FONCTION DU ROMAN

Si le roman est une œuvre littéraire, il peut aussi être considéré comme une façon d’explorer à la fois l’homme et ses multiples facettes, ainsi que le monde. Ainsi chaque roman constitue- t-il de façon implicite ou explicite, et pour le romancier de façon consciente ou inconsciente, une « vision du monde” .

Le roman élabore une réflexion sur le monde.

On peut dire que le roman est la forme littéraire privilégiée pour cette « vision du monde » grâce aux personnages qui vont évoluer dans ce monde et percevoir le réel. A travers eux, grâce à leurs façons d’analyser le monde et de réagir par rapport à lui et d’interagir, grâce à leurs sentiments et leurs pensées (grâce à la focalisation interne notamment), le lecteur va se faire une idée de la « vision du monde » élaborée par le roman.

Le personnage joue ainsi le rôle d’un filtre, d’une focale (comme on dit en photographie), qui permet au lecteur d’ajuster sa vision.

Représentation de l’homme et « vision du monde » sont liées.

La vision du monde ou plutôt les visions du monde, et les représentations de l’homme varient en fonction des époques et des idéologies. Selon les époques, l’homme va être défini comme une entité plutôt culturelle (l’homme est ce qu’il sait), ou plutôt sociale (l’homme est défini par la société, voire la classe à laquelle il appartient), ou psychologique (il est défini par son caractère), ou par ce qu’il possède (l’homme est ce qu’il a) ou par ses actions : tout dépend des valeurs que l’on considère comme essentielles à un moment donné.

Les représentations de l’homme ont beaucoup évolué depuis le XVIème siècle (naissance du roman moderne, avec Cervantès et Rabelais, qui représente l’homme à la différence des mythes et de l’épopée qui représentent les dieux et les héros). Ainsi les géants de Rabelais représentent-ils d’une manière burlesque les idéaux de l’humanisme de la Renaissance.

Les héros de Zola ou de Balzac évoluent dans un monde qui ressemble au réel des lecteurs de l’époque (illusion réaliste) : Paris du XIX° dans La Peau de chagrin (Balzac), et dans Le Ventre de Paris (Zola) ou dans Notre-Dame de Paris (Victor Hugo), l’univers des gares et du rail dans La Bête humaine, les grands magasins dans Au Bonheur des dames, Oran dans La Peste (Camus), etc…

Dans le roman moderne, à la différence de l’épopée et des mythes, l’homme est ancré dans le monde dans lequel il vit. Même chez Rabelais, Gargantua se rend à Paris et mène les guerres contre Pichrocole dans une région qui ressemble à la Touraine.
Ainsi le lecteur est-il habitué à lire le roman avec deux paires de lunettes qu’il utilise l’une sur l’autre (et non successivement) :

  • avec l’une il sait qu’il lit de la fiction et que cette fiction est parfaitement autonome du monde extérieur réel ;

  • avec l’autre paire, le lecteur se dit, à juste titre, que ce monde fictif, séparé du monde réel, a bien un rapport avec ce monde réel.

Le roman consiste donc à proposer au lecteur un rapport au monde à travers les personnages.

Au XVI° siècle :

L’identité (le moi) passe en grande partie par l’acquisition de connaissances. Voilà pourquoi le géant Gargantua passe son temps à apprendre auprès de différents précepteurs. C’est l’idéal humaniste : l’homme est un être de culture. (Mythe d eFaust)

Au XVIIème siècle :

Dans le roman classique (La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette), l’homme incarne des valeurs morales : l’honneur, le devoir, le courage, la « représentation » de sa classe. Seules ces valeurs permettent à l’homme de se réaliser ou au contraire de déchoir.

Au XVIIIème siècle

D’abord marqué par l’ouverture, le décentrement : par la technique de « l’œil neuf », Usbek et Ricca, les Persans des Lettres Persanes permettent aux Occidentaux de se mirer dans le regard de l’autre. Le monde européen s’ouvre à l’altérité (découvertes de nouvelles terres): perception de la différence des mentalités et des coutumes, mais également affirmation de l’équivalence entre les valeurs européennes et les autres.

Le second courant qui marque le siècle des Lumières est l’aspiration au bonheur, à la réalisation de soi : d’où la prolifération des romans à la première personne (La Vie de Marianne de Marivaux) et la vogue des romans épistolaires qui permettent la coexistence de plusieurs « moi » (polyphonie narrative des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos).

L’éclatement des voix narratives et l’éclatement de la vision autocentrée du monde permettent l’éclosion de visions individuelles et du relativisme des valeurs.

Au XIXème

L’identité se constitue autour de la situation sociale et de l’état civil. C’est la bourgeoisie et ses valeurs qui constituent l’idéologie dominante. Les romans évoquent donc l’ascension sociale réussie (Vautrin et Rastignac chez Balzac), ou ratée (Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir).

Les rapports entre les personnages sont marqués par l’argent (Le Père Goriot et ses filles dans Le Père Goriot de Balzac), par les luttes des classes pour reprendre la terminologie marxiste (Germinal de Zola). L’expansion économique et urbaine sont au cœur de l’univers romanesque (Zola toujours).

A ce moment-là de l’histoire du roman, la prolifération de l’écriture romanesque, sous la forme de La Comédie humaine chez Balzac, ou celle de l’arbre généalogique chez Zola (Les Rougon-Macquart), cette prolifération représente l’assomption du roman : celui-ci atteint ce moment d’équilibre parfait où il ne fait plus qu’un avec le monde (au moins imaginairement). Les personnages y ont une identité pleine : un nom d’état-civil, une filiation, une identité sociale. Le roman est alors à son zénith : le mirage de l’équivalence entre le monde et le roman est très fort.

Au XX°-XXI° :

Pour mesurer le chemin qui va être parcouru jusqu’à la fin du XXème siècle, c’est-à-dire jusqu’au XXIème, disons tout de suite que cette illusion va s’évanouir, emportant avec elle dans sa disparition l’identité du personnage romanesque. Prenons l’exemple de Magnus, le héros du roman éponyme de Sylvie Germain qui paraît emblématique de cet évanouissement de l’identité : disons même qu’il l’incarne. Magnus ne connaît ni son nom, ni son prénom ; pendant les bombardements de Hambourg il a vu sa mère brûler vive. Il en a perdu la mémoire. Par-dessus cette amnésie traumatique, sa famille adoptive bâtira le mensonge (une fiction, donc une sorte de roman) d’une identité fictive (Franz-Georg Dunkeltal) qu’il mettra longtemps à déceler comme telle. A la fin du roman, le personnage que le lecteur a suivi dans sa quête d’identité ne trouvera pas son nom. Sylvie Germain offre donc à travers l’histoire de Magnus, l’homme sans nom, l’allégorie de ce qui est arrivé au personnage : après avoir renoncé aux mirages d’une fausse identité (l’illusion réaliste), le personnage romanesque du XXIème siècle souffre d’une identité floue, perdue, mais n’arrivera jamais à reconquérir les certitudes identitaires d’autrefois. C’est que Sigmund Freud a découvert l’inconscient en 1900 (L’Interprétation du rêve marque la naissance de la psychanalyse à l’orée du XXème siècle) : l’homme n’est plus un, il est divisé, (conscient/inconscient). Ses actions, ses désirs, sa personnalité même peuvent être déterminés par quelque chose qui est en lui, mais qui lui échappe totalement : son inconscient. On voit que cette découverte peut semer le trouble jusque dans l’identité des personnages romanesques.

De plus, le XXème siècle, bouleversé par les séismes des deux guerres mondiales (qui entraîneront chacune derrière elle une moisson de romans) est une période de doute sur le monde et sur les valeurs qui l’organisent. Les romanciers s’interrogent sur les séismes politiques (la révolution chinoise dans La Condition humaine de Malraux), le nazisme et le totalitarisme et leurs cortèges d’horreurs concentrationnaires.

Au XXème siècle, l’homme se définit par ses actions (chez Sartre, Camus, Malraux, on trouve des héros engagés dans l’action, y compris terroriste) ou par son langage (Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline).

Au XXIème siècle, la question du terrorisme, de ses manifestations et de ses sources fournit aux romanciers le matériau d’une nouvelle interrogation sur le mal qui règne dans le monde (Yasmina Khadra, Khaled Hosseini, Hubert Haddad, Alaa El Aswani).

En conclusion

Puisque la forme romanesque a évolué en fonction des représentations dominantes de l’époque, le lecteur peut y trouver un écho ou une annonce du monde dans lequel il vit. Des solutions incomplètes, imparfaites, mais souvent pertinentes aux questions qu’il se pose sur le monde et sa propre identité lui sont offertes.

D’après Mariane Foeillet-Perruche- Février 2008