Ce mythe illustre, de façon radicale, la question du rapport particulier qu’entretient l’artiste avec son œuvre. Il traite également de la question de l’amour dans sa forme absolue et dans sa dimension fondamentalement narcissique.
Pygmalion, roi et sculpteur de talent, célibataire détestant les femmes, sculpte dans l’ivoire une femme d’une extraordinaire beauté. Si belle qu’il tombe follement amoureux de cette statue née de ses mains. Alors, il souffre de ce que la statue reste insensible à ses caresses et à ses baisers; et il ne peut se résoudre à ce que son œuvre ne soit pas de chair. Se rendant aux grandes fêtes d’Aphrodite à Chypre, il prie la déesse de l’amour que son épouse ne soit autre que la femme d’ivoire. Aphrodite exauce le vœu de Pygmalion. De retour chez lui, frappé de stupeur, il éprouve une joie mêlée d’appréhension en constatant que la statue est devenue vivante. Il prend alors son amour dans ses bras. La femme est appelée Galatée. Pygmalion l’épouse et de cette union naquit une fille nommée Paphos, du nom du lieu où était célébré le culte d’Aphrodite
Ce mythe a inspiré de très nombreux auteurs et artistes, notamment au XVIIIe siècle.
Rodin réalisa en 1889 une œuvre en marbre intitulée « Pygmalion et Galatée ». Voltaire, Balzac, Cyrano de Bergerac l’ont repris également. Plus proche de nous, l’écrivain et dramaturge irlandais George-Bernard Shaw s’en est inspiré dans une pièce de 1913 dont fut tirée en 1956 la comédie musicale « My fair lady » de Lerner et Loewe.
Figure 1 Pygmalion et Galatée ; François Boucher, 1767
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Dans le mythe de Pygmalion, il y a passage du fantasme à la réalité. Pygmalion, au lieu d’en rester au plan de la métaphore prend l’expression « donner vie » au pied de la lettre.
L’étymologie de Galatée renvoie au grec : « gala, galaktos » qui signifie le lait (blancheur du lait). Or, Galatée a été sculptée en ivoire – « la vierge d’ivoire »- et l’ivoire se définit comme une matière « d’un blanc laiteux ».
Les artistes, de façon générale, entretiennent souvent des rapports complexes avec leurs œuvres. Parfois, à l’instar de Pygmalion, cela va jusqu’à ne pas pouvoir s’en séparer. Cela peut se traduire par exemple dans l’impossibilité pour un peintre ou un sculpteur de montrer ce qu’il a réalisé, de l’exposer au public, ou encore plus simplement de vendre ses objets, témoignant par là que l’auteur se trouve trop impliqué subjectivement dans son œuvre.
C’est précisément ce qui arrive à Frenhofer. Il consacre son existence à la réalisation d’une œuvre unique qu’il veut amener à la vie. Ainsi expose-t-il son travail : « Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petites années quand il s’agit de lutter avec la nature ? Nous ignorons le temps qu’employa le seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché ! »
La comparaison n’est pas fortuite : elle est filée tout au long de la nouvelle. Lorsque Porbus et Poussin expriment le désir de le voir, Frenhofer s’écrie, catégorique : « montrer ma créature, mon épouse ? déchirer le voile dont j’ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette femme. Elle est à moi, à moi seul. Elle m’aime. Ne m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? Elle a une âme, l’âme dont je l’ai douée. (…) [Veux-tu que] tout à coup je cesse d’être père, amant et Dieu ? »
Cette femme n’est pas une créature, c’est une création.
Frenhofer semble bien être parvenu à une forme de « bonheur » qui fait de lui un « Dieu ». Il a créé une femme dont il est aimé. Peu importe que l’amour qui l’unit à sa « création » ne vive qu’au fond de son cœur. Il a bel et bien réussi à s’abstraire du monde, en ceci qu’il n’en a plus besoin. La relation qu’il entretient avec son œuvre remplace toute relation avec autrui .
Frenhofer aspire à conquérir la « beauté céleste » en tant qu’archétype de la perfection. Le mythe du démoniaque est épisodique dans Le Chef-d’oeuvre , à travers l’aspect physique de Frenhofer et la nature de son projet mais il existe néanmoins.