Rimbaud, Bateau ivre
Rimbaud, Le Bateau ivre, Poésies, 1871 ( Rimbaud a 17 ans)
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Le Bateau ivre illustre parfaitement le projet rimbaldien.
Les cinq premières strophes racontent comment un bateau rompt ses amarres : c’est le poète rompant avec les normes de la poésie, les conventions de la morale, l’idéologie dominante de la société. Il faut le lire comme un // entre le récit d’un voyage maritime et d’un voyage en poésie. Voyage effectué par un adolescent.
Les expériences du bateau ce sont celles de Rimbaud.
Les « haleurs » du navire sont pour Rimbaud les traditions poétiques qu’il abandonne, les conventions qu’il lâche. Les liens se font par les métaphores. Quant aux fleuves impassibles, ils sont l’équivalent de la société du XIX° que rejette Rimbaud qui la trouve stérile, figée, étouffante… Le massacre des haleurs, c’est l’image de cette séparation avec le monde d’avant. Rimbaud le rebelle va, comme le navire « descendre » où il veut … peut-être…où en Enfer.. Après la séparation avec la société du XIX°/ fleuve paisible vient le temps de la liberté illustré par l’univers marin agité ce ,”tohu-bohu”.
Le bateau « fugue » comme le poète. Peu lui importe les dangers, seule compte l’euphorie de la liberté…
Les strophes 6 à 17 évoquent les aventures maritimes étourdissantes de l’épave à la dérive : c’est le poète arrivant “à l’inconnu”. Le monde et la poésie ne font qu’un. Les sens sont surpuissants et s’emparent de tout. “J’ai vu affirme la certitude de ses visions. “Je sais”. La vraie vie est “ailleurs”, dans la vérité absolue des délires de l’imaginaire, dans cet autre monde recréé par l’alchimie du verbe(du mot), monde de “neiges éblouies”, de “sèves inouïes”. C’est par le langage que Rimbaud cherche à réinventer le monde. Toutes les ressources du langage poétique sont mises à contribution pour entraîner le lecteur dans cette fête des sens et lui donner l’impression du nouveau : jeux de sonorités, rythmes berceurs, couleurs crues, associations de mots inattendues, mots rares ou inventés, effets synesthésiques, métaphores insolites. Métaphores, visions se succèdent, s’entrechoquent et s’expriment à travers les sonorités, les hyperboles. La syntaxe réunit paysages, hommes, objets, bêtes.. . Le poète voyant – pour dire le monde, les visions- a besoin d’une nouvelle langue, qu’il invente. La fascination du poète pour l’aventure, fût-ce au prix du naufrage et de la mort. Car c’est bien de Rimbaud qu’il s’agit à travers le « bateau ivre ». C’est d’ailleurs ce qui lui arrivera…
Mais il y a danger a ainsi quitter l’ici pour l’ailleurs.
Enfin, les strophes 18 à 25 disent l’épuisement du poète et sa nostalgie du vieux monde : c’est le moment où, “affolé”, le “voyant” doit se résigner à “crever” (“dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables”, comme dit la lettre), abandonner ses visions avec la consolation de les avoir vues. Et l’on passe du poète-bateau au poète égaré, assourdi par les oiseaux “criards” .
Le désenchantement pousse à renier la révolte, à désirer le retour au sein de l’univers familier de la société stérile… L’aventure a mené au désespoir Il est temps de revenir à l’abri derrière les “anciens parapets”. L’euphorie, le sentiment de liberté, la jouissance que ressent le voyant s’effacent devant l’amertume. Il a vu oui- mais n’a rien conquis. C’est encore un échec. Désenchanté, le poète aspire au suicide.
Les dernières strophes réduisent le désir de mers lointaines à la petite mare de l’enfance. Nostalgie de ce temps que les mots n’ont pas permis de quitter malgré tout le pouvoir qu’on leur avait donné… Immense déception.
Et pourtant, pas question de rentrer au port. Le langage, les mots n’ont pas tenu leurs promesses. N’ont pas suffi à construire le monde du voyant Mais impossible pour lui de revenir en arrière : “Je ne puis plus”. Sa haine, son dégout du monde ancien est trop fort. Tout le dernier quatrain refuse ce monde ancien : traditions, honneurs “drapeaux et flammes”, héritages intellectuels, contraintes …
Mais même si les mots ne suffisent pas à changer le monde et la vie, même si l’on peut se perdre dans les mots comme on se noie dans l’océan, cette expérience est primordiale, essentielle et débouchera vers un nouvel ailleurs. Dans le poème, Rimbaud fait donc l’expérience de l’échec. Il le raconte, mais le dépasse. Il peut désormais prendre un nouveau départ. Et se faire voyant encore et plus.
Le poème, dans sa forme est très conventionnel. La versification aussi. Rien de révolutionnaire dans la forme. L’écriture n’est pas encore libérée comme elle le sera par la suite. Néanmoins, le jeune Rimbaud essaie, s’essaie à des métaphores, des bouleversements sémantiques et lexicaux, mais finit par s’y perdre. Le langage ne lui a pas apporté le miracle qu’il en attendait. Par contre cette conscience de l’échec de sa démarche débouchera sur le Rimbaud génial des Illuminations. Il lui faut aller ailleurs et plus loin. Mais même là,presque toutes ces Illuminations s’achèvent par l’irruption de la „réalité rugueuse à étreindre”.
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