Voltaire, Candide, Le nègre de Surinam

François-Marie Arouet est issu d’un milieu bourgeois, son père était notaire. Il fait de brillantes études chez les jésuites.   Une altercation avec le chevalier Rohan-Chabot le conduit à  la Bastille, puis le contraint à un exil de trois ans en Angleterre. Au contact des philosophes d’Outre-Manche où la liberté d’expression était alors plus grande qu’en France, il s’engage dans une philosophie réformatrice de la justice et de la société

De retour en France, Voltaire poursuit sa carrière littéraire avec pour objectif la recherche de la vérité et de la faire connaître pour transformer la société. Au château de Cirey, en Champagne, il écrit des tragédies (“Zaïre”, “La mort de César”…)  . Il critique la guerre ,les dogmes chrétiens et le régime politique en France, basé sur le droit divin, dans les Lettres philosophiques (1734). 

 Son conte,“Zadig” l’oblige à s’exiler à Potsdam sur l’invitation de Frédéric II de Prusse, puis à Genève. Voltaire s’installe définitivement à Ferney, près de la frontière Suisse, où il reçoit toute l’élite intellectuelle de l’époque tout en ayant une production lit
 

En 1759, Voltaire publie “Candide”, une de ses oeuvres romanesques les plus célèbres et les plus achevées. S’indignant devant l’intolérance, les guerres et les injustices qui pèsent sur l’humanité, il y dénonce la pensée providentialiste et la métaphysique de Leibniz. Avec ses pamphlets mordants, Voltaire est un brillant polémiste. Il combat inlassablement pour la liberté, la justice et le triomphe de la raison (affaires Calas, Sirven, chevalier de la Barre…). En 1778, il retourne enfin à Paris etmeurt peu de temps après. 

Esprit universel ayant marqué le siècle des “Lumières, défenseur acharné de la liberté individuelle et de la tolérance, Voltaire  laisse une oeuvre considérable. A cause de la censure, la plupart de ses écrits étaient interdits. Ils étaient publiés de manière anonyme, imprimés à l’étranger et introduits clandestinement en France. 
 

Candide se présente d’abord comme un récit de voyage sur le mode du périple, en grande partie maritime, comme c’est la mode au XVIII ème siècle. Le voyage permet ainsi de découvrir le vaste monde et d’amener une réflexion sur les références culturelles en se décentrant de l’Europe. La fin en Propontide dans l’Empire Ottoman est très significative à cet égard : le personnage ne revient pas « à la case départ » et ne regagne aucunement le paradis illusoire du château situé sur le vieux continent.

Le conte présente ensuite des aspects marqués d’exotisme, voire de récit d’aventures romancées. On découvre des faits culturels pittoresques ou décalés. Il s’agit par là de divertir, de plaire ou de captiver parfois de façon un peu polissonne, comme le manifestent l’épisode des Oreillons ou les récits des malheurs de la vieille.

 

Mais le voyage, qui démarre d’emblée après l’expulsion de Thunder Ten Tronckh, prend essentiellement une dimension initiatique pour le personnage central, dans la mesure où le conte fonctionne comme un roman d’éducation pour un jeune homme naïf, en proie à l’erreur idéologique. Il s’agit de faire découvrir au protagoniste et au lecteur le mal dans les diverses parties du monde et d’en souligner l’universalité, sous des aspects différents (physique, métaphysique, moral, politique et social) sur plusieurs continents. A l’issue du périple, le personnage au nom emblématique aura changé en profondeur, complètement transformé, déniaisié, et désormais autonome. Le conte rappelle quelque peu l’itinéraire d’un roman picaresque, confrontant son héros aux diverses réalités sociales.

Les étapes du voyage répondent autant à une volonté de recenser les formes diverses du mal qu’à la logique géographique d’un itinéraire. Chaque arrêt dans l’espace permet ainsi au fil des brefs chapitres de découvrir un malheur, d’appréhender un problème spécifique pour l’humanité.


 

Quelques jalons notables dans ce véritable “guide du dérouté” appréhendant les facettes du malheur sur un “rythme infernal” :

  • l’arrogance de la noblesse en Westphalie,
  • la guerre chez les Bulgares /Abares,
  • l’intolérance aux Pays Bas,
  • le mal physique et le fanatisme avec l’Inquisition au Portugal ;
  • le passage dans le Nouveau Monde amène la découverte de l’oppression des Indiens par les Jésuites au Paraguay, celle de l’esclavage au Surinam ; l
  • le retour en Europe permet l’appréhension de l’ennui existentiel à Venise,
  • regard critique et satirique sur la Grande-Bretagne et la France avant un repli quasi stratégique dans l’Empire Turc, lui-même accablé par le despotisme… Nulle échappatoire donc dans ce monde-ci, en dehors de l’Eldorado.

L’essentiel du voyage s’accomplit bien dans un monde (tristement) réel, en dehors de cet espace imaginaire et idyllique où Candide ne reste pas d’ailleurs. Eldorado demeure un pur espace mythique, fonctionnant dans le conte comme une utopie qui sert essentiellement à définir des valeurs ou à poser des repères, des critères de comparaison pour l’Europe et la France. Voltaire préfère revenir à la réalité en ramenant ses personnages marionnettes dans l’espace ordinaire pour proposer des solutions “réalistes”.

Le chapitre liminaire et la conclusion du chapitre XXX opposent enfin, de façon symbolique, deux espaces différents sous divers aspects, et contraires qui résument l’itinéraire du conte. On peut y pointer des polarisations tangibles qu’il faudrait analyser :

  • Europe/ Orient
  • Monde chrétien / musulman
  • Château / métairie
  • Monde de l’oisiveté aristocratique / ferme où chacun travaille à parité
  • Paradis illusoire au nom ostensiblement fantaisiste / jardin modeste
  • Famille fermée, repliée sur elle-même, sur les codes du passé / communauté ouverte…
     

Le déplacement dans l’espace a permis au protagoniste de mûrir, de sortir du monde des discours livresques, théologico-métaphysiques, de passer du temps des illusions, celui de l’optimisme idéologique, au temps de la réalité et de l’action, même si celle-ci reste modeste, rabougrie dans le cadre étriqué d’un jardin. Ainsi, le héros peut s’émanciper de son maître à penser Pangloss, incarnant une image caricaturale de la philosophie de Leibniz. Ce modeste espace, peu édénique, propose pourtant de réelles valeurs et définit des lignes d’action.


 

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite.
– « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ?
– J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
– Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ?

– Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait :  » Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère.  » Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

– Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme.
– Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo.
– Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ».
    Et il versait des larmes en regardant son nègre; et en pleurant, il entra dans Surinam.