Emission : Les grandes questions
- Le bonheur doit-il être le but de la vie ?
- Qu’est-ce que le bonheur ?
- Une vie heureuse est-elle une vie de plaisirs ?
- Le bonheur peut-il être durable ?
- Bonheur et souffrance ?
- Le bonheur, une marchandise comme les autres ?
- Le bonheur collectif existe-t-il ?
- Le but de la vie humaine, est-ce le bonheur ?
- Faut-il désirer pour être heureux ?
- Le désir, c’est quoi ?
- Peut-on désirer contre soi ?
- Ne peut-on être heureux qu’aux dépends des autres ?
- Faut-il être égoïste pour être heureux ?
- C’est quoi le bonheur ?
- Rechercher le bonheur est-ce le plus sûr moyen de se rendre malheureux ?
- Doit-on tout sacrifier au bonheur ?
- Est-il vrai que les gens heureux n’ont pas d’histoire ?
- Pour être heureux faut-il être insouciant ?
- Y-a-t-il une école pour apprendre à être heureux ?
LES GRANDES QUESTIONS
Voici une vidéo qui traite du bonheur. Parmi les invités, des philosophes : André Comte-Sponville, Vincent Cespedes, Frederic Lenoir…
Le bonheur doit-il être le but de la vie ?
- Pour Kant : c’est l’idéal de l’imagination et non de la raison (voir texte)
- La satisfaction de tous les désirs (ce n’est pas la satiété). D’ailleurs on ne désire que ce qu’on a pas. Si on avait tout, on ne désirerait plus rien…
- Ce n’est pas une joie constante (La félicité) (la joie est un passage, elle ne peut pas être constante)
- Nous avons une expérience du malheur plus forte que celle du bonheur. Le malheur c’est quand on sait que la joie ne viendra pas…ni tout à l’heure, ni plus tard.(parce qu’on vit qqchse de très douloureux)
- Le bonheur c’est le contraire du malheur : c’est quand la joie paraît immédiatement ou très bientôt possible. On est plus ou moins heureux. Et celui qui pense que le bonheur n’existe pas, c’est qu’il n’a jamais été vraiment malheureux.
- Bref ! Le bonheur, c’est quand on est pas malheureux. Donc, « Soyons heureux de ne pas être malheureux »
- Arditi : Pas d’obligation, d’injonction du bonheur. Chercher le bonheur c’est comme chiner un meuble précis dans un marché aux puces…On ne le trouvera jamais.
Qu’est-ce que le bonheur ?
Une vie heureuse est-elle une vie de plaisirs ?
Y a-t-il la possibilité d’un bonheur durable ?
Peut-on être heureux quand il y a de la souffrance autour de nous ?
Le bonheur n’est-il pas une marchandise comme les autres ?
ACS : Il y a des malheurs collectifs/ Pas de bonheur collectif car quand un malheur perso vous touche on ne peut plus partager un bonheur collectif.GM : Le bonheur public : Jefferson et la déclaration des E.Unis /Fin de l’esclavage avec Lincoln = bonheur collectif mais lui homme qui connaît malheur individuelConception ancienne de la cité. Mais la question du bonheur individuelL’injonction au bonheur est insupportable. Nous avons tous le droit de dire et d’être malheureux longtemps et souvent dans sa vie…
Le bonheur collectif existe-t-il ?
I. LE DESIR
Qu’est-ce que le désir ? Il paraît difficile de parler du bonheur sans parler au préalable du désir. Mais qu’est-ce que le désir ? Communément, c’est quelque chose que l’on a pas et que l’on veut! Un manque à combler, donc…En effet, il est rare que l’on désire ce que l’on a déjà. Le désir serait donc « la recherche d’un objet que l’on imagine ou que l’on sait être source de satisfaction ». Mais chacun sait que tout désir satisfait va se fixer sur un autre objet…Et ce, indéfiniment !
Francis Métivier, le désir
A.Spinoza et le désir
Philosophe Hollandais.
Sa pensée eut une influence considérable sur ses contemporains et nombre de penseurs postérieurs. Issu d’une famille juive portugaise ayant fui l’Inquisition, Spinoza devait devenir rabbin. Mais parce qu’il remettait en question les dogmes religieux, il fut excommunié. Son ouvrage principal : L’Ethique* prône une liberté joyeuse, libérée des illusions et des superstitions car les hommes ne peuvent être heureux et libres que s’ils « vivent sous la conduite de la raison ». Il se battra toute sa vie contre le fanatisme et les préjugés religieux.
“J’entends donc ici sous le nom de Désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions* de l’homme ; ils sont variables selon l’état variable d’un même homme, et souvent opposés les uns aux autres, au point que l’homme est entraîné en divers sens et ne sait où se tourner.”
Spinoza, Éthique, troisième partie, Définitions des sentiments.
Pour Spinoza, désirer, ce n’est plus seulement aimer ce qui nous manque, ce qui n’est pas, c’est au contraire aimer ce qui existe réellement et de manière effective. Pour lui, si en effet on se condamne à n’aimer que ce qui est absent, c’est parce qu’en réalité on est incapable d’apprendre à aimer ce qui est, ce qui existe réellement. C’est lorsqu’on a perdu la capacité à nous réjouir de ce qui est, ce qui existe, que l’on en vient à désirer ce qui n’est pas, à vivre dans la tension du manque et de l’absence
B. J.J Rousseau et le désir
Jean-Jacques ROUSSEAU
Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. (…) Vivre sans peine n’est pas un état d’homme ; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu, serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir* de désirer ; toute autre privation serait plus supportable.
Rousseau, la Nouvelle Héloïse (1761), Gallimard
Le tonneau des Danaïdes
Danaos fut contraint de marier ses cinquante filles aux cinquante fils de son frère Aegyptos, mais il ordonna à ses filles de poignarder leurs cousins pendant la nuit de noces (toutes obéirent sauf Hypermnestre). En punition les Danaïdes furent envoyées aux Enfers et condamnées à remplir éternellement d’eau une jarre percée. L’expression désigne donc l’accomplissement d’un châtiment, d’une peine, d’une tâche absurde et sans fin. John Waterhouse, Le Tonneau des Danaïdes, 1903
II. LE BONHEUR
A. Tentative de définition
Etymologiquement, bonheur* fait référence à « la chance, au hasard. » vient de l’expression « bon eür ». « Eür » est issu du latin augurium qui signifie « chance », c’est l’appui des dieux.
Le bonheur est défini comme un état durable de satisfaction de tous les désirs. Est heureux celui qui ne souffre plus d’aucun manque ou frustration (désir insatisfait), ni d’aucune angoisse (peur qu’un désir se trouve insatisfait). (Voir la doctrine épicurienne du bonheur, selon laquelle le bonheur est un état de “plénitude”, où ne subsiste aucun trouble de l’âme ni du corps.)
Mais le bonheur est difficile à définir dans la mesure où il est une affaire individuelle voici ce qu’en dit le philosophe Blaise Pascal : « Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre » Blaise Pascal, Pensées.
B. L’aspiration de l’homme, est-ce d’être heureux ?
Le philosophe Robert Misrahi tente de répondre à cette délicate question…
C. Le bonheur est-il la satisfaction de tous les désirs ?
Platon philosophe grec né à Athènes (428-427 av. J.-C. à 348-347 av. J.-C1) contemporain de la démocratie athénienne
Platon, disciple de Socrate, se détourne de sa carrière politique à la mort de son maitre. Pour lui, le monde sensible est faux et laid. Seul le monde intelligible, celui des Idées, mérite notre attention. Platon dans le Gorgias utilise le dialogue, comme dans la plupart de ses œuvres.
Dans ce dialogue extrait du Gorgias, Platon fait dialoguer Calliclès et Socrate qui s’opposent sur la conception du bonheur… C’est évidemment le point de vue de Socrate que défend Platon.
CALLICLÈS – si on veut vivre comme il faut, il faut laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, au lieu de les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir, elles et tous les désirs qui les accompagnent. Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée de tout le monde. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que l’intempérance est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclave les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause de leur propre lâcheté. Car pour ceux qui ont hérité du pouvoir ou qui sont dans la capacité de s’en emparer (…), pour ces hommes-là, qu’est-ce qui serait plus mauvais que la tempérance ? ce sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne n’y fasse obstacle (…) La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : si la vie facile, l’intempérance, et la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font l’excellence et le bonheur. Tout le reste, ce ne sont que de belles idées, des conventions faites par les hommes et contraires à la nature, rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien.
SOCRATE— Ce n’est pas sans noblesse, Calliclès, que tu as exposé ton point de vue, tu as parlé franchement. Toi, en effet, tu as exposé clairement ce que les autres pensent mais ne veulent pas dire. Je te demande donc de ne céder à rien, en aucun cas ! Comme cela, le genre de vie qu’on doit avoir paraîtra tout à fait évident. Alors expliques-moi : tu dis que, si l’on veut vivre tel qu’on est, il ne faut pas réprimer ses passions, aussi grandes soient-telles, mais se tenir prêt à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que consiste [le bonheur et] l’excellence ?
CALLICLÈS- Oui, je l’affirme !
SOCRATE- On a donc tort de dire que ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux.
CALLICLÈS- Oui, car, à ce compte, les pierres et les cadavres seraient très heureux.
SOCRATE -Mais, tout de même, la vie dont tu parles, c’est une vie terrible !
(…) D’ailleurs, un sage fait remarquer que, de tous les êtres qui habitent l’Hadès, le monde des morts, -là il veut parler du monde invisible- les plus malheureux seraient ceux qui, n’ayant pu être initiés, devraient à l’aide d’une écumoire apporter de l’eau dans une passoire percée. Avec cette écumoire, toujours d’après ce que disait l’homme qui m’a raconté tout cela, c’est l’âme que ce sage voulait désigner. Oui, il comparait l’âme de ces hommes à une écumoire, l’âme des êtres irréfléchis est donc comme une passoire, incapable de rien retenir à cause de son absence de foi et de sa capacité d’oubli.
Ce que je viens de te dire est, sans doute, assez étrange; mais, pourtant, cela montre bien ce que je cherche à te faire comprendre. Je veux te convaincre, pour autant que j’en sois capable, de changer d’avis et de choisir, au lieu d’une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d’ordre, qui est contente de ce qu’elle a et qui s’en satisfait.
Platon, Gorgias
Emmanuel Kant (1724-1804)
Philosophe allemand, il pose le devoir comme bien suprême. Il est le penseur de l’universel. D’où sa célèbre maxime : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre jamais simplement comme un moyen mais toujours en même temps comme une fin »,ou encore « agis de telle sorte que la maxime de tout action puisse être érigée en loi universelle de la nature ».
Pour lui, le bonheur n’est donc pas le bien suprême, tout au plus est-il préférable d’être heureux pour mieux accomplir son devoir.
“[…] le malheur est que le concept* du bonheur soit un concept tellement indéterminé’ que, même si tout homme désire d’être heureux, nul ne peut jamais dire pourtant avec précision et en restant cohérent avec soi-même ce que vraiment il souhaite et veut. […]
[…] S’il veut la richesse, combien de soucis, quelle envie et que d’embûches ne risque-t-il pas d’attirer ainsi sur sa tête! S’il veut beaucoup de connaissances et de discernement, peut-être cela ne pourra-t-il que se transformer en un regard d’autant plus aiguisé pour lui montrer d’une façon seulement d’autant plus effrayante les maux qui jusqu’ici restent encore dissimulés à ses yeux et qui ne sauraient pourtant être évités, à moins que cela ne fasse que charger d’encore plus de besoins ses désirs, qu’il a déjà bien assez de difficulté à satisfaire. S’il veut une longue vie, qui va lui soutenir que ce ne serait pas là une longue misère ? S’il veut du moins la santé, combien de fois les ennuis physiques l’ont-ils préservé d’excès où l’aurait fait tomber une pleine santé, etc. Bref, il est incapable de déterminer selon un principe’ avec une complète certitude ce qui le rendrait vraiment heureux, — car pour cela l’omniscience serait indispensable. […J le bonheur est un idéal, non pas de la raison*, mais de l’imagination”.
Emmanuel KANT, Métaphysique des moeurs, t. I, Fondation (1785)
1. Idée indéterminée du bonheur
Tous nous souhaitons être heureux MAIS nul ne sait vraiment ce qu’il veut.
2. Si désir de richesse : soucis et embûches
3. Si désir de connaissances : risque d’aboutir à une acuité du regard qui rendra la vie plus difficile. Ou à connaitre plus de choses…vouloir plus de choses et donc être plus malheureux.
4 Si désire de longue vie :il ne peut pas savoir la qualité de cette vie et ce sera peut être une « longue misère »
5 Si désire la santé : risque de ne pas se préserver et donc de tomber bien plus malade.
6. L’homme est incapable de déterminer ce qui le rendrait vraiment heureux parce qu’il n’est pas omniscient, qu’il ne connait pas toutes les conséquences de ses choix.
7. Le bonheur = idéal de l’imagination mais pas de la raison Donc on cherche sans trouver puisqu’on ne sait pas très bien ce qu’on cherche et que le chemin du bonheur peut être semé d’embûches que nous n’avions pas prévues.
(Idéal c’est ce vers quoi l’on tend)
Arthur Schopenhauer
Né à Dantzig en 1788, Arthur Schopenhauer a déjà achevé à 30 ans son oeuvre majeure: Le Monde comme volonté et comme représentation (1818-1819). Son succès sera aussi éclatant que tardif. Il meurt à Francfort en 1860, laissant son caniche pour seul héritier.
Texte 1 – Schopenhauer
«J ‘ai reconnu mon bonheur au bruit qu’il a fait en partant »…
« Nous ressentons la douleur, mais non l’absence de douleur ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir, comme nous ressentons la faim et la soif ; mais aussitôt que le désir est rempli, il devient comme les aliments dont la saveur disparaît dès qu’on les avale. Nous remarquons douloureusement l’absence des joies et des plaisirs, et nous les regrettons aussitôt ; au contraire, la disparition de la douleur, alors même que nous l’avons ressentie pendant longtemps, n’est pas véritablement ressentie ; nous y pensons à la rigueur parce que nous décidons d’y penser (…). Seules, en effet, la douleur et la privation peuvent produire une impression active, et par là se dénoncer elles-mêmes. Le bien-être, au contraire, ne se manifeste que par son absence. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus (…). Que notre vie était heureuse, nous ne nous en apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. »
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1859)
Texte 2 – Schopenhauer
“La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence* rien que de négatif, en elle, rien de positif. Il n’y a pas de satisfaction qui d’elle-même et comme de son propre mouvement vienne à nous ; il faut qu’elle soit la satisfaction d’un désir. Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir et par conséquent la jouissance aussi. Donc la satisfaction, le contentement ne sauraient être qu’une délivrance à l’égard d’une douleur, d’un besoin ; sous ce nom, il ne faut pas entendre en effet seulement la souffrance effective, visible, mais toute espèce de désir qui, par son importunité,trouble notre repos, et même cet ennui qui tue, qui nous fait de l’existence un fardeau. Or c’est une entreprise difficile d’obtenir, de conquérir un bien quelconque ; pas d’objet qui ne soit séparé de nous par des difficultés, des travaux sans fin ; sur la route, à chaque pas, surgissentdes obstacles. Et la conquête une fois faite, l’objet atteint, qu’a-t-on gagné ? Rien assurément, que de s’être délivré de quelque souffrance, de quelque désir, d’être revenu à l’état où l’on se trouvait avant l’apparition de ce désir. Le fait immédiat pour nous, c’est le besoin tout seul c’est-à-dire la douleur. Pour la satisfaction et la jouissance, nous ne pouvons les connaître qu’indirectement ; il nous faut faire appel au souvenir de la souffrance, de la privation passée,qu’elles ont chassées tout d’abord. Voilà pourquoi les biens, les avantages qui sont actuellement en notre possession, nous n’en avons pas une vraie conscience, nous ne les apprécions pas ; il nous semble qu’il n’en pouvait être autrement ; et, en effet, tout le bonheur qu’ils nous donnent, c’est d’écarter de nous certaines souffrances. Il faut les perdre pour en sentir le prix ; le manque, la privation, la douleur, voilà la chose positive, et qui sans intermédiaire s’offre à nous.
Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation (Livre IV, §58)
Quiz Schopenhauer
Interview fictive pour le nouvel Obs !
La méthode Schopenhauer (article du nouvel Obs)
Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir paisiblement envisager la vie humaine, la sienne en particulier, comme «une perturbation inutilement pénible dans le bienheureux repos du néant».
Il est très facile d’être extrêmement malheureux au cours d’une vie. Il est tout à fait impossible, en revanche, d’être très heureux, soulignait Schopenhauer. Même le plus favorisé des hommes a nécessairement des proches qu’il verra mourir un jour. Ou un chien, à défaut. Ou une maîtresse qui le quittera…. Nul n’échappe jamais tout à fait à l’infinie douleur que contient chaque parcelle d’un monde aussi diaboliquement agencé. Il est donc puéril de croire que nous sommes là pour conquérir le bonheur. Tout au plus peut-on tenter de s’organiser militairement contre la souffrance. Ou, en langage schopenhauérien : la seule définition possible d’une vie heureuse serait une existence qui, après mûre et froide réflexion, pourrait être tenue pour préférable au fait de ne pas avoir existé. C’est peu, on en conviendra. C’est même la plus triste figure du bonheur qui se puisse concevoir, diront certains. C’est déjà bien, au dire de Schopenhauer
L’inconvénient d’exister
Pour élaborer ce genre de vues réjouissantes, le génie de Francfort s’est beaucoup inspiré, on le sait, de la pensée bouddhiste, la vraie, non pas celle édulcorée par de récents disciples médiatiques.
Schopenhauer savait que l’atteinte du nirvana, cet état de quiétude parfaite visé par la tradition hindoue, exige avant tout l’extinction du désir, source perpétuelle d’espoirs trompés et de souffrances inexprimables. Il ne serait pas faux non plus d’envisager ses vues comme une longue méditation de l’Ecclésiaste: «Tout est vanité.» Tant que dure la vie humaine, en effet, la quête du bonheur se fixe sur certaines images communes, souvent héritées de l’enfance, de vrais lutins qui nous harcèlent et qui sitôt atteints s’évanouissent, ne tenant rien de ce qu’ils promettaient. Le mieux que l’on puisse souhaiter est donc de parvenir au stade où l’on comprend que toutes les noix sont creuses, aussi dorées qu’elles puissent sembler. «Quiconque, s’étant pénétré des enseignements de ma philosophie, sait que toute notre existence est une chose qui devrait plutôt ne pas être, et que la suprême sagesse consiste à la nier et à la repousser.»
Dans un monde où c’est la médiocrité qui gouverne et la sottise qui parle haut, chacun doit se barricader en soi pour se garder du pire. On n’est pas loin ici de la «citadelle intérieure» préconisée par la sagesse stoïcienne. Cette forteresse-là, avertit Schopenhauer, doit avoir les bases les plus étroites possible. Plus on cultive d’affections diverses, plus on prend d’intérêt aux affaires extérieures, plus on s’expose. Le bonheur passe par l’autosuffisance. Un état qui a moins à voir avec l’égoïsme bourgeois qu’avec le retranchement bienheureux de l’artiste, du penseur, ou de tout grand caractère capable de tirer toute sa joie de son fonds propre. Seul le gisement des jouissances spirituelles est inépuisable.
Malheur en revanche à ceux qui doivent sans relâche s’aventurer hors de leurs gonds pour tuer l’ennui – soit les cinq sixièmes de l’humanité à ses dires. Les plaisirs sensuels sont les seuls qu’ils puissent réellement entendre. On en a vu pour qui «les huîtres et le champagne constituent le summum de l’existence», note comiquement le misanthrope. Contraints de cultiver toutes sortes de dadas plus ou moins ineptes, les hommes peuvent aussi choisir de se noyer dans le travail, les mondanités, les soucis domestiques ou les sous-vêtements féminins. Seulement voilà, dès que l’on sort de soi-même, il n’y a que des coups à prendre et de mauvaises rencontres à faire. Même les réunions amicales sont à limiter, tant elles supposent de lâches compromis pour se rendre compatible, ou simplement supportable. «Qui n’aime pas la solitude n’aime pas la liberté, car on est libre qu’en étant seul.»
Pour Schopenhauer, le bonheur est précisément ce dont nous ne pouvons jamais jouir, parce qu’il repose sur un état de satisfaction des désirs ; or un désir satisfait disparaît. Par conséquent, pour Schopenhauer, le bonheur est par définition un état dans lequel nous ne sommes pas encore (c’est l’état que l’on rêve et dans lequel un désir qui se révèle actuellement à nous en tant que manque sera satisfait), ou dans lequel nous ne sommes plus (l’état que l’on se remémore et dans lequel un désir qui est actuellement frustré se trouvait satisfait.)
Nous ne prenons conscience d’un désir que lorsqu’il est frustré, lorsque son objet manque : il va donc de soi que nous sommes incapables de jouir de ceux de nos désirs qui sont satisfaits. Nous ne prenons conscience de cette satisfaction que lorsqu’elle a cessé (nostalgie), ou lorsqu’elle n’est pas encore réalisée (attente).
C’est le paradoxe du désir :Tant que le désir est insatisfait, j’en suis conscient, j’en souffre, l’absence de l’objet cause un sentiment de frustration. Mais dès qu’il est satisfait, le désir disparaît. Par conséquent, il ne peut y avoir de plaisir que dans le bref instant où la sensation de manque disparait, ou la frustration est en train de disparaître ; mais dès que la satisfaction est effectuée, je ne peux plus jouir de la satisfaction de mes désirs, puisque je ne suis même plus conscient de désirer quelque chose. On pourrait donc dire du désir qu’il vise un état de satisfaction qui, en lui-même, ne cause aucun plaisir. Car il ne peut y avoir plaisir que là où il y a désir : et un désir satisfait… disparaît.
De la logique paradoxale du désir découle, selon Schopenhauer, que le bonheur est absolument inaccessible à l’homme. Non pas parce que ses désirs seraient impossibles à satisfaire ; mais parce que l’homme ne prend conscience de ses désirs que lorsqu’ils ne sont pas satisfaits. Si le bonheur est l’état de satisfaction de tous les désirs, il est par excellence l’état dont on ne se rend pas compte ! Bref : le bonheur est par nature ce qui n’est plus, ou pas encore.
C’est le paradoxe du désir :Tant que le désir est insatisfait, j’en suis conscient, j’en souffre, l’absence de l’objet cause un sentiment de frustration. Mais dès qu’il est satisfait, le désir disparaît. Par conséquent, il ne peut y avoir de plaisir que dans le bref instant où la sensation de manque disparait, ou la frustration est en train de disparaître ; mais dès que la satisfaction est effectuée, je ne peux plus jouir de la satisfaction de mes désirs, puisque je ne suis même plus conscient de désirer quelque chose. On pourrait donc dire du désir qu’il vise un état de satisfaction qui, en lui-même, ne cause aucun plaisir. Car il ne peut y avoir plaisir que là où il y a désir : et un désir satisfait… disparaît.
Sigmund FREUD (1856 – 1939 )
Sigmund Freud est un médecin neurologue *juif autrichien, pionnier de la psychanalyse. Avec Aristote et Descartes, l’homme était un être de raison, mais avec ses théories sur l’inconscient, Freud montre que l’homme «n’est pas maitre en sa propre maison». Cette découverte aura un retentissement dans de nombreux domaines de pensée.
Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine des besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe de plaisir* n’engendre qu’un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l’état en lui-même ne nous en procure que très peu. Ainsi nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Or, il nous est beaucoup moins difficile de faire l’expérience du malheur. La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième menace enfin provient de nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que tout autre ; nous sommes enclins à la considérer comme un accessoire en quelque sorte superflu, bien qu’elle n’appartienne pas moins à notre sort et soit aussi inévitable que celle dont l’origine est autre.
Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture (1930)
L’inconscient freudien
Il y a en moi, dit J.Lacan « un chapitre censuré de mon histoire ». ce qui revient à dire que j’ignore une partie de ce qui me fait agir. Pour la psychanalyse, il existe un inconscient* qui influence, à notre insu, nos pensées conscientes et nos actes. Le « moi » ne peut alors se comprendre lui-même et selon l’expression de Freud, il « (le moi) n’est pas maître dans sa propre maison ».
À partir de 1923, (deuxième topique) Freud définit trois instances qui régissent nos comportements .
Le « ça »(L’inconscient) “C’est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. [Lieu de] Chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Le ça ne connaît et ne supporte pas la contradiction. On y trouve aucun signe d’écoulement du temps” S. Freud Il s’agit donc de ce qu’on appelle communément l’inconscient (il ne faut pas confondre avec l’inconscience).
Nous ignorons ce qui se passe dans notre inconscient. C’est l’espace du « refoulé ». C’est à lui que nous devons nos lapsus, nos rêves , nos actes manqués, nos phobies… Freud considère le rêve comme la manifestation de cet inconscient qui nous envoie des informations sous des formes déguisées et qu’il faut interpréter. On peut « sublimer » ces pulsions venues de l’inconscient notamment par la création artistique.
Le Surmoi correspond aux interdits sociaux, parentaux … Aux tabous… Bref ! A tout ce qui n’est pas socialement correct en fonction de l’éducation qu’on a reçue et de la société dans laquelle on vit.
Le moi :
Le moi correspond au conscient.
“Le moi a pour mission d’être le représentant de ce monde aux yeux du ça et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, le moi, sans le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions instinctuelles, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui. Le moi détrône le principe de plaisir, qui, dans le ça, domine de la façon la plus absolue. Il l’a remplacé par le principe de réalité plus propre à assurer sécurité et réussite.” S. Freud
Le moi assure la stabilité du sujet, en l’empêchant au quotidien de libérer ses pulsions.
III. Le bonheur : un art de ne pas souffrir ?
1. Horace et le carpe diem
Le vrai sens du carpe diem
Ne cherche pas – savoir est interdit – pour moi, pour toi, quelle fin les dieux ont ordonnée, Leuconoé, ni ne te risque aux calculs babyloniens. Mieux vaut prendre les choses comme elles viendront. Que Jupiter t’ait accordé de plus nombreux hivers ou que celui-ci soit le dernier, qui épuise à l’assaut de ces rochers usés la merTyrrhénienne, avec sagesse, filtre ton vin, taille à la mesure de l’instant la durée de ton espérance. Nous parlons et voici jaloux le temps a fui. Cueille chaque jour, ne fais pas crédit à demain.
Horace, Odes I,1
2. L’EPICURISME
EPICURE
( 341 av. JC – 270 av JC)
A partir de – 310 : Epicure commence à enseigner sa propre doctrine philosophique, d’abord à Mytilène puis à Lampsaque. Puis il retourne à Athènes et fonde son Ecole, le Jardin. Le Jardin, est une enclave retirée de la cité où il avait installé sa communauté en 306 avJ.C. Epicure lui-même professe et pratique un hédonisme* ascétique*. Sa nourriture se limite à un peu de pain et d’eau, tout juste «un petit pot de fromage» pour faire «bombance». On est loin de l’image des «pourceaux» d’Epicure présentés par les détracteurs comme des oisifs aux appétits gargantuesques ! Dans la Lettre à Ménécée , Epicure fait du plaisir «le souverain bien», Mais, il reconnaît d’emblée que ce ne sont pas les «beuveries continuelles» qui rendent la vie heureuse, ni les «plaisirs des débauchés, ni ceux qui consistent dans les jouissances matérielles». Mais au contraire «une raison vigilante qui cherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter». Pour celui que ses ennemis accusèrent de n avoir pas quitté sa litière par flemme quand il demeurait torturé par une dysenterie, le plus grand plaisir réside dans l’absence de troubles de l’âme et du corps: l’ataraxie, cette quiétude souveraine visée par toutes les morales antiques.
Le bonheur selon Epicure
Epicure construit un système plaçant au-dessus de tout l’art de ne pas souffrir. Ici, il n’est pas question de jugement moral. L’épicurisme ne condamne pas. Chacun est libre de s’autoriser à l’occasion quelques extras. Mais certains plaisirs, on le sait, se paient de beaucoup de chagrins. Dès lors, un précautionneux calcul des peines et des plaisirs s’impose.
Il y a 4 principales causes du trouble de l’âme, : la crainte des dieux, la crainte de la mort, la crainte de la douleur, l’excès (les désirs illimités) Mais il existe aussi des remèdes, c’est le tétrapharmakon
Ne pas craindre les dieux, qui vivent dans des mondes séparés du nôtre, et ne s’occupent pas des affaires des hommes. Pour Epicure, il n’existe que les atomes et le vide. Et tous les êtres ne sont que des composés d’atomes. Et c’est le hasard qui ordonne le monde et non une finalité ou une Instance supérieure. Quant aux dieux, ils sont la plus parfaite combinaison d’atomes. (Mais ils sont néanmoins immortels et bienheureux. Ce qui peut paraitre paradoxal.)
Ne pas craindre la douleur : par notre volonté, on peut la limiter ; si elle est trop forte, on peut l’endurer ou bien on en meurt, mais il faut à tout prix tâcher de l’éviter.
Ne pas vivre dans l’excès : le bonheur terrestre est possible ; les sens permettent de l’atteindre mais l’excès devient un mal. Il faut donc vivre dans la simplicité, dans la tempérance (c’est l’adage : « Nihil nimis » : rien de trop )
Il faut donc nous libérer des innombrables faux besoins. Tout désir n’est pas à satisfaire. Pour le sage du Jardin, ils sont de trois sortes:
Pourquoi ne faut-il pas redouter la mort ?
Pour Épicure, la mort n’est rien puisqu’il ne peut y avoir quelque chose que si nous pouvons être conscients de ce quelque chose. En avoir la sensation. Et puisque le monde est fait d’atomes et que la mort c’est la désunion des atomes qui se dispersent, il n’est alors plus de conscience. La mort n’est rien puisqu’il n’y a plus rien pour saisir quelque chose ! Il est donc inutile de craindre la mort. Et il faut se concentrer sur le présent de la vie.
Epicure, Texte 1
Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que parmi les premiers il y en a qui sont nécessaires et d’autres qui sont naturels, seulement. Parmi les nécessaires il y en a qui le sont pour le bonheur, d’autres pour la tranquillité continue du corps, d’autres enfin pour la vie même. Une théorie non erronée de ces désirs sait en effet rapporter toute préférence et toute aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l’âme, puisque c’est la perfection même de la vie heureuse. Car tous les actes visent à écarter de nous la souffrance et la peur. Lorsqu’une fois nous y sommes parvenus, la tempête de l’âme s’apaise, l’être vivant n’ayant plus besoin de s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni de chercher autre chose pour parfaire le bien de l’âme et celui du corps. C’est alors en effet que nous éprouvons le besoin du plaisir quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; mais quand nous ne souffrons pas, nous n’éprouvons plus le besoin du plaisir. Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. C’est lui en effet que nous avons reconnu comme bien principal et conforme à notre nature, c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter, et c’est à lui que nous avons finalement recours lorsque nous nous servons de la sensation comme d’une règle pour apprécier tout bien qui s’offre.
Epicure, Lettre à Ménécée
Epicure, texte 2
Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité.(…) Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n’estime pas non plus qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on vent recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un.
Emission sur Epicure et l’épicurisme…
3. Le stoïcisme
EPICTETE (50-130)
Une vie de nouba perpétuelle contre une existence de fakir masochiste… Voilà, à peu de choses près, la caricature qui colle à la peau des deux plus grandes écoles rivales de la pensée grecque, apparues à Athènes(…). Epicurisme contre stoïcisme, philosophie du plaisir contre philosophie de la vertu. partant de principes si opposés, le sage épicurien ne menait pas une vie si éloignée de celle de l’austère stoïcien. (source Nouvel Observateur)
Stoïcien (philosophes du Portique, le stoa) Pour les stoïciens, le sage est celui qui met en conformité ses actions avec l’ordre de la nature. Le stoïcisme vise lui aussi l’ataraxie mais par la vertu et la raison.
A partir de – 310 : Epicure commence à enseigner sa propre doctrine philosophique, d’abord à Mytilène puis à Lampsaque. Puis il retourne à Athènes et fonde son Ecole, le Jardin.
Au Jardin, cette enclave retirée de la cité où il avait installé sa communauté en 306 avant Jésus-Christ, Epicure lui-même professe et pratique un hédonisme[1] ascétique. Sa nourriture se limite à un peu de pain et d’eau, tout juste «un petit pot de fromage» pour faire «bombance». Et quand il ne se consacre pas à ses cours, il écrit. On est loin de l’image des «pourceaux» bâfreurs et oisifs décrits par les détracteurs du mouvement. Alors qu’en est- il du bonheur divin promis par le maître du plaisir? Une publicité mensongère?
Quand, dans la «Lettre à Ménécée», Epicure fait du plaisir «le souverain bien», il reconnaît d’emblée que ce ne sont pas les «beuveries continuelles» qui rendent la vie heureuse, ni les «plaisirs des débauchés, ni ceux qui consistent dans les jouissances matérielles». Mais au contraire «une raison vigilante qui cherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter». Pour celui que ses ennemis accusèrent de n avoir pas quitté sa litière par flemme quand il demeurait torturé par une dysenterie, le plus grand plaisir réside dans l’absence de troubles de l’âme et du corps: l’ataraxie, cette quiétude souveraine visée par toutes les morales antiques.
Texte 1 Epictète
Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos oeuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos oeuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves*, facilement empêchées, propres à autrui. Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l’entrave, l’affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes ;mais si tu prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni ne t’empêchera, tu n’adresseras à personne accusation ni reproche, ni ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi ; car tu ne souffriras aucun dommage. Toi donc qui poursuis de si grands biens, rappelle-toi qu’il faut, pour les saisir, te remuer sans compter, renoncer complètement à certaines choses, et en différer d’autres pour le moment. Si, à ces biens, tu veux joindre la puissance et la richesse, tu risques d’abord de manquer même celles-ci, pour avoir poursuivi ceux-là, et de toute façon tu manqueras assurément les biens qui seuls procurent liberté et bonheur. Aussi, à propos de toute idée pénible, prends soin de dire aussitôt : « Tu es une idée, et non pas exactement ce que tu représentes. » Ensuite, examine-la, éprouve-la, examine-la selon les règles que tu possèdes, et surtout selon la première, à savoir : concerne-t-elle les choses qui dépendent de nous ou celles qui ne dépendent pas de nous ? Et si elle concerne l’une des choses qui ne dépendent pas de nous, que la réponse soit prête : « Voilà qui n’est rien pour moi. »
Épictète, Manuel I
Presque…tout savoir sur le stoïcisme grâce à Roger Paul Roux…
Roger Pol Roux- Article le Point | 05/08/2010
Selon eux, rien n’entame le bonheur du sage. Maladie, pauvreté, exil, prison… pas un malheur ne l’affecte. Mais de quel bonheur s’agit-il au juste ? Et quelle leçon en tirer aujourd’hui ? Le taureau de Phalaris. Un tyran, un supplice et un paradoxe ouvrent le chemin. Le tyran se nomme Phalaris. Il règne par la terreur et l’assassinat, comme il se doit, et passe pour singulièrement dépravé- on lui attribue une attirance pour le cannibalisme. Cette réputation fait que, dans l’Antiquité, le nom de cet homme, qui régna sur Agrigente au VIe siècle avant notre ère, devint synonyme de cruauté extrême.
Pour plaire à Phalaris, un sculpteur eut une idée de supplice artistique. Il fabriqua un vaste taureau d’airain, aux naseaux garnis de flûtes. Quand le tyran voudra se débarrasser d’un adversaire, il suffira d’introduire ce malheureux dans le taureau et d’allumer le feu sous la statue. Le gêneur meurt atrocement mais, en hurlant, fait résonner harmonieusement les flûtes. Pour les Anciens, le taureau de Phalaris a symbolisé l’horreur absolue : souffrance sans échappatoire, mort honteuse dans l’obscurité et les suffocations, sous les rires d’un maître sanguinaire. Pourtant, voilà qu’on nous dit que, même dans cette situation de malheur extrême, le sage stoïcien serait heureux ! Bon nombre de textes grecs et latins jusqu’à Cicéron reprennent en effet cette affirmation difficile à croire pour l’homme occidental contemporain. Voilà donc le paradoxe à examiner : Dans l’agonie la plus effroyable et la plus injuste, comment demeurer inaltérablement serein et souverainement heureux ? Même en faisant sa part à l’exagération, il faut interroger cet exemple. Etre heureux quoi qu’il advienne, est-ce concevable ? Par quels moyens ? Quel genre de bonheur est-ce là ? A ces questions, les stoïciens ont répondu, en paroles et en actes, cinq siècles durant. Ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. En effet, c’est vers 300 avant notre ère que Zénon de Citium commence à enseigner cette doctrine nouvelle. Il réunit ses premiers disciples, sur l’agora d’Athènes, sous le Portique peint ou Poecile (Stoa Poikilè) – le nom va leur rester : les gens du Portique, stoikoï, les stoïciens. Phénicien d’origine, Zénon est arrivé jeune dans la capitale de la philosophie. Sa cargaison de pourpre s’étant abîmée en mer, il est ruiné mais s’intéresse à la sagesse. Aucun des cours qu’il suit ne le satisfait . C’est pourquoi il finit par fonder sa propre école, destinée à changer de vie plutôt qu’à discourir. Le succès du stoïcisme commence : « Il enseigne la faim et trouve des disciples “, souligne une comédie de l’époque. Quelques siècles plus tard, quand l’empereur Marc Aurèle meurt sur les bords du Danube, en 180 de notre ère, le stoïcisme est une doctrine au faîte de sa gloire. Elle rassemble les meilleurs esprits de Rome, influence d’innombrables œuvres. (…) La manière la plus simple d’’aborder la morale stoïcienne est fournie par Epictète. Ancien esclave, cet homme austère enseigne, vers le début du IIe siècle de notre ère, les moyens d’atteindre le bonheur dans un monde hostile.
Leçon 1 : discerner clairement entre les faits et nos représentations. L’essentiel ne se joue pas dans les circonstances, mais dans ce que nous en pensons. J’ai un accident, je suis blessé, il m’en restera des séquelles – voilà des faits, je n’y peux rien. En revanche, vivre cette épreuve comme une catastrophe déprimante ou comme un défi stimulant, pour Epictète, cela ne dépend que de moi. Règle d’or de ce stoïcisme : distinguer entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Notre volonté, nos pensées, nos représentations et nos jugements sont en notre pouvoir. Pourquoi ? Parce que nous sommes, par nature, des êtres doués de raison : la raison en nous commande si rien ne l’entrave. Nous sommes donc radicalement libres, au sens où rien au monde ne peut faire plier notre volonté ni manipuler notre pensée. Impossible de faire que nous voulions ce que nous ne voulons pas. La volonté pensante est une forteresse. Le tyran peut toujours menacer, emprisonner, torturer, exécuter ; jamais il n’aura le pouvoir de faire que je ne pense pas ce que je pense. Ce que je veux, juge et décide ne dépend que de moi. Ce principe directeur interne est notre ” citadelle intérieure “. Imprenable et invincible. Reste à savoir comment elle peut nous préserver du malheur, et si cela suffit à être heureux. Au début du ” Manuel ” d’Epictète, la liste des choses qui ” ne dépendent pas de nous ” peut surprendre : le corps, la richesse, la réputation, le pouvoir. Il semble évident que nous ne sommes pas dépourvus d’action dans ces domaines. Ne faisons-nous pas ce que nous pouvons pour être en bonne santé ? Pour améliorer nos revenus, pour éviter la misère ? Du coup, on peut avoir du mal à comprendre que tout cela ne dépende pas de nous. En fait, jamais les stoïciens ne nient l’existence de ces actions ni ne conseillent de les abandonner. Ce qu’ils soutiennent est plus subtil. Quels que soient nos efforts pour être prospère, le résultat n’est jamais garanti. Par définition, nous ne maîtrisons pas le hasard : malgré nos soins, peuvent nous tomber dessus maladie, misère, calomnie, disgrâce. Le bonheur ne peut donc être assuré par aucune circonstance extérieure – qu’elle soit corporelle, financière ou sociale. Nous ne contrôlons absolument que notre volonté pensante. C’est donc elle seule qui doit pouvoir nous permettre d’être heureux, dans toutes les situations, même les pires. Ainsi, quoi que le sort lui réserve, le sage stoïcien va pouvoir demeurer inaccessible au malheur. Il peut être, comme dit Epictète,” malade et heureux, en danger et heureux, mourant et heureux, exilé et heureux, méprisé et heureux “. Le contresens : imaginer le stoïcien masochiste. Croire que la souffrance le rend heureux serait une complète erreur. En fait, la douleur lui est aussi indifférente que le plaisir : dans ce domaine, rien ne l’atteint, car tout ce qui est hors de notre pouvoir lui paraît indifférent. Mais il n’entre aucune volonté de mortification dans cette stratégie de séparation radicale entre circonstances et jugements. Les stoïciens parviennent même à combiner l'” indifférent ” et le ” préférable “. Sauf cas particulier, rechercher la maladie, la misère ou l’humiliation est insensé. Santé, richesse, pouvoir sont donc préférables. Mais, d’un autre côté, ce sont aussi des choses indifférentes, car leur perte aux yeux des stoïciens est sans conséquences : ces éléments extérieurs ne conditionnent pas leur bonheur. Citadelle intérieure. Protégé des fluctuations du hasard, blindé contre les coups du sort et les revers de fortune, voilà donc notre stoïcien… stoïque – impassible et indestructible. Mais heureux ? En quel sens ? Pour l’entrevoir, il reste à faire un autre chemin. Car le sage ne s’est pas seulement soustrait au malheur, mais de manière positive il veut le bien, pratique la vertu, aime la totalité du cosmos et vit selon la nature. Pour lui, ce ne sont pas là des activités distinctes, mais une seule et même façon de conduire son existence – en l’occurrence, celle qui rend heureux. Assurément, ce bonheur du sage est loin de ce que nous nommons communément par ce terme. Dans la conception usuelle, il entre toujours une part de plaisir et une part d’aléatoire – qui rend à nos yeux le bonheur toujours fragile, exposé, destructible. Aristote, dans l'” Ethique à Nicomaque “, est plus proche de cette vision commune que les stoïciens : un homme heureux se reconnaît selon lui à une certaine combinaison d’honnêteté, d’aisance matérielle et de reconnaissance sociale. C’est seulement après sa mort qu’on pourra dire que sa vie a été heureuse car, tant qu’il vit, un cataclysme peut tout remettre en question, transformer en naufrage cette existence réussie. Aux yeux d’Aristote, si la vertu est bien une condition nécessaire du bonheur, elle n’est pas suffisante. Au contraire, aux yeux des stoïciens, la vertu suffit entièrement à être heureux. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Le coup de génie de Zénon de Citium fut de faire fusionner la raison, la nature et le bien. C’est une seule et même chose, pour un stoïcien, de vivre selon la raison et la nature. Le sage, en désirant le bien, ne veut rien d’extérieur au monde, rien même de différent de ce qui est. Il ne veut pas autre chose que l’ordre du monde tel qu’il est, dans sa cohérence profonde et son harmonie intelligente. Car, à la base du stoïcisme, se tient la conviction que le cosmos est ordonné, que tout s’y enchaîne et qu’il appartient à chacun d’y jouer sa partition. La vertu n’est rien d’autre, et elle émane de nos instincts, si nous savons les comprendre. Nous nous trompons donc si nous imaginons que la ” vertu ” consiste à suivre un idéal, un modèle hors du monde, une valeur transcendante. Ce n’est pas du tout ce que les stoïciens ont en tête. La vertu, finalement, n’est pour eux rien d’autre que la vie, conduite selon cette vue exacte que la raison nous permet d’avoir de la nature et de nous-même. Si la vertu procure le bonheur, ce n’est donc pas comme conséquence d’un moralisme. Le bonheur n’est pas la récompense du vertueux, un supplément résultant de sa bonne conduite. Pour les stoïciens, il est rigoureusement identique à la vie sage et ne s’en distingue pas. Ce n’est donc pas un bonheur simplement négatif. L’accent mis sur l’absence de troubles (l’ataraxie) et l’absence de passions (l’apathie) risque de faire oublier qu’il ne s’agit pas seulement de se soustraire au malheur. Le stoïcien est heureux parce qu’il ne fait qu’un avec l’ordre du cosmos. Le malheur des hommes : ne pas se servir de leur raison, se tromper de bien, poursuivre des chimères en les croyant réelles. Le bonheur du sage : ne vouloir que le bien, comprendre l’ordre du monde et la place de chacun, acquiescer au destin. La citadelle intérieure n’est donc pas seulement un refuge. C’est un lien avec le monde et les autres. Ce n’est pas par hasard que les stoïciens ont insisté sur le cosmopolitisme, l’égalité des hommes, la dignité des esclaves et la participation du sage aux affaires de la Cité. L’entente et la coopération appartiennent à l’ordre de la nature – il convient de les restaurer chaque fois que les égarements de la civilisation viennent les perturber et menacent de les détruire.
LE STOICISME ET L’EPICURISME : Similitudes et différences : Le but de ces deux philosophies est le bonheur, la sérénité, la tranquillité de l’âme.
4. Nietzsche : « Amor fati » et éternel retour
« Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur… non seulement la lumière mais aussi l’obscurité ».
F. Nietzsche
Nietzsche et l’Amor fati
«Ma formule pour la grandeur de l’homme est amor fati : que l’on ne veuille rien avoir différemment, ni par le passé, ni par le futur, de toute éternité. Il ne faut pas seulement supporter le nécessaire, encore moins se le cacher – tout idéalisme est mensonge face à la nécessité –, il faut aussi l’aimer…»
Nietzsche in Ecce Homo
Nietzsche et l’éternel retour
La pensée de Nietzsche
L’idée de l’éternel retour est l’idée que ce monde plein de mal et d’absurdité reviendra éternellement.
Cette idée réconcilie devenir et éternité, et surtout elle permet de mesurer la force d’un esprit : le véritable immoraliste, le véritable philo sophe sera celui qui est capable de supporter cette pensée, de vouloir l’éternel retour.
La contemplation joyeuse du monde cruel et tragique culmine dans la pensée de l’éternel retour. Il s’agit de penser le monde non pas sous l’espèce de l’éternité, mais sous l’espèce du devenir éternel.
C’est aussi nous pousser à vivre chaque instant de notre vie avec l’idée suivante : accepterais-je de le revivre ? A –t-il été assez fort pour cela ?Amor fati … Et donc à regarder notre présent autrement.
Texte de Nietzsche
Admettons que nous soyons destinés à revivre éternellement ce que nous vivons aujourd’hui: que penserions-nous de cette perspective? De notre réponse dépendra notre présent. « Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait: «Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières! » – Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais: « Tu es un dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin!» Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t’écraserait; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, «veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois?» ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ?
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882-1887), § 341
Luc Ferry sur l’éternel retour
Une interview fictive de l’auteur de Zarathoustra
Entretien (presque) authentique avec Friedrich Nietzsche
Le bonheur est comme est une femme. Si vous le poursuivez, il s’enfuit; si vous l’ignorez, il accourt.
Friedrich Nietzsche (Röcken 1844, Weimar 1900) a notamment publié «Humain, trop humain», «le Gai Savoir», «Ainsi parlait Zarathoustra» et «Par-delà le bien et le mal». Contre les valeurs de l’idéalisme platonicien et chrétien, il s’est attaché à comprendre les conditions de l’élévation de l’homme.
Le Nouvel Observateur . – Fuir la douleur est le mot d’ordre de toute la philosophie antique, comme celui de votre ancien maître Schopenhauer. Partagez-vous cette idée?
Friedrich Nietzsche. – Non. Pourquoi rejeter absolument de notre existence le malheur, les terreurs, les privations, les minuits de l’âme? Il y a une «nécessité personnelle du malheur» et ceux qui veulent nous en préserver ne font pas nécessairement notre bonheur. Et si le plaisir et le déplaisir étaient même si étroitement liés que quiconque veut avoir autant que possible de l’un doit aussi avoir autant que possible de l’autre? Car le bonheur et le malheur sont des frères jumeaux qui grandissent ensemble. Demandez-vous si un arbre qui est censé atteindre une noble hauteur peut se dispenser de mauvais temps et de tempêtes. Pour qu’il y ait la joie éternelle de la création, il faut aussi qu’il y ait les douleurs de l’enfantement. Toutes les vies sont difficiles; ce qui rend certaines d’entre elles également réussies, c’est la façon dont les souffrances ont été affrontées.
N. O. – Les stoïciens invitaient eux aussi à «tenir bon» face aux coups durs de l’existence.
F. Nietzsche. – C’est très différent. Le stoïcisme proposait un genre de vie pétrifié. Pour ma part, je parle d’intensifier le sentiment d’existence, en apprenant à en connaître tous les aspects, même les plus terrifiants.
N. O. – L’homme du XXIe siècle semble davantage aspirer à la sécurité et au bien-être.
F. Nietzsche. – Ah, la religion du bien-être! Voilà l’idéologie du troupeau. Les hommes disent: nous avons inventé le bonheur; ils en ont fait une valeur universelle, mais quel est leur bonheur? Une aspiration servile au repos. L’homme moderne a renoncé à toute grandeur et n’aspire plus qu’à vivre confortablement, le plus longtemps possible. Il est semblable à un puceron hédoniste, il a en aversion le danger et la maladie. Il poursuit un bonheur mesquin et étriqué. La société de consommation l’asservit aux petits plaisirs. Il voue un culte aux loisirs. Mais si l’on flatte de façon aussi éhontée la propension naturelle à la paresse, c’est dans le dessein non avoué d’affaiblir la volonté, de la rendre incapable d’une application durable. Il s’agit d’anesthésier la vie plutôt que de la vivre. Aussi ne faut-il pas s’étonner si la plupart des hommes d’aujourd’hui se liquéfient face à la plus infime épreuve.
N. O. – Quel est votre définition du bonheur?
F. Nietzsche. – Le sentiment que la puissance grandit, qu’une résistance est surmontée. L’homme qui est incapable de s’asseoir au seuil de l’instant en oubliant tous les événements passés et à venir, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu’est un bonheur et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres.
N. O. – Quels conseils prodigueriez-vous aux hommes en quête de félicité?
F. Nietzsche. – A l’individu qui recherche son bonheur, il ne faut donner aucun précepte sur le chemin à suivre, car le bonheur individuel jaillit selon ses lois propres, inconnues de tous, il ne peut qu’être entravé par des préceptes venus du dehors. Le vrai secret du bonheur, c’est qu’on ne peut l’atteindre qu’en cessant de le chercher. Il est comme est une femme. Si vous le poursuivez, il s’enfuit; si vous l’ignorez, il accourt (sourire). Au fond, l’important, ce n’est pas le bonheur, qui n’est qu’une idée, mais la vie réelle que nous avons à expérimenter. Amor fati, aime ton destin. C’est ma formule du bonheur. Le philosophe ne doit pas cacher la nature tragique du monde, il doit l’enseigner au contraire, et la seule manière de nous libérer, c’est d’aimer ce qui nous advient. Il faut briser les anciennes tables de la Loi, nous dégager des valeurs chrétiennes mortifères, penser par-delà le bien et le mal. Nous devons être les poètes de notre existence, inventer notre vie, la vivre! La vraie sagesse, ce n’est pas de rechercher le bonheur, c’est d’aimer la vie, heureuse ou malheureuse
N. O. – Vous-même avez beaucoup souffert, physiquement et affectivement – votre histoire d’amour douloureuse avec Lou Andreas-Salomé est légendaire. N’avez-vous jamais désespéré de la vie?
F. Nietzsche.- Jamais! Même dans les moments où j’ai été gravement malade, je ne suis pas devenu morbide. La vie ne m’a pas déçu! Année après année, je la trouvais au contraire plus vraie, plus désirable et plus mystérieuse. Pour moi, elle est un monde de danger et de victoire dans lequel les sentiments héroïques aussi ont leurs lieux où danser et s’ébattre. Avec ce principe au coeur, on peut non seulement vivre courageusement, mais même gaiement vivre et gaiement rire! Et qui donc s’entendrait à bien rire et à bien vivre s’il ne s’entendait d’abord à guerroyer et à vaincre?
Propos (presque) recueillis par Marie Lemonnier
Source: «le Nouvel Observateur» du 24 décembre 2008.
IV. Le bonheur par la construction de soi
Henri BERGSON (1859-1941)
Né à Paris, dans une famille juive. Après des études brillantes, agrégé de philosophie, Bergson devient professeur. En 1869, il publie Essai sur les données immédiates de la conscience, puis entre au Collège de France après la parution de son ouvrage Matière et Mémoire (1896) C’est la consécration. Il devient le plus célèbre philosophe français. Reçu à l’Académie Française, il obtient ensuite le prix Nobel de littérature en 1928. Il écrit son dernier livre, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion (1932) . En 1937 il avait écrit: “Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme où je vois l’achèvement le plus complet du judaïsme. Je me serai converti, si je n’avais vu se préparer depuis des années la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés».
Texte: La création de soi par soi
« L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. (…) Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en —raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.
[…] Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ? »
Bergson, L’Énergie spirituelle, « La conscience et la vie »
5. Bonheur et Etat font-ils bon ménage ?
TOCQUEVILLE
Alexis-Henri-Charles Clérel, (vicomte de Tocqueville), (1805-1859)
Penseur politique, homme politique, historien et écrivain français. Il est célèbre pour ses analyses de la Révolution française, de la démocratie américaine et de l’évolution des démocraties occidentales en général.
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? (…)
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir a l’ombre même de la souveraineté du peuple.
Tocqueville, vol II. (1840)
Robert MISRAHI
La société actuelle est-elle propice au bonheur ?
Jusqu’où la poitique peut-elle aller pour assurer le bien être des citoyens ?
Conseils de philosophes pour accéder au bonheur...
Robert Misrahi et la jouissance de vivre…
Robert Misrahi, le bonheur est une action
Vivre : la psychologie du bonheur, Mihaly Csikszentmihalyi
Théorie selon laquelle les individus sont les plus heureux lorsqu’ils sont dans un état de flow, un état de concentration ou d’absorption complète dans une activité.
Dès les années 70, Csikszentmihalyi (1975) a voulu identifier les conditions qui pouvaient caractériser les moments que les gens décrivaient parmi les meilleurs de leur vie. Il a interrogé des alpinistes, des joueurs d’échec, des compositeurs de musique et d’autres personnes qui consacraient beaucoup de temps et d’énergie à des activités pour le simple plaisir de les faire sans recherche de gratifications conventionnelles comme l’argent ou la reconnaissance sociale.
Les résultats de ces recherches lui ont permis de définir le concept de l’expérience optimale qu’il appelle « flow » (Csikszentmihalyi, 1990) qui réfère à l’état subjectif de se sentir bien (Csikszentmihalyi & Patton, 1997).
Pour Csikszentmihalyi, le bonheur se définit par l’«expérience optimale».
Mihaly Csikszentmihalyi donne les conditions de l’«expérience optimale». «L’engagement dans une tâche précise (un défi) qui fournit une rétroaction immédiate, qui exige des aptitudes appropriées, un contrôle sur ses actions et une concentration intense ne laissant aucune place aux distractions ni aux préoccupations à propos de soi et qui s’accompagne (généralement d’une perception altérée du temps constitue une expérience optimale (une expérience flot)» ou flow. Il ajoute: «Comme conséquence (meilleure performance, créativité, développement des capacités, estime de soi et réduction du stress). Bref, elle contribue à la croissance personnelle, apporte un grand enchantement et améliore la qualité de la vie.» (Csikszentmihalyi, p.77)
Le psychologue américain Mihaly Csikszentmihalyi a observé des artistes peintres pour tenter de comprendre leur “motivation intrinsèque”. Ils ne cherchaient pas de gratification extérieure, le plaisir de peindre leur suffisait, les comblait. Il s’est donc tourné vers d’autres passionnés – joueurs d’échecs, grimpeurs de haute montagne et chirurgiens – et tous lui ont avoué que l’activité en elle-même constituait leur véritable plaisir. Tous se disent “transportés”, “portés par un flux” lors de ces activités. (…) Des enquêtes ont révélé que ce genre d'”expérience optimale” se produit plus souvent au travail que lors des loisirs.
Le « flow » selon
Mihaly Csikszentmihalyi
Voici une série de sujets sur le bonheur
1. “La chasse au bonheur” : cette expression vous paraît-elle judicieuse ?
2. “Tout homme qui ne voudrait que vivre, vivrait heureux”. Que signifie et que vaut cette affirmation ?
3. Est-ce un devoir de rechercher le bonheur ?
4. Est-il vrai qu’il n’y a pas de bonheur intelligent ?
6. Faut-il choisir entre être heureux et être libre ?
7. Faut-il rechercher le bonheur ?
8. Faut-il s’abstenir de penser pour être heureux ?
9. Faut-il vouloir être heureux ?
10. La beauté est-elle une promesse de bonheur ?
12. La recherche du bonheur est-elle nécessairement immorale ?
13. La recherche du bonheur est-elle une affaire privée ?
14. La recherche du bonheur peut-elle être un esclavage ?
17. Le bonheur est-il affaire de politique ?
18. Le bonheur est-il inaccessible à l’homme ?
19. Le bonheur est-il le bien suprême ?
20. Le bonheur est-il le but de la politique ?
21. Le bonheur est-il un droit ?
22. Le bonheur n’est-il qu’illusion ?
25. Pensez-vous que “c’est l’illusion et non le savoir qui rend heureux” ?
26. Peut-on en même temps prétendre à une vie morale et rechercher le bonheur ?
27. Peut-on être heureux dans la solitude ?
28. Peut-on être heureux sans être libre ?
29. Peut-on parler de bonheur d’une communauté ?
30. Qu’est-ce qu’une vie heureuse ?
31. Un homme libre est-il nécessairement heureux ?