamment dans le roman : le REALISME. Balzac est l’un des premiers à vouloir « faire concurrence à l’état civil » tandis que Stendhal considère le roman comme « un miroir que l’on promène sur un chemin ».

Honoré de Balzac (1800-1851)
Emile Zola

Toutes les mutations économiques, politiques et sociales se retrouvent dans les œuvres littéraires ; mais aussi les angoisses d’une époque en pleine mutation : mal du siècle, dégoût, spleen… L’œuvre réaliste se doit d’être attentive à la vie sociale, aux mœurs, aux mécanismes politiques et sociaux et aux sciences nouvelles. Ce roman réaliste reflète souvent en s’en moquant, un monde bourgeois et petit bourgeois.

Une fois de plus le réalisme est un phénomène de réaction par rapport au romantisme. Et vers 1870 , le naturalisme dont Zola est le chef de fil, cherchera à peindre le milieu des affaires, la naissance des grands magasins, les bourgeois corrompus, la misère ouvrière, le travail aliénant de l’usine… Influencé par les théories scientifiques de son temps, Zola observe les faits sociaux comme des phénomènes cliniques expérimentaux ; et aussi il faut écrire « l’histoire naturelle et sociale de son temps » : il cherche à montrer l’interaction qu’il y a entre l’individu et son milieu. Très influencé par les théories de l’hérédité dans la constitution psychologique de la personne, il voit l’individu comme pris dans un réseau de conditionnements. Les mille personnages de son œuvre les Rougon Macquart en sont l’illustration.

E. Manet et le réalisme

en peinture

Mais certains poètes romantiques, comme Théophile Gautier (1811–1872) manifestent une certaine ironie devant l’ego de ses pairs. Voir le poète comme un inspiré divin éclairant les humains lui paraît grotesque ; il va privilégier la beauté du poème plutôt que son propos. C’est la naissance du PARNASSE* qui revendique un art qui ne sert à rien, et qui n’existe que par sa beauté : « il n’y a vraiment de beaux que ceux qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid » préface à Mademoiselle Maupin, 1836

C’est la théorie de « l’art pour l’art » qui influencera Baudelaire puis les symbolistes. D’ailleurs Baudelaire dédiera Les Fleurs du mal à Théophile Gautier

Théophile Gautier qui restera célèbre pour ses romans et ses contes fantastiques comme Le Roman de la momie ou Le Capitaine Fracasse, est un amateur d’idéal qui pour contrebalancer l’insatisfaction devant le monde réel, demande à la forme de créer de la beauté. Parmi les parnassiens célèbre on retrouvera Leconte de L’Isle par exemple. Le choix même du mot Parnasse, montagne située près de Delphes où sont censés résider Apollon et ses muses, témoigne de l’image que les parnassiens ont de leur art. Baudelaire, comme Gautier pense que la poésie est d’abord maîtrise du langage, musique et forme

Les poèmes de Baudelaire combinent donc romantisme, formalisme de l’art pour l’art et en même temps portent en germe le symbolisme à venir de Verlaine ou Mallarmé.

La modernité poétique de Baudelaire se trouve précisément dans cet art nouveau et qu’il retrouvera chez Delacroix par exemple. Baudelaire est à la fois un héritier et un précurseur.

Paul Verlaine
Mallarmé, Un coup de dés...

A la fin du siècle, un certain nombre de poètes se reconnaissent en Baudelaire et par réaction sans doute au réalisme et au naturalisme, refusent de voir le monde comme rationnel. Pour eux ,la vérité se dérobe derrière des symboles, des signes. Le réel n’est qu’apparence et le poète va chercher le sens caché, faire jaillir la vérité. Pour cela, il utilisera les correspondances, le symbole : celui-ci transpose l’idée en image, crée des analogies, donne une place essentielle à la musicalité de la langue et demande aux lecteurs un effort de déchiffrement.

Stéphane Mallarmé est resté comme le maître du symbolisme. Le réel lui parait sans intérêt et la vie bien trop répétitive. Dans Brise marine, il écrit « la chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres ». Et comme Baudelaire, il rêve d’ailleurs. Mais pour échapper à la banalité, au vers déjà dit, Mallarmé et d’autres symbolistes aboutiront à une poésie élitiste, hermétique, destinée à quelques initiés…

Mallarmé par Nadar

Rimbaud, l’homme aux semelles de vent, partage avec Baudelaire le goût de l’ivresse et le pousse à l’extrême. Pour lui, le poète doit être un voyant, se faire voyant « par un long et raisonné dérèglement de tous les sens ». Rimbaud n’écrira que pendant quelques années (de 17 à 20 ans) mais après lui, la poésie ne pourra plus jamais être la même.

Rimbaud par Pignon Ernest Pignon

III. L'AUTEUR :
Charles Baudelaire (1821-1866)

Né en 1821, Charles Baudelaire devient orphelin de père à six ans. Sa mère se remarie un an plus tard avec le général Aupick. Baudelaire refusera cette union et sera toujours en opposition avec ce militaire aux valeurs et aspirations trop différentes des siennes.

Admis au lycée Louis le Grand à Paris en 1836, qui à l’époque est déjà un lycée prestigieux, Baudelaire y poursuit ses études durant trois ans, jusqu’à son renvoi, en avril 1839, alors qu’il est en classe de philosophie (Terminale actuelle). Il a alors 18 ans, et se montre déjà peu docile et rebelle. Un jour, il refuse de remettre un billet qu’un de ses camarades lui a glissé et l’avale affirmant qu’il « aime mieux toute punition que de livrer le secret de son camarade » .

Son renvoi de Louis-le-Grand fut en réalité le résultat de désobéissances continuelles. Il obtient néanmoins le baccalauréat en août 1839. Finalement, ni le carcan de l’enseignement classique prodigué par des professeurs intransigeants et hautains, ni les attentes de son beau-père et de sa mère n’ont réussi à contenir le caractère explosif de celui qui allait ouvrir la voie à la poésie moderne.

Après le bac, malgré la volonté de ses parents, il refuse de tenter toute carrière autre que la littérature et choisit délibérément une vie de bohème. Par décision de son conseil de famille, qui n’apprécie guère la vie dissolue du jeune homme, il embarque en 1841 à bord d’un paquebot pour les Indes. Il n’ira pas jusqu’au bout mais ce voyage deviendra une source d’inspiration pour Charles : il en retire un grand nombre d’impressions dont il s’inspire dans ses poèmes (L’Albatros, Parfum exotique…).

A son retour en France dix mois plus tard, il atteint sa majorité et touche alors le capital important qui lui revient sur l’héritage paternel (environ 75,000 francs).

Il choisit d’habiter l’île Saint-Louis, lie des relations amicales avec d’autres jeunes poètes ou artistes, notamment Théodore de Banville. Et il dépense des fortunes en costumes, cravates et décoration de ses lieux de vie successifs sur l’ile Saint Louis. C’est un Dandy*

C’est alors qu’il rencontre Jeanne Duval, jeune métisse, qui devient sa maîtresse. Il lui dédie certaines de ses poésies comme La chevelure ou Les bijoux. Il dépense sans compter l’héritage qu’il a reçu de son père, ce qui incite sa famille à le placer sous tutelle judiciaire.

Il est alors contraint de travailler pour subvenir à ses besoins et devient journaliste et critique d’art. Il commence à écrire certains poèmes des Fleurs du Mal, il a 23 ans.

Il publie le Salon de 1845 et l’année suivante, un second Salon. Il y affirme hautement, comme dans le premier, son admiration pour Eugène Delacroix, rend un juste hommage aux supériorités de M. Ingres, Le temps s’est chargé de confirmer presque tous les jugements, alors singulièrement audacieux et personnels, qu’il a formulés .

En 1847, Baudelaire tombe sous le charme de Marie Daubrun, métisse également. Celle-ci lui inspira éalement plusieurs poèmes. Il découvre l’écrivain américain Edgar Allan Poe. Il traduit de nombreuses oeuvres de l’auteur pour le faire connaître aux Français : Contes extraordinaires (1854), Histoires extraordinaires (1856)…

Et en 1848 Baudelaire s’engage dans la révolution , il croit à l’idéal républicain et humanitaire, qui le fait monter sur les barricades, enivré par l’insurrection populaire. Mais il n’y croit pas longtemps. Selon ses propres termes , il se « dépolitisera » ensuite… atterré par la répression des journées de juin et terrifié par le coup d’État du 2 décembre 1851…

Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1830)

Un peu plus tard, c’est Apollonie Sabatier qui occupe toutes ses pensées.

En juillet 1857, Charles Baudelaire publie son œuvre majeure : Les Fleurs du Mal. Ce recueil de poèmes est condamné “pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs”. Baudelaire et son éditeur doivent payer une lourde amende.

Les Fleurs du Mal ont fait scandale principalement en raison de leur réalisme. Les termes du verdict du procès le disent clairement. L’ouvrage est condamné pour offense à la morale publique et aux bonnes moeurs en raison de «l’effet funeste des tableaux» qui, «dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur». Ce réalisme était particulièrement choquant en poésie.

Les Paradis artificiels (1861) sont un essai psychologique et littéraire sur les effets du haschich et de l’opium

Mais Baudelaire croule sous les dettes et part en Belgique pour y donner des conférences. Dans un premier temps plein d’espoir pour ce nouveau départ, il est vite déçu par cette expérience. Baudelaire séjournera en Belgique de 1864 à 1866, date à laquelle le poète commence à avoir de sérieux problèmes de santé des suites de la syphilis, de l’abus d’alcool et autres drogues. (perte de la parole…). Soigné d’abord par Malassis, il est ramené à Paris en juillet 1866 et placé dans une maison de santé, où son agonie se prolonge plusieurs mois encore ; la mort vient enfin le délivrer du supplice de voir, de comprendre, et de ne pouvoir rien exprimer. Il a 46 ans.

En 1869 sont publiés à titre posthume, Le Spleen de Paris (recueil de poèmes en prose) et les Curiosités esthétiques.

Le sous-titre Le Spleen de Paris informe sur la source de l’inspiration poétique, ce que confirme une lettre que Baudelaire adressait à Victor Hugo : ” […] J’ai essayé d’enfermer là-dedans toute l’amertume et toute la mauvaise humeur dont je suis plein”.

Le terme “spleen” fait directement référence à la première partie des Fleurs du Mal ( ” Spleen et Idéal”), et “de Paris” semble faire écho à la deuxième partie du recueil en vers : ” Tableaux parisiens”.

Composé de 50 pièces dont une quarantaine ont été publiées dans des journaux et revues du vivant de Baudelaire

Grande diversité thématique (plus que dans les fleurs du mal)même si l’on retrouve beaucoup de points communs

  • le portrait du poète (lire le Confiteor de l’artiste)
  • L’évasion : le rêve, le voyage, l’ivresse
  • la femme, l’amour
  • les déshérités
  • la ville, la foule
  • le temps

IV. L'OEUVRE POETIQUE de Baudelaire

Son œuvre poétique est une révolution.

1857, année des Fleurs du Mal, inaugure un bouleversement poétique.

Au cours des années et des siècles qui suivront, la création poétique sera influencée par l’œuvre baudelairienne :

• Les premiers poèmes de Mallarmé sont baudelairiens

Rimbaud le salue comme le premier et le seul « voyant »

Les symbolistes le désigne comme le véritable précurseur

Verlaine voit en lui le 1er des « poètes maudits ».

Il annonce même ce qui succèdera au symbolisme. Ainsi avec Tableaux parisiens (et des poèmes en prose) Baudelaire influence la réaction réaliste et moderniste contre le symbolisme.

Le surréalisme se réclamera aussi de Baudelaire

En 1955, Yves Bonnefoy, grand poète contemporain écrit dans sa préface aux Fleurs du mal : « Voici le maitre livre de notre poésie ».

Paul Valery () lui rend un très bel hommage : « Ni Verlaine, ni Mallarmé, ni Rimbaud n’eussent été ce qu’ils furent sans la lecture qu’ils firent des Fleurs du Mal à l’âge décisif »

Baudelaire : vision de l'homme

A. L’homme tiraillé entre Dieu et Diable…

Le déchirement de la condition humaine.

Pour Baudelaire, « il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation vers Dieu est désir de monter en grade ; celle de Satan ou animalité est une joie de descendre » Mon Cœur mis à nu.

C’est une vision pascalienne de l’homme, écartelé entre sa spiritualité et son animalité. Baudelaire est un poète profondément tragique.

Pascal est un philosophe du XVII° qui juge la condition humaine misérable sans le secours de Dieu : « Qu’est-ce donc que nous crient cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire par Dieu lui-même ?». Pour Pascal, nous nous nous divertissons pour éviter de nous retrouver face au néant de notre condition.

Pour lui, le Mal est inhérent à la condition humaine et il est un thème récurrent de son oeuvre.

Dans le poème liminaire Au lecteur, l’auteur nous avertit :

C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;

Les poètes romantiques ont ressuscité Satan, un Satan gentil… Mais le Satan de Baudelaire est le Satan méchant des Écritures.

L'homme tiraillé entre Spleen et Idéal

Le Spleen

Le poète des Fleurs du mal est tiraillé entre Spleen et Idéal.

Le mot existe déjà au XVIIIe siècle : Diderot l’évoque dans une lettre 1760 (« le spline ou les vapeurs anglaises »), tout en reconnaissant en ignorer le sens. Le mot anglais remonte au XIVe siècle, où il désignait la rate, siège de la bile noire que l’on croyait responsable de la mélancolie. En l’empruntant à une langue étrangère (qu’il connaissait pourtant bien, puisque c’est la langue d’Edgar Poe, son double en poésie), Baudelaire entend souligner l’étrangeté de cet état qui s’abat comme une malédiction sur l’esprit et le laisse désemparé.

Le Spleen, c’est l’Ennui. Un Ennui métaphysique. Celui qui est personnifié dans le poème « Au lecteur » qui sert de préface.

(…) Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,

Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,

Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !

Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

Il ferait volontiers de la terre un débris

Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! - l’oeil chargé d’un pleur involontaire,

Il rêve d’échafauds en fumant son houka.

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !

Picasso, La buveuse d'absinthe, 1902

L’ennui est la marque sur l’homme moderne, du péché originel : si l’homme est mélancolique, c’est parce qu’il se souvient de la chute*.

Le spleen, c’est l’angoisse face à cet Ennui, face au temps, à la solitude, à l’impossibilité à trouver un sens….

Baudelaire dans une lettre à sa mère de 1857, définit ainsi le spleen :

« Ce que je sens, c’est un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vrai, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désir, une impossibilité de trouver un amusement quelconque… Je me demande sans cesse à quoi bon ceci ? À quoi bon cela ? C’est là le véritable esprit de spleen… »

Enfin, le spleen c’est aussi le sentiment d’horreur d’être enfermé à l’intérieur de ce monde fini, matériel. Sorte de claustrophobie existentielle très visible dans Spleen IV. L’idéal et l’infini restent alors désespérément inatteignables.

Comment être poète dans un monde sans idéal? C’est la dissolution de l’idéal, qui plonge le poète dans un abîme d’ennui, qui est la conscience de l’infinie , de la mort au travail dans le tic tac de l’horloge, dans la chute de chaque seconde, et qui est désormais un gouffre dont aucun dieu ne peut nous sauver, qu’aucune promesse de résurrection ne peut vaincre.

Cette angoisse infinie, qui est à la fois l’effroi de l’abandon et le sentiment de l’absurde, Baudelaire le nomme d’un mot anglais : le spleen. Il s’agit d’un état proprement moderne, une passion du néant que jamais l’esprit n’avait souffert avec autant d’intensité, pour lequel il faut un mot moderne, emprunté à la langue du pays qui incarne alors le mieux le matérialisme de la modernité

Parce que ce spleen est encore la peste moderne qui nous vient d’Amérique, le règne de l’argent et le mépris de l’idéal nous « américanisent » (Baudelaire est l’un des premiers à employer ce verbe)

Dans les Fleurs du Mal, quatre poèmes successifs, intitulés « Spleen », sont consacrés à ce mal qui accable l’âme du poète (n° 75 à 78). Seul l’idéal peut nous sauver du spleen et l’esprit sans idéal est condamné au vertige du spleen. Tel un Don Quichotte désespéré, le poète est en « révolte » contre un monde qui ne veut plus de lui, qui se détourne de l’idéal, et le poète lui préfère le rêve :
Certes je sortirai quant à moi satisfait
D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve

Le reniement de saint Pierre

Odilon Redon, L'Araignée

L'idéal

L’Idéal, sans lequel l’homme tombe vertigineusement dans le gouffre du spleen, naît de l’imagination et du rêve.

L’Idéal c’est la capacité à sentir la Beauté et comprendre le monde invisible des choses spirituelles dont le monde visible n’est que le reflet. On retrouve ici la vision platonicienne et l’opposition au monde sensible/monde intelligible.

Baudelaire reprend les idées du philosophe grec Platon : (cf. le mythe de la caverne), les apparences du monde sensible, autrement dit la réalité qui nous entoure, ne seraient que le reflet, la pâle copie d’un monde invisible qui nous est inaccessible, une sorte d’au-delà idéal, où tout atteindrait sa perfection, sa parfaite essence : beauté, amour…

Plus globalement le terme idéal englobe chez Baudelaire tout ce qui est divin, parfait pur, par opposition au monde matériel corrompu par le mal, dévoré par l’Ennui.

Le terme d’Idéal désigne donc ce monde invisible, inaccessible certes, mais que le poète est parfois capable d’entrevoir, dans les méandres de sa mémoire, dans son imagination, dans un ailleurs exotique, dans une femme, dans un parfum, une chevelure…

Baudelaire redéfinit la poésie et pour lui « l’imagination seule contient la poésie » ; elle est « la reine des facultés ». Mais pour lui, l’imagination n’est pas instinctive, sauvage. Elle est une conscience, le travail de toutes les forces de l’esprit. Elle consiste à composer cet univers qui nous parvient comme incohérent, elle consiste à …ordonner la nature.

L’imagination ordonne la nature selon des règles, des liaisons que seul le poète est capable de voir. Il est un « traducteur », un « déchiffreur de l’universelle analogie ». Il est l’inventeur des métaphores mais les métaphores sont « exactes » ; elles rapprochent ce qui doit être rapproché, elles sont des révélations. Et ce sont les Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers »

Les correspondances

Les correspondances jouent sur deux plans :

a) Les correspondances horizontales (Synesthésie)

Analogie entre les sensations

C’est l’idée que le monde qui nous entoure, malgré son apparent désordre et son chaos, possèderait une profonde unité. Ces correspondances horizontales se traduisent concrètement chez Baudelaire par le mélange des sensations qui semblent se fondre, fusionner entre elles : « les parfums, les couleurs et les sons se répondent… » (cf. le poème Correspondances) ,Ce sont les synesthésies

Cela est possible parce qu’il y a correspondance du sensible au spirituel. Les correspondances révèlent le monde comme unité.

b) Les correspondances verticales

Pour Baudelaire, la réalité qui l’entoure est composée de « symboles » que seul le poète peut déchiffrer et qui lui permettent d’entrevoir le monde invisible et immatériel de l’Idéal. Il existerait ainsi une communication secrète entre le monde matériel visible et le monde invisible de L’idéal, ce sont les correspondances verticales. (en quelque sorte vers le monde intelligible) Voir les Fonctions de la poésie

Ce qui n’empêche pas Baudelaire d’être le poète de la modernité : « celui-là seul sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique ».

La poésie de Baudelaire ne se sépare jamais de l’expérience vécue. Il est avant tout un être de sensualité et la vie seule donne la sensation. S’il cherche un ailleurs, donc l’évasion ce n’est pas parce que la vie n’a pour lui aucune couleur, aucun son, c’est qu’elle le déçoit parce qu’il en espère énormément. C’est le monde de l’ici et maintenant qui le passionne, qui fait battre son coeur avec violence. Et c’est sans doute pour cela qu’il nous bouleverse encore. Les Fleurs du Mal sont avant tout le livre d’une confession, d’un coeur mis à nu. Et il le dit lui-même: « faut-il vous dire, à vous qui ne l’avait pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon coeur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? »

Podcast France inter : Baudelaire et Les Fleurs du Mal

Et…Un été avec Baudelaire

La poésie de Baudelaire ne se sépare jamais de l’expérience vécue. Il est avant tout un être de sensualité et la vie seule donne la sensation. S’il cherche un ailleurs, donc l’évasion ce n’est pas parce que la vie n’a pour lui aucune couleur, aucun son, c’est qu’elle le déçoit parce qu’il en espère énormément. C’est le monde de l’ici et maintenant qui le passionne, qui fait battre son coeur avec violence. Et c’est sans doute pour cela qu’il nous bouleverse encore. Les Fleurs du Mal sont avant tout le livre d’une confession, d’un coeur mis à nu. Et il le dit lui-même: « faut-il vous dire, à vous qui ne l’avait pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon coeur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? »

Podcast France inter : Baudelaire et Les Fleurs du Mal

Et…Un été avec Baudelaire

Qu'est-ce que l'acte poétique pour Baudelaire ?

Le poète et la poésie selon Baudelaire :

Les Fleurs du mal s’ouvre sur le poème Bénédiction : le poète y apparaît comme un élu qui vient au monde par « un décret des puissances suprêmes » . Le Poète accepte la souffrance comme « un divin remède à nos impuretés » et Dieu destine au poète une place de choix dans son paradis.

Le poète, c’est aussi celui qui « comprend sans effort/le langage des fleurs et des choses muettes », et donc aussi un initié capable de déchiffrer langage des choses et de le traduire au reste de l’humanité.

Mais il est aussi une victime de la cruauté humaine, un exilé comme dans l’albatros.

Prisonnier de la banalité, confiné dans la résignation universelle, le poète rêve d’un ailleurs impossible et étouffe dans le cachot qu’est ce monde.

Baudelaire, l'alchimiste

Baudelaire considère que c’est au poète d’apporter à la vie grandeur et beauté.

Symboliquement, l’alchimie consiste à rendre au monde matériel sa perfection perdu en y faisant resplendir la beauté et la spiritualité.

Au Moyen Âge on a accordée aux alchimistes le pouvoir de transformer les métaux vils comme le plomb, en or symbole de perfection que l’on croyait produit par le soleil.

Baudelaire veut lui aussi extraire la beauté du mal. Et le mal ici, c’est le péché et la souffrance. C’est pourquoi il écrit dans L’Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal (1861)

Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

On peut aussi prendre cette expression de façon plus littérale : la boue, c’est la boue de Paris, bien réelle, que le poète va transmuer en œuvre d’art.

En même temps Baudelaire se dit « le plus triste des alchimistes »

Dans Alchimie de la douleur, Baudelaire se plaint d’être inspiré par un « Hermès inconnu » qui lui fait faire exactement le contraire de ce que faisaient les alchimistes :

Par toi je change l’or en fer

Et le paradis en enfer

Alors, à quoi sert le poète ?

Dans le poème préliminaire « Au lecteur », il se donne comme fonction de donner à voir au lecteur, dans un sinistre miroir, l’horreur de la vie, le spleen et le mal que chacun porte en soi :

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère…

Baudelaire considère que la poésie «n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même »

Mais elle n’est pas pour autant un discours clos sur lui-même.

De plus, elle n’a rien à voir avec la morale ; le Vrai, le Beau et le Bien ne communiquent pas : chacun à son domaine et pour lui c’est une erreur de penser que le beau est en lien avec le bien.

Il utilise d’ailleurs plusieurs symboles pour définir la beauté :

Elle est un sphinx dans le poème La Beauté , monument de pierre, froid, qui dédaigne les hommes. C’est une beauté parfaite proche de l’idéal grec. Lointaine, cruelle…

Dans Hymne à la beauté, elle est à la fois ange et démon. Elle est personnifiée par une femme qui « gouverne tout », elle est au-dessus de la morale. La beauté est ici comme l’ivresse, une tentative pour échapper au spleen « Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe ? ». C’était un opium divin dans Les Phares, ici elle est à la fois divine et infernale.

Donc un objet considéré comme immoral peut-être beau. Comment ? Par l’alchimie du verbe, justement.

C’est donc le langage poétique qui conduit l’homme vers la perception du Beau.

Mais le beau est défini chez lui d’une façon radicalement neuve : le beau pour Baudelaire « est toujours bizarre », « C’est son immatriculation, sa caractéristique » in Curiosités esthétiques (1868) . Aussi, l’enseignement du beau est une hérésie, pour lui on ne peut pas l’enseigner et le bizarre est nécessaire au beau, s’intègre en lui. Cf la beauté atypique de Jeanne Duval

Pour lui, la seule réponse au Mal, c’est la Beauté. « Extraire la beauté du Mal », tel est l’objet de son travail poétique, d’où le titre oxymorique des Fleurs du Mal.

Et « C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. »

« C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau »

Pour lui, la poésie est le lieu où s’exprime « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre côté est l’éternel et l’immuable »

La fonction de la poésie sera donc de combler « l’aspiration humaine vers une beauté supérieure ». La poésie retrouve alors une fonction morale indirecte alors même qu’elle ne poursuit pas ce but.

Toutefois l’expérience esthétique, comme l’amour, ne permet pas, ou bien rarement, d’atteindre à l’idéal de perfection…et le spleen n’est pas nécessairement vaincu.

S’il est possible de sauver encore la poésie, alors il faudra chercher le vestige de la beauté dans la laideur du monde moderne. Et si le Mal est tout ce qui nous reste après la ruine de l’idéal et la chute des anges, alors c’est dans le Mal que le poète doit cueillir les fleurs nouvelles de la modernité. « Il faut être absolument moderne » écrira Rimbaud dans Une saison en enfer (1873 ). En choisissant, non de se détourner de la modernité, mais de l’approfondir au contraire pour trouver, au sein de sa laideur, une beauté nouvelle, et de l’or dans sa boue, le projet baudelairien devient unique et sans précédent

La Charogne, R.Gaudillière, 1965

Baudelaire et l’esthétique de la boue

LES FLEURS DU MAL

Le titre

Le titre est fondé sur un oxymore:

Fleurs : connote l’idée de beauté

Mal : idée de souffrance, de douleur, de pêché.

Mais la préposition « de » indique lien de dépendance entre ces deux termes : Les fleurs sortent du mal : les fleurs sont la beauté que l’on extrait du mal.

Structure du recueil

C’est la recherche de l’Idéal, qui seul permettra d’échapper au Spleen, car tout être porte en lui le désir de bonheur absolu. Mais c’est toujours l’angoisse qui gagne.

Et la structure même du recueil montre ce combat et son échec.

En effet, le recueil est formé de 6 parties :

  • Spleen et Idéal ;
  • Tableaux parisiens (section initialement absente) ;
  • Le Vin ;
  • Fleurs du Mal ;
  • Révolte ;
  • La Mort

    .

I. Idéal

« Bénédiction » ouvre le recueil, puis Baudelaire exprime l’art et l’amour.

a) Le cycle de l’art

De Bénédiction à Hymne à la Beauté.

Vision de la nature selon les correspondances, retour à un paradis qui est celui de l’homme avant la chute …

b) le cycle de l’amour

De Parfum exotique à Sonnet d’automne .

L’art se mêle à l’amour mais le salut du poète est plus assuré par l’art que par l’amour. Car l’amour ne peut vaincre la mort sans la force de l’art. C’est le thème d’Une Charogne : la beauté mourra et le poète gardera la forme et l’essence divines de ses amours décomposées…

Sur une route, le poète et sa belle découvre un cadavre de femme en putréfaction…

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

A cette horrible infection,

Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

Vous, mon ange et ma passion !

II. Spleen :

Etouffement humain, horreur d’être soi-même ; complaisance de l’homme envers son propre malheur, évasion impossible…

a) Tableaux parisiens

La ville est une vaste allégorie du malheur d’être homme :

Le poète va alors chercher des évasions véritables…

« Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie

N’a bougé : palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs ».

b) Le Vin

C’est la tentation des paradis artificiels, la volonté de retrouver « cette belle saison, ces heureuses journées, ces délicieuses minutes » qui disent parfois la possibilité du bonheur. Mais après l’ivresse et le songe, il y a le réveil…

C’est alors le cycle du vice. Le plus sombre du livre.

c) Les Fleurs du Mal

Plus de lumières mais seulement les ténèbres du Mal. La condition humaine apparaît sans voile.C’est par la révolte que le poète choisit de l’assumer.

d) Révolte

Blasphème, religion travestie, option pour Satan contre Dieu… Tels sont les thèmes de cette partie. Mais la révolte c’est l’exaspération du mal et non sa rémission. Où trouver alors le repos ? Dans la mort…

e) La Mort

La mort n’est plus ici symbole de notre malheur mais plutôt l’espoir de la vie.

La mort pour Baudelaire, c’est l’inconnu et c’est la seule terre vers laquelle le voyageur revenu de tous les voyages peut encore s’embarquer car il est du moins assurer qu’elle sera autre que les terres de son ennui. Ainsi écrit-il à la fin du poème Le Voyage qui clôt le recueil :

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! »

Les Fleurs du Mal expriment le conflit incessant entre l’Idéal et le Spleen. Il y a chez Baudelaire et il le dit lui-même , “…dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre”.

Journaux intimes (1887), Mon coeur mis à nu

La forme : Baudelaire se place du côté d’un certain classicisme formel. L’usage de l’alexandrin et du sonnet reste majoritaire chez lui.

Rimbaud reprochera à Baudelaire de n’avoir pas vu que “les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.”

V. BAUDELAIRE & L'IMAGE

VI. BAUDELAIRE & LES PARFUMS

VII. LECTURES LINEAIRES (Fleurs du Mal)

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D’un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d’un portique fabuleux
Dans l’or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,
Allonge l’illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l’âme au delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remord,
Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort !

Corrections des lectures linéaires

VIII. LECTURES LINEAIRES (complémentaires)

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !

Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies1 ;
Qui ne les eût à ce vêpre2 cueillies
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries
En peu de temps cherront toutes flétries
Et, comme fleurs, périront tout soudain.

Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame,
Las ! le temps, non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame3 ;

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle :
Pour ce aimez-moi, cependant qu’êtes belle4.

Pierre de Ronsard - Continuation des Amours

Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.

Corrections des lectures linéaires complémentaires.

IX. DOCS. COMPLEMENTAIRES

Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui. Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère. De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.

Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les oeuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L’artiste, tel

un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il oeuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté.

Mouawad e x p l i q u e d’abord le processus par lequel l e scarabée fabrique sa carapace à partir d’excréments…

Cet étrange procédé aboutit à produire du « beau »…

On retrouve évidemment ici le « j’ai pris ta boue et j’en ai fait de l’or » baudelairien mais aussi, ce qui se passe avec la plupart des textes de cette année : on part du mal pour aboutir à une oeuvre esthétique, souvent atemporelle, capable de résonner en chacun de nous.

On pensera aussi à Boileau qui conseille de toucher le coeur, l’émotion par la beauté du texte :

« Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux.

Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux :

D’un pinceau délicat l’artifice agréable

Du plus affreux objet fait un objet aimable ».

Rimbaud, Lettre à Paul Demeny

L’essentiel sur Rimbaud et la lettre du voyant

et lien avec Le Bateau ivre

L’œuvre poétique de Rimbaud a bouleversé la poésie. Pourtant, c’est une oeuvre écrite en cinq- six ans, (entre 15 et 20 ans) , puis il se tait à jamais. A 20 ans, il a déjà tout écrit… L’homme « aux semelles de vent » ( selon l’expression de Verlaine), ne cesse alors de voyager, et part faire fortune en Abyssinie. Paul Verlaine résume ainsi la vie de Rimbaud : « … il ne fit plus rien que de voyager terriblement et de mourir très jeune ».(37 ans)D’abord admirateur des Parnassiens et même des romantiques, il les rejettera ensuite, « écoeuré » par leur lyrisme. Il veut et va renouveler totalement la création poétique.

Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud expose son programme poétique : “Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens”. Ainsi, “il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues”.Si pour les romantiques le moi créateur est aussi le moi du poète, pour Rimbaud… « Je est un autre ». C’est à dire que pour lui, la création poétique n’a rien à faire avec l’expérience personnelle (sauf dans les poèmes de prime jeunesse comme Roman et encore). Le moi du poète est donc un autre moi, impersonnel. C’est pourquoi le poète doit « être voyant, se faire voyant »pour « arrive(r) à l’inconnu! ».Ce que cherche à atteindre Rimbaud, c’est donc cet inconnu. Et la poésie naitra de la torture infligée au moi conscient. C’est pourquoi le voyant devient « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit » et « le Suprême Savant! », « car il arrive à l’inconnu ». Et il y arrive par le langage.Il faut, dit Rimbaud « trouver une langue » qui résumera tout « parfums, couleurs, sons ».

Le poète est aussi un « voleur de feu » un Prométhée, et sa fonction est de donner à l’humanité « de nouvelles formes de langage » –, qu’il aura été chercher « là-bas » dans l’inconnu. C’est ça la poésie pour Rimbaud. L’écriture de Rimbaud est l’expérience des limites…

Arthur Rimbaud, Le bateau ivre

    1. 1.Rimbaud, Le Bateau ivre

Rimbaud, Le Bateau ivre, Poésies, 1871 ( Rimbaud a 17 ans)

Le Bateau ivre illustre parfaitement le projet rimbaldien.

Comme je descendais des Fleuves impassibles,

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,

Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.

Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,

Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,

Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,

Je courus ! Et les Péninsules démarrées

N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.

Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots

Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,

Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres,

L’eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,

Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,

Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes

Et les ressacs et les courants : je sais le soir,

L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,

Illuminant de longs figements violets,

Pareils à des acteurs de drames très antiques

Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

La circulation des sèves inouïes,

Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries

Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,

Sans songer que les pieds lumineux des Maries

Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides

Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux

D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides

Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses

Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !

Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,

Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !

Échouages hideux au fond des golfes bruns

Où les serpents géants dévorés des punaises

Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades

Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.

– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades

Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes

Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles

Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.

Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles

Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,

Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,

Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses

N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,

Planche folle, escorté des hippocampes noirs,

Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques

Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues

Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,

Fileur éternel des immobilités bleues,

Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :

– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,

Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.

Toute lune est atroce et tout soleil amer :

L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.

Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,

Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,

Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,

Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Le Bateau ivre illustre parfaitement le projet rimbaldien.

Les cinq premières strophes :

Elles racontent comment un d bateau rompt ses amarres : c’est le poète rompant avec les normes e la poésie, les conventions de la morale, l’idéologie dominante de la société. Il faut le lire comme un parallèle entre le récit d’un voyage maritime et d’un voyage en poésie. Voyage effectué par un adolescent.

Les expériences du bateau ce sont celles de Rimbaud.

Les « haleurs » du navire sont pour Rimbaud les traditions poétiques qu’il abandonne, les conventions qu’il lâche. Les liens se font par les métaphores.

Quant aux fleuves impassibles, ils sont l’équivalent de la société du XIX° que rejette Rimbaud qui la trouve stérile, figée, étouffante…

Le massacre des haleurs, c’est l’image de cette séparation avec le monde d’avant. Rimbaud le rebelle va, comme le navire « descendre » où il veut … peut-être…où en Enfer.. Après la séparation avec la société du XIX°/ fleuve paisible vient le temps de la liberté illustré par l’univers marin agité ce ,”tohu-bohu”.

Le bateau « fugue » comme le poète. Peu lui importe les dangers, seule compte l’euphorie de la liberté…

Les strophes 6 à 17

Elles évoquent les aventures maritimes étourdissantes de l’épave à la dérive : c’est le poète arrivant “à l’inconnu”. Le monde et la poésie ne font qu’un. Les sens sont surpuissants et s’emparent de tout. “J’ai vu » affirme la certitude de ses visions. “Je sais”. La vraie vie est “ailleurs”, dans la vérité absolue des délires de l’imaginaire, dans cet autre monde recréé par l’alchimie du verbe(du mot), monde de “neiges éblouies”, de “sèves inouïes”.

C’est par le langage que Rimbaud cherche à réinventer le monde. Toutes les ressources du langage poétique sont mises à contribution pour entraîner le lecteur dans cette fête des sens et lui donner l’impression du nouveau : jeux de sonorités, rythmes berceurs, couleurs crues, associations de mots inattendues, mots rares ou inventés, effets synesthésiques, métaphores insolites. Métaphores, visions se succèdent, s’entrechoquent et s’expriment à travers les sonorités, les hyperboles. La syntaxe réunit paysages, hommes, objets, bêtes.. . Le poète voyant – pour dire le monde, les visions- a besoin d’une nouvelle langue, qu’il invente. La fascination du poète pour l’aventure, fût-ce au prix du naufrage et de la mort. Car c’est bien de Rimbaud qu’il s’agit à travers le « bateau ivre ». C’est d’ailleurs ce qui lui arrivera…

Mais il y a danger a ainsi quitter l’ici pour l’ailleurs.

Les strophes 18 à 25:

Elles disent l’épuisement du poète et sa nostalgie du vieux monde : c’est le moment où, “affolé”, le “voyant” doit se résigner à “crever” (“dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables”, comme dit la lettre), abandonner ses visions avec la consolation de les avoir vues. Et l’on passe du poète-bateau au poète égaré, assourdi par les oiseaux “criards” .

Le désenchantement pousse à renier la révolte, à désirer le retour au sein de l’univers familier de la société stérile… L’aventure a mené au désespoir Il est temps de revenir à l’abri derrière les “anciens parapets”. L’euphorie, le sentiment de liberté, la jouissance que ressent le voyant s’effacent devant l’amertume. Il a vu oui- mais n’a rien conquis. C’est encore un échec. Désenchanté, le poète aspire au suicide.

Les dernières strophes réduisent le désir de mers lointaines à la petite mare de l’enfance. Nostalgie de ce temps que les mots n’ont pas permis de quitter malgré tout le pouvoir qu’on leur avait donné… Immense déception.

Et pourtant, pas question de rentrer au port. Le langage, les mots n’ont pas tenu leurs promesses. N’ont pas suffi à construire le monde du voyant Mais impossible pour lui de revenir en arrière : “Je ne puis plus”. Sa haine, son dégout du monde ancien est trop fort. Tout le dernier quatrain refuse ce monde ancien : traditions, honneurs “drapeaux et flammes”, héritages intellectuels, contraintes …

Mais même si les mots ne suffisent pas à changer le monde et la vie, même si l’on peut se perdre dans les mots comme on se noie dans l’océan, cette expérience est primordiale, essentielle et débouchera vers un nouvel ailleurs. Dans le poème, Rimbaud fait donc l’expérience de l’échec. Il le raconte, mais le dépasse. Il peut désormais prendre un nouveau départ. Et se faire voyant encore et plus.

Le poème, dans sa forme est très conventionnel. La versification aussi. Rien de révolutionnaire dans la forme. L’écriture n’est pas encore libérée comme elle le sera par la suite. Néanmoins, le jeune Rimbaud essaie, s’essaie à des métaphores, des bouleversements sémantiques et lexicaux, mais finit par s’y perdre. Le langage ne lui a pas apporté le miracle qu’il en attendait. Par contre cette conscience de l’échec de sa démarche débouchera sur le Rimbaud génial des Illuminations. Il lui faut aller ailleurs et plus loin. Mais même là,presque toutes ces Illuminations s’achèvent par l’irruption de la „réalité rugueuse à étreindre”.

Spleen de Paris, Petits poèmes en prose

Synthèse

X. PROLONGEMENT ARTISTIQUE : BAUDELAIRE & DELACROIX

Delacroix

Eugène Delacroix (1798-1863) est considéré comme le représentant majeur du romantisme.

Il renouvelle, avec les autres artistes de sa génération, les sujets de la peinture : il puise son inspiration dans des textes que le XIXe siècle redécouvre : La divine Comédie de Dante (La Barque de Dante et Virgile aux Enfers, Paolo et Francesca…), les tragédies de Shakespeare (Hamlet, Macbeth…), ainsi que les auteurs romantiques contemporains (Goethe, Byron, Walter Scott…).

Avec Delacroix, la peinture n’illustre plus seulement les grands épisodes de la Bible ou la légende des héros de l’Antiquité.

Son voyage au Maroc en 1832 sera une expérience visuelle déterminante dont témoignent les Femmes d’Alger dans leur appartement.

L’Orient, auquel l’époque prête tout ce qu’elle n’assume pas chez elle -barbarie, passion, sensualité débridée, est objet de fascination (orientalisme).

Delacroix, La Mort de Sardanapale

XI. Oeuvre cursive : F. PESSOA, Bureau de Tabac, 1905

Ce que nous sommes
Ne peut passer ni dans un mot ni dans un livre.
Notre âme infiniment se trouve loin de nous. […]
Nous sommes nos rêves de nous, des lueurs d’âme,
Chacun est pour autrui rêves d’autrui rêvés.